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15522 juin 2005 — L’article du professeur Mortimer Sellers dans l’International Herald Tribune de ce jour est d’un très grand intérêt. Il nous indique avec réalisme, bien qu’au nom d’un idéalisme américaniste extrêmement affirmé, ce que l’Amérique doit craindre fondamentalement avec le “non” français, aggravé par le “non” néerlandais.
Le professeur Mortimer Sellers est un juriste, professeur à la School of Law de l’université de Baltimore, un républicain idéaliste de tendance humanitariste (auteur notamment en 1998 d’un livre dont le titre, — The Sacred Fire of Liberty: Republicanism, Liberalism and the Law — nous rappelle les accents du grand discours dostoïevskien d’inauguration de GW-II sur “le feu dans les esprits” que répand l’idée de la liberté). Effectivement, le texte de Sellers est farci de références standard et formatées, idéalistes, américanistes, républicaines de tendance GW Bush (« the American project of human rights and democracy that has brought so many benefits to Europeans and to the rest of the world since the end of World War II »).
Cela fixé, qui n’est pas l’essentiel mais soutient l’essentiel, il faut en venir à l’