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2711Voici une analyse géopolitique générale de provenance américaniste, traduit en français par nos amis du Sakerfrancophone. Il s’agit d’un texte de synthèse générale de la société Stratfor, opérationnelle depuis 1996 et l’un des premières stars de l’internet du point de vue de l’information, qui s’imposa durant la guerre du Kosovo en même temps qu’Antiwar.com (*). Ce texte est intéressant doublement : d'une part pour ce qu’il nous dit par son contenu, d'autre part ce nous qu’il signifie en fonction de la source qu’est la société Stratfor. On définirait cette société, selon ce qu’elle veut paraître, comme un “groupe” “indépendant” d’information stratégique, d’analyse et de consultance ; pour autant, elle est souvent présentée d’une façon anecdotique et symbolique comme une sorte de “CIA privée”. Il est important de voir exactement de quoi qu’il s’agit, c’est-à-dire d’avoir une identification précise de la source.
En 2015, Stratfor a subi une transformation intérieure discrète et majeure à la fois, avec le départ de son fondateur, George Friedman. Cette transformation n’est, à notre sens, pas seulement d’ordre financier et managérial, mais aussi et surtout d’ordre politique. Nous avons là-dessus une interprétation très détaillée que nous donnions il y a un an et demi. Nous reprenons une partie du texte qui accompagnait un Ouverture Libre du 2 juin 2016 consacré également à un texte de Friedman (un Friedman hors-Stratfor, détaché effectivement de Stratfor et ayant fondé sa propre société de consultance). Nous donnions à cette occasion qui nous paraissait bienvenue notre estimation de la cause du départ de Friedman et de la nouvelle situation de Stratfor...
« ...Y a-t-il un mystère George Friedman ? (Ou alors quelque chose comme un pseudo-mystère, parce que vite apprécié à la lumière d’une analyse hypothétique évidente...) Après avoir lu son dernier article [du 2 juin 2016], nous serions tentés, quoi qu’il en soit, de répondre par l’affirmative. Cette réponse n’est pas simple forme déguisant une hypothèse sans fondement autre que l’intuition, mais bien une hypothèse qui, si elle utilise l’intuition, a aussi quelques faits qui militent en sa faveur. Pour Friedman, nous mentionnerons d’abord celui-ci, extrait banalement du Wikipédia qui lui est consacré (le souligné en gras est de nous...) :
» “In 1996, he founded Stratfor, a private intelligence and forecasting company, and served as the company's CEO and Chief Intelligence Officer. Stratfor's head office is in Austin, Texas. He retired from Stratfor in May 2015. In 2015, he founded Geopolitical Futures, a subscription-based forecasting service which provides regular updates to regional geopolitical forecasts. Geopolitical Futures now produces daily articles in the form of Reality Checks and Briefings, weekly features such as proprietary topographical resources and the Geopolitical Pulse (written by George Friedman each week), as well as further, more in-depth studies”.
» Enchaînons sur Friedman... [...] Nous n’avons sur lui aucune information particulière, aucune indication, sauf tout de même l’évidence des faits : pourquoi se dégager de la société Statfor, qu’il a fondée, qui est un puits à fric, pour lancer une nouvelle société en ligne traitant exactement des mêmes problèmes qu’il traitait à sa guise à Stratfor ? Même si le changement dans l’actionnariat de Stratfor, – si c’est le cas, et selon quel apport, et de qui, etc., – a dû apporter un joli pactole à Friedman, selon la participation qu’il y avait, il y a là une occurrence qui nous intéresse évidemment. Elle nous intéresse d’autant plus que, si l’on consulte le conseil de direction post-Friedman de Stratfor, on note que le N°2, Jon Sather, Chief Intelligence Officer de Stratfor, c’est-à-dire le poste fondamental de la responsabilité de l’orientation éditoriale avec le renseignement qui va avec, a été intégré à la firme après 25 ans de carrière à la CIA, en 2015 alors que Friedman s’en allait. Tout cela s’emboîte assez bien avec un CEO, David Sikora, dont la biographienous dit qu’il est parfaitement à sa place pour avoir en charge de la gestion économique et financière du groupe.
» L’occurrence de ces chassés-croisés nous intéresse d'autant plus que le départ de Friedman, en mai 2015, suit de très près celle de ses interventions publiques qui a fait le plus de bruit dans toute sa carrière à la tête de Stratfor. Il s’agit de l’affirmation, dès décembre 2014, puis répercutée à plusieurs reprises dans les premiers mois de 2015, selon laquelle il ne fallait pas parler ni de Maidan, ni d’une machination russe, ni de rien de ce genre pour le renversement de Ianoukovitch, mais bien du “coup de Kiev” complètement monté et exécuté sous la direction US, sans doute en coopération entre une faction du département d’État (Nuland et l’ambassadeur US en Ukraine, Pyat) et la CIA... Les déclarations de Friedman à Kommersant, en décembre 2014, étaient extrêmement précises :
» Kommersant : « Et pour ce qui est de la Russie, quelle tactique utilisent-ils ? »
» George Friedman : [...] « ...La Russie définit l’événement qui a eu lieu au début de cette année [en février 2014] comme un coup d’Etat organisé par les USA. Et en vérité, ce fut le coup [d’État] le plus flagrant dans l’histoire. »
» Kommersant : « Vous parlez bien de la liquidation de l’accord du 21 février [2014], c’est-à-dire du processus Maidan ? »
» George Friedman : « Tout le processus. Après tout, les USA ont soutenu ouvertement les groupes des droits de l’homme en Ukraine, y compris par des soutiens financiers. Pendant ce temps, les services de renseignement russes rataient complètement l’identification de cette tendance et sa signification. Ils n’ont pas compris ce qui était en train de se passer, et quand ils ont enfin réalisé ils se trouvèrent incapables de stabiliser la situation, et ils firent une mauvaise évaluation de l’état d’esprit dans l’Est de l’Ukraine. »
» De tout cela, on peut continuer sur l’hypothèse que le départ de Friedman est à la fois une sanction et une précaution prises par la CIA pour faire payer le directeur de Stratfor pour son pas de clerc décisif, et pour éviter que cela ne se reproduise. (En passant, on notera par conséquent que cela signifierait bien que les révélations de Friedman ont eu des effets désagréables pour la politique de sécurité nationale des USA, notamment, imagine-t-on, pour les contacts discrets et secrets avec ses alliés, apprenant, pour ceux qui l’ignoraient, comment la crise ukrainienne était montée à l’extrême.) »
Ce que nous voulions mettre en évidence avec ce rappel, c’est l’hypothèse extrêmement forte jusqu’à en être assurée que Stratfor est devenue une société d’information “privée” de type-“frontiste” de la CIA, – ou faux-nez voyant de la CIA si vous voulez, suffisamment dans tous les cas pour que les pseudo-“initiés” entendent bien la chose. Par conséquent, on peut considérer cette analyse, quel qu’en soit l’auteur, comme donnant le point de vue de la CIA sur la situation géopolitique mondiale, et un point de vue destiné à être diffusé au niveau international comme l’est la clientèle des abonnés de Stratfor.
On a pu bien identifier la position, ou disons l’orientation politique de la “direction politique” de la CIA, c’est-à-dire des forces politiques les plus influentes au sein de “la Compagnie”, avec l’activisme du directeur sortant John Brennan durant la campagne présidentielle USA-2016. (Cela n’implique nullement qu’il n’y ait pas des tendances contraires à cette orientation au sein de la CIA ; au contraire, nous pensons que ces tendances existent et qu’elles sont significatives, mais pour l’instant efficacement muselées.) Brennan prit une position ouvertement en faveur de Clinton et contre Trump, affirmant ainsi pour le compte de la CIA un engagement “globaliste” et progressiste-sociétale propre à Clinton et à la direction démocrate, contre la position “nationaliste”, American-Firster et populiste de Trump... (Avec cette réserve évidente que, pour Trump, le temps de la campagne n’impliquait nullement une politique dans ce sens une fois élu, même avec l’explication de la pression du Deep State : Trump est essentiellement un président-téléréalité et sa politique se mesure à cette référence.)
Il est ainsi intéressant de bien apprécier ce que nous dit cette analyse générale sur ce qui est perçu de la situation géopolitique du monde en ayant à l’esprit cet engagement “globaliste” de la “direction politique” de la CIA, puisque décidément on peut tenir Stratfor pour une courroie de transmission de communication de la CIA. Ce n’est pas la vérité-de-situation de l’état du monde décrit dans ce texte qui nous intéresse, mais celle de la perception qu’en ont ces gens-là.
• L’article expose la prise en compte d’une nouvelle “bipolarité” du genre qui exista durant la Guerre froide mais avec diverses différences remarquables. Cette “nouvelle bipolarité” est essentiellement marquée par l’émergence d’une “alliance réduite aux acquêts” entre la Russie et la Chine, dont l’Iran est très proche et qui peut attirer d’autres pays de la même dynamique que l’on connaît bien. (L’analyse donne peu de chance à la Turquie de rejoindre ce rassemblement, mais nous serions tentés de penser autrement en fonction de ce qui s’est passé depuis quelques mois et d’une dynamique d’affrontement anti-USA et surtout anti-OTAN en cours dans ce pays.)
• L’“autre côté” est classiquement marqué par le rassemblement habituel de l’“anglosphère” (USA, UK, Canada, Australie, auxquels on pourrait envisager d’ajouter l’Inde mais dans une conjoncture extrêmement fluctuante.) On accorde bien peu de place à l’Europe dans ce classement, alors que l’UE entre dans une terra incognita avec la situation allemande. D’une façon générale, cette “nouvelle bipolarité” est présentée comme étant d’une grande souplesse par rapport à celle de la Guerre froide, avec nombre de puissances qui peuvent changer de situation, d’engagement, etc., sans subir de conséquences importantes.
• Pour les commentateurs antiSystème, rien de tout cela n’est vraiment nouveau, notamment l’“alliance” informelle Chine-Russie effective pour nous depuis la crise ukrainienne de 2014. L’intérêt du document dans ce cas est cette prise en compte par le “parti globaliste” d’un événement que la narrative américaniste-occidentaliste a longtemps nié contre toutes les évidences, notamment lorsqu’il était question, pendant la crise ukrainienne, du grotesque argument de l’“isolement de la Russie” pourtant longtemps tenu pour excellent et conforme à la “réalité” (pour nous, conforme au déterminisme-narrativiste). Il y a, tout au long de l’analyse, l’étonnement devant la solidité de l’“alliance réduite aux acquêts” Chine-Russie, malgré l’absence de liens formels contraignants.
• C’est donc, avec le retard habituel du aux pesanteurs du déterminisme-narrativiste, une prise en compte d’une réalité géopolitique majeure. Pour autant, l’analyse qui représente un grand pas en avant de ces esprits globalistes encombrés de suprémacisme anglo-saxon retarde notablement : depuis 2014 et l’“alliance” russo-chinoise, il s’est passé beaucoup de choses. On peut simplement constater qu’il va leur devenir difficile, à ces gens-là, de continuer à mettre en avant l’hégémonie et l’“exceptionnalisme” des USA comme refrain de tous leurs jugements...
• Au contraire, sur ce point précis apparaît rapidement, sur la fin de l'analyse, un bémol de taille qui, sans s’attarder aux circonstances, pose un point d’interrogation considérable et angoissant : la situation intérieure des USA...
« Si le futur contient effectivement un monde bipolaire, les États-Unis ne seront peut-être pas prêts pour lui. Pour se préparer, Washington devrait recalibrer sa stratégie... [...] Enfin, le facteur sans doute le plus important est l’interrogation sur la capacité de cette superpuissance à résoudre sa polarisation interne, résolution nécessaire si elle espère se positionner comme un leader cohérent de la communauté internationale. Ce n'est qu'alors qu'elle sera, comme l'a si bien exprimé l'ancien président des États-Unis, Ronald Reagan, l’éclatante “City upon a Hill”. »
.. Effectivement, l’expression modeste de “polarisation interne” désignant l’énorme crise en cours de l’américanisme est un facteur conjoncturel essentiel qui est signalé ici à l’attention des “globalistes” ; facteur interne pour les USA eux-mêmes et leur position dans le monde, mais aussi facteur externe sinon global pour l’ordre du monde dans son entièreté, – c’est-à-dire “le désordre du monde” si l’on veut être plus précis. Le “facteur conjoncturel” ici modestement développé, constitue à notre estime un facteur désormais structurel qui règle tout le reste. En ce sens l’analyse ci-dessous est privée de ce que nous jugeons être le point essentiel de la situation générale du monde.
Nous ne sommes aucunement assurés que la CIA-“globaliste” elle-même évalue ce facteur selon la ligne suggérée par le texte, ou si elle a réalisé l’ampleur du problème, c’est-à-dire de la crise. Nous serions inclinés à penser que non, ni la CIA, ni les “globalistes” de Washington, ni l’establishment n’ont réalisé ce qui se passe vraiment à “D.C.-la-folle” : la psychologie de l’américanisme qui reste aussi celle du “globalisme” est totalement prisonnière d’elle-même, de son déterminisme-narrativiste dont elle ne peut sortir qu’en débouchant sur l’hystérie de la crise.
C’est dire combien nous tenons en piètre estime le “devra résoudre” (« la superpuissance devra résoudre sa polarisation interne »), comme du reste l’étiquette de “superpuissance” qui est tout juste un reste d’ivresse dialectique. C’est d’ailleurs justement, – essentiellement pour cette raison de l’absence de réalisation de la gravité de la crise américaniste, jusqu’à l’impasse totale, – que la “polarisation interne” n’a aucune chance d’être “résolue”. Et, bien entendu, cela ne résout rien, et certainement n’accomplira en rien la “nouvelle bipolarité” annoncée par le texte : la “City upon the Hill” a désormais comme nom “Terra Incognita”, – cette fois, effectivement globalisée, ce qui sigifie que nous sommes dans la même galère...
Le texte original de Stratfor (en anglais) est du 15 novembre 2017. Il est signé Sarang Shidore.
(*) La guerre du Kosovo fut effectivement le premier champ de bataille de la communication où internet en tant que vecteur de ce qui deviendrait selon nous “la presse antiSystème” fonctionna quasiment sur un même pied, au moins qualitatif, que la presseSystème. Il y eut effectivement deux sites-vedette, fonctionnant dans un sens que nous qualifierions d’antiSystème : Stratfor et Antiwar (voir le 10 juillet 1999). A cette époque, nous identifiions Stratfor à ses débuts, sous la direction de Friedman, comme composé de “dissidents” de la DIA, mécontents de la politique de Clinton, ayant quitté la DIA pour fonder une société privée de renseignement. L’orientation de Stratfor était alors, d’ailleurs conformément à un fort courant isolationniste chez les républicains, très hostile à l’engagement US dans la guerre du Kosovo. Stratfor avait acquis une formidable audience notamment et d’une façon quasiment clandestine chez nombre de bureaucrates de l’OTAN ; laquelle OTAN était saturée jusqu'à la nausée par l’action narrativiste des spin doctors, particulièrement ceux de l’équipe Blair envoyée en renfort pour conduire la “guerre de la communication” dont l’objectif était la subversion de la presse occidentale. (On peut retrouver, sous une forme romancée, nombre de ces circonstances dans le roman de Philippe Grasset, Frédéric Nietzsche au Kosovo.)
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Pendant des décennies, les États-Unis se sont tenus installés sur un monde unipolaire, sans égal dans leur influence sur le reste du monde. Désormais les choses pourraient changer alors qu'une nouvelle alliance informelle prend forme entre la Chine et la Russie. Les deux grandes puissances ont un intérêt mutuel à renverser un ordre international qui a longtemps avantagé l'Occident à leurs propres frais. A mesure que l'unique superpuissance de la Terre se repliera sur elle-même, ils chercheront à se tailler de plus grandes arrière-cours pour eux-mêmes. Leur mariage de convenance va-t-il une fois de plus donner naissance à la bipolarité qui a caractérisé la guerre froide, ou va-t-il se défaire face à une rivalité naturelle enracinée dans la géopolitique?
Tout d'abord, quelques observations sur la guerre froide. Le conflit à plusieurs volets ressemblait beaucoup aux grandes luttes classiques qui ont eu lieu depuis l'avènement des États-nation modernes : deux blocs à peu près égaux (l'OTAN et le Pacte de Varsovie) ont participé à une course aux armements perpétuelle, alimentant des guerres par procuration et engagé dans la politique de sécurisation de leurs sphères d'influence.
Mais la guerre froide contenait aussi de nouveaux éléments frappants. Le principal d'entre eux était l'omniprésence de querelles dans la plupart des États souverains sur la présence d'armes nucléaires, sur les systèmes économiques et politiques radicalement différents des deux participants et le zèle missionnaire que chaque superpuissance avait pour exporter son idéologie dans le monde entier. De plus, l'appartenance à chaque alliance était massive et stable, bien que les pays en développement déplaçaient parfois leur loyauté après une révolution ou une intervention militaire des États-Unis ou de l'Union soviétique.
Au premier abord, tout parallèle entre aujourd'hui et la guerre froide des décennies passées semble exagéré. Les États-Unis dirigent la plupart des structures d'alliances officielles; la Russie et la Chine n'ont pas d'idéologie évidente à exporter ; et les variantes du capitalisme ont gagné dans le monde entier, conduisant à une économie mondiale profondément intégrée. De plus, la Russie et la Chine semblent avoir trop de conflits d'intérêts pour former un partenariat durable.
Un examen plus attentif des événements récents suggère cependant le contraire. Malgré l’absence d'une alliance officielle, la Russie et la Chine ont agi virtuellement de manière cohérente sur de nombreuses questions de sécurité majeures. Tous deux étaient d'abord neutres, puis opposés à l'intervention de l'OTAN en Libye en 2011. Tous deux ont adopté des positions à peu près identiques sur le conflit syrien et la cybergouvernance aux Nations Unies. Tous deux ont publié une proposition commune pour résoudre la crise dans la péninsule coréenne en gelant les programmes nucléaires et de missiles de la Corée du Nord en échange de l'arrêt des exercices militaires conjoints entre la Corée du Sud et les États-Unis. Les deux sont fermement opposés à la mise à mal de l'accord nucléaire iranien. Et les deux ont fait pression pour arrêter le déploiement des défenses antimissiles américaines en Europe centrale et en Asie, ainsi que sur la doctrine occidentale d'intervention appelée “responsabilité de protéger”. Pendant ce temps, la Chine – un défenseur bien connu du principe de la souveraineté nationale – a été remarquablement silencieuse sur l'intervention de la Russie en Ukraine.
Dans le même temps, Pékin et Moscou ont symboliquement démontré leur pacte dans le domaine de la défense. Ils ont mené des exercices militaires conjoints dans des endroits sans précédent, y compris la Méditerranée et la mer Baltique, ainsi que dans des territoires contestés, tels que la mer du Japon et la mer de Chine méridionale. Les transactions d'armes entre eux sont également en hausse. Les ventes d'armements russes à la Chine ont explosé en 2002. Après une baisse temporaire entre 2006 et 2013, alors que la Russie soupçonnait la Chine de reconditionner les plates-formes russes , les ventes de la Russie à la Chine ont repris. Moscou a accepté de vendre ses systèmes les plus sophistiqués, l'avion Su-35 et les systèmes de missiles surface-air S-400, à son voisin asiatique.
Les deux grandes puissances ont également signé plusieurs transactions majeures dans le passé. Le pétrole russe a constitué une part sans cesse croissante du portefeuille énergétique de la Chine pendant des années et, en 2016, la Russie est devenue le plus grand fournisseur de pétrole du pays. La Chine, pour sa part, a commencé à investir massivement dans l'industrie en amont de la Russie alors que ses banques d'Etat ont massivement financé les pipelines reliant les deux pays. Pékin, par exemple, a récemment acquis une participation importante dans le géant pétrolier russe Rosneft. Les exportations russes de gaz naturel vers la Chine, y compris le gaz naturel liquéfié, augmentent également. Ces mouvements sont enracinés dans une grande stratégie : la Russie et la Chine privilégient une relation mutuelle dans le commerce de l'énergie et l'investissement pour réduire leur dépendance à l'égard des endroits où les États-Unis sont dominants.
Avec leurs robustes industries de défense et leurs vastes réserves énergétiques, la Chine et la Russie satisfont aux exigences fondamentales de la présentation d'un défi durable aux États-Unis. Mais tous deux ont également commencé à réclamer une plus grande autonomie financière et monétaire en se distanciant de l'ordre du commerce et des finances internationaux, dominé par le dollar. La Chine s'est déjà partiellement écartée du système SWIFT des transactions bancaires mondiales en créant son propre système, CIPS. La Russie fait de même, et elle aussi a commencé à construire un réseau alternatif. De plus, le yuan chinois est récemment entré dans le panier de devises des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international. Maintenant, la plupart des devises asiatiques suivent de plus près le yuan que le dollar. La Chine envisage d'introduire un contrat à terme sur le pétrole en yuans qui pourrait être entièrement convertible en or. Cela, avec la décision de Pékin et de Moscou d'augmenter leurs réserves d'or, suggère qu'ils se préparent peut-être à passer à l'étalon-or un jour. (La convertibilité de l'or est une étape intermédiaire importante pour renforcer la confiance des investisseurs dans une devise montante comme le yuan, qui souffre encore de nombreuses contraintes telles que l'illiquidité et un risque important dans son pays d'origine.) Le sérieux de leurs efforts indique leur détermination à s'éloigner d'un système gouverné par la monnaie américaine.
Bien sûr, la Chine et la Russie souffrent encore d'énormes déficits en ce qui concerne les États-Unis en matière de technologie, d'innovation et de projection de la force mondiale. Mais l'écart pourrait se réduire à mesure que la Chine investira massivement dans des technologies telles que les énergies renouvelables, la biotechnologie et l'intelligence artificielle. De plus, la projection de puissance dans tous les coins du globe n'est probablement pas leur objectif immédiat. Au contraire, les deux puissances semblent viser une autonomie maximale et une sphère d'influence proche qui englobe l'Europe de l'Est et certaines parties du Moyen-Orient et de l'Asie. Ils cherchent également à réformer la réglementation internationale dans le but d'acquérir une plus grande influence dans les institutions multilatérales, pour protéger leur véto sur les interventions militaires, accroître la gouvernance mondiale d'Internet (bien que cela soit dans leur propre intérêt) et mettre fin aux pressions américaines, détrônant le dollar régnant actuellement et aussi pour tenir compte de leurs intérêts dans la conception d'un ordre mondial sécurisé.
La Chine et la Russie ne sont pas des alliés naturels. Ils ont une longue histoire de discorde et au moins trois domaines d'intérêts contradictoires : leurs arrière-cours qui se chevauchent en Asie centrale , leur concurrence dans les ventes d'armes et une asymétrie croissante du pouvoir qui favorise Pékin.
Au fil des années, les deux pays ont assumé des rôles assez distincts en Asie centrale. La Russie est devenue le principal garant de la sécurité dans la région en fondant l'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), une alliance formelle avec une clause d'autodéfense mutuelle, et en construisant des bases militaires au Kirghizistan et au Tadjikistan. La Russie a également intégré le Kazakhstan dans son système de défense aérienne. En comparaison, la Chine est en train de devenir rapidement le principal partenaire énergétique et infrastructurel de la région. La Belt and Road Initiative chinoise est en bonne voie et plusieurs oléoducs et gazoducs reliant la Chine à ses voisins d'Asie centrale sont déjà fonctionnels. Cela dit, les deux puissances ont un intérêt dans la sécurité et l'intégration économique de la région, comme en témoigne la présence de l'Union économique eurasienne dirigée par la Russie et l'Organisation de coopération de Shanghai dirigée par la Chine.
Malgré leur dépendance à l'égard de la Chine et de la Russie, les États d'Asie centrale jouissent toujours d'une autonomie considérable et ne peuvent être considérés comme des satellites de l'une ou l'autre puissance. La récente résistance du Kazakhstan, un membre de l'OTSC, à la pression de la Russie pour déployer des troupes en Syrie en est un bon exemple. Parmi les cinq pays d'Asie centrale, le Kirghizistan, le Tadjikistan et le Kazakhstan sont les plus étroitement liés à la Chine et à la Russie ; L'Ouzbékistan et le Turkménistan ont gardé une plus grande distance.
La dynamique économie chinoise, distançant son homologue russe, aurait dû logiquement provoqué une profonde consternation à Moscou. Cependant, la Russie semble avoir largement accepté la réalité de la montée en puissance de la Chine – une acceptation qui est la clé de la formation d'un pacte entre eux. Pékin, pour sa part, est revenu avec tact sur ses revendications historiques sur la Mandchourie extérieure, ouvrant la voie au règlement de son différend frontalier de longue date avec Moscou. La Chine a également travaillé pour empêcher la concurrence économique avec la Russie de dégénérer en antagonisme politique.
Cependant, la Russie se méfie toujours de la Chine. Contre la volonté de Pékin, qui est dans une longue compétition avec New Delhi, Moscou a soutenu et facilité l'adhésion de l'Inde à l'Organisation de coopération de Shanghai. Le Kremlin maintient également des liens étroits avec le Vietnam et un dialogue continu avec le Japon. Cependant, la Russie a également fait des compromis avec la Chine sur certaines de ces questions, notamment en acceptant l'admission simultanée du Pakistan au bloc. Elle a également limité sa coopération avec Tokyo, traînant les pieds dans le règlement de son différend sur les îles Kouriles.
Ces concessions indiquent que Moscou poursuit une stratégie de couverture, et non une stratégie d'équilibrage. Si la Russie essayait vraiment d'équilibrer la Chine, leur rivalité en Asie centrale prendrait une dimension de sécurité, ce qui entraînerait des divisions ou, dans le pire des cas, des guerres entre leurs mandataires locaux. Ainsi, alors que certaines tensions structurelles existent certainement entre la Chine et la Russie et pourraient conduire à une rivalité sécuritaire à long terme, leurs dirigeants les ont activement gérées et largement confinées jusqu'à présent. Ce mariage de convenance sera probablement durable, compte tenu des objectifs de transformation radicaux du système international. Et même si une alliance formelle entre la Russie et la Chine ne se réalise jamais, la pérennité de leur partenariat donne déjà l'impression d'être bien soudée et cela de plusieurs façons. De plus, le fait que les deux pays ne ressentent pas le besoin de formaliser leur alliance indique que le côté informel servira de plus en plus de modèle pour des partenariats stratégiques à l'avenir.
Un alignement entre la Russie et la Chine pourrait-il s'étendre à de nouveaux États ? Le pays le plus susceptible de rejoindre leur entente est l'Iran. État révolutionnaire profondément hostile aux États-Unis et à ses alliés, y compris Israël et l'Arabie saoudite, l'Iran a un fort désir de réécrire les règles de l'ordre mondial actuel. Alors que la Belt and Road Initiative chinoise a pris son envol, les investissements chinois en Iran ont commencé à augmenter. Et bien que l'Iran et la Russie aient leurs différents, leurs intérêts de sécurité se sont récemment alignés. Dans la guerre civile syrienne, par exemple, ils ont étroitement coordonné leurs opérations aériennes et terrestres au cours des deux dernières années. L'Iran, quant à lui, ajouterait au poids énergétique des deux grandes puissances et saluerait toute tentative de détourner les marchés mondiaux de l'énergie du dollar. Dans les circonstances actuelles, l'Iran a toutes les raisons de renforcer ses liens stratégiques avec la Russie et la Chine, même si elle recherche en même temps les investisseurs mondiaux.
L'Iran n'est pas le seul candidat à l'adhésion à l'accord sino-russe. La Belt and Road Initiative chinoise est un formidable pari, en partie destiné à attirer plusieurs États dans son orbite. Parmi eux figurent le Pakistan, le Myanmar, le Bangladesh, la Turquie, le Sri Lanka et la Thaïlande. En théorie, toutes ces nations pourraient rejoindre le noyau sino-russe. Pourtant, il est douteux que la plupart le feront. La Turquie, membre de l'OTAN, a travaillé plus étroitement avec la Russie et l'Iran au cours des derniers mois pour gérer le conflit syrien et dépend fortement de l'approvisionnement en énergie de la Russie. Mais la Turquie aura du mal à abandonner ses engagements envers l'OTAN ; elle va plutôt probablement jouer à un jeu transactionnel avec les trois pouvoirs.
Sur le continent asiatique, il est dans l'intérêt du Sri Lanka et du Bangladesh de ne pas contrarier leur voisin d'à côté, l'Inde, en s'orientant trop vers la Chine. De plus, le Myanmar a une histoire complexe avec la Chine, alors que la Thaïlande est un allié américain par traité qui a récemment cherché un terrain d'entente entre Washington et Pékin. Le Pakistan a été proche de la Chine pendant des décennies tout en maintenant une relation de sécurité intense (si ce n'est transactionnelle) avec les Etats-Unis et des relations compliquées avec l'Iran. Si les relations entre Islamabad et Washington ainsi que New Delhi et Pékin devaient se détériorer fortement, le Pakistan pourrait trouver que l'alignement avec la Russie et la Chine apporte plus de bénéfices que de coûts. Malgré tout, toute tentative de transformer le pacte sino-russe en une alliance internationale expansive rencontrerait d'énormes obstacles.
Pendant ce temps, tout ne se passe pas comme prévu dans le propre bloc des États-Unis. L'allié de Washington, la Corée du Sud, s'oppose farouchement à toute action militaire américaine contre la Corée du Nord. Les liens des États-Unis avec un autre partenaire important, la Turquie, se détériorent. Les Philippines tentent d'équilibrer entre les États-Unis et la Chine, tout comme la Thaïlande. L'Australie est de plus en plus déchirée entre sa profonde dépendance économique vis-à-vis de la Chine et ses engagements vis-à-vis des États-Unis. De larges clivages se sont ouverts entre les Etats-Unis et l'Europe sur le commerce, l’action climatique et l'Iran. La Hongrie s’est rapprochée de la Russie alors que le nationalisme populiste se lève à travers le continent, – dans certains cas avec le soutien du président russe Vladimir Poutine. Ensuite, il y a la relation avec l’Allemagne au sujet de laquelle les États-Unis craignent qu’elle ne soit pas très solide et s’équilibre vers la Russie. En plus de tout cela, une reprise nationaliste de la politique américaine a rendu la superpuissance plus hostile aux accords commerciaux et aux intrigues étrangères.
D'autre part, les Etats-Unis renforcent leurs relations de sécurité avec l'Inde et le Vietnam, trouvant avec le Japon et la Pologne des partenaires prêts à s’opposer respectivement à la Chine et à la Russie, et profitant de la perspective d'un Royaume-Uni post-Brexit plus redevable à Washington que jamais auparavant. Avec une population de plus d'un milliard de personnes, l'avenir de l'Inde est particulièrement important pour l'ordre mondial – mais seulement si ce pays peut transcender ses nombreux défis intérieurs. Bien que l'Inde puisse devenir un membre essentiel du bloc dirigé par les États-Unis à l'avenir, son autonomie historique et ses profonds liens de défense avec la Russie pourraient limiter la proximité de New Delhi de Washington et de Tokyo.
À ces facteurs s'ajoutent les défis non étatiques lancés à l’État qui ont émergé depuis les années 1990 et qui ne montrent aucun signe de désagrégation. Les sociétés technologiques géantes, les réseaux criminels, les groupes terroristes transnationaux, la société civile mondiale et les menaces environnementales croissantes affaiblissent souvent le système des États-nation souverains, et ils continueront de le faire dans les années à venir.
Le résultat de ces changements est que la bipolarité, bien qu'elle ne soit pas inévitable, est probablement une caractéristique fondamentale de l'avenir. Mais ce serait beaucoup moins pesant, comparé à la guerre froide – une sorte de “bipolarité réduites aux acquêts”. Chaque partie dans un tel monde aurait un ensemble beaucoup plus restreint de membres : la Russie, la Chine, probablement l'Iran et vraisemblablement le Pakistan d'un côté, et les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et probablement l'Inde et l'Australie de l'autre.
Bien que toutes les autres puissances puissent pencher dans un sens ou dans un autre, elles devraient avoir des relations plus malléables avec chaque bloc et entre elles. Dans le même temps, les acteurs non étatiques et les coalitions mineures fluides auraient tout l'espace nécessaire pour tenter de maximiser leur propre liberté, notamment en limitant l'intensité de la bipolarité entre les grandes puissances. Les États aux cœurs de ces blocs devraient travailler beaucoup plus pour gagner les nombreux États incertains dispersés à travers le monde, et l'alignement basé sur des questions spécifiques deviendra la norme. Les institutions existantes de la gouvernance mondiale deviendront soit moribondes, soit rétréciront en tant qu'institutions concurrentes ayant des approches différentes ou prendront de l'ampleur.
Les années de guerre froide ont offert un aperçu de ce monde. Le Mouvement des pays non alignés et le G-77 ont influencé des questions telles que la décolonisation, l'aide étrangère et le désarmement, tandis que l'OPEP a brièvement secoué le monde par un embargo pétrolier. Les membres principaux des blocs ont parfois fait preuve d'une autonomie radicale – la scission sino-soviétique de 1959, le “communisme-goulash” en Hongrie et l’Ostpolitik en Allemagne de l'Ouest ne sont que quelques exemples. Pourtant, ces déviations n'ont jamais sérieusement miné le système mondial, dominé par deux superpuissances.
Aujourd'hui, une nouvelle contrainte à l'émergence d'une véritable bipolarité existe : l'entrelacement des économies américaine et chinoise. Les déterministes de l'interdépendance soutiendront que de tels liens sont incompatibles avec la bipolarité et l'empêcheront finalement. Cependant, la nature limitée d'un monde sans bipolarité peut permettre aux phénomènes de coexister, quoique difficilement, comme ils l'ont fait dans une Europe fortement interdépendante avant la Première Guerre mondiale. Les États-Unis et la Chine peuvent réorganiser leurs chaînes d'approvisionnement pour réduire cette interdépendance avec le temps. Les progrès technologiques réduisent déjà les chaînes d'approvisionnement, une tendance qui pourrait s'accélérer si les États-Unis devenaient beaucoup plus protectionnistes.
Si le futur contient effectivement un monde bipolaire, les États-Unis ne seront peut-être pas prêts pour lui. Pour se préparer, Washington devrait recalibrer sa stratégie. Dans un monde où de nombreuses puissances majeures ne sont pas engagées et jouissent de larges degrés de liberté, des outils comme des interventions militaires illimitées, des sanctions unilatérales, l'extraterritorialité et l'hostilité au commerce produiront probablement des rendements décroissants. En comparaison, l'incitation, l'intégration, l'innovation et l'établissement d'un programme adroit peuvent être des options plus intelligentes et plus efficaces. Historiquement, les États-Unis ont été les pionniers de ces approches et ils pourraient être en mesure de les utiliser de manière convaincante une fois de plus. Enfin, le facteur sans doute le plus important est l’interrogation sur la capacité de cette superpuissance à résoudre sa polarisation interne, résolution nécessaire si elle espère se positionner comme un leader cohérent de la communauté internationale. Ce n'est qu'alors qu'elle sera, comme l'a si bien exprimé l'ancien président des États-Unis, Ronald Reagan, l’éclatante “City upon a Hill”.
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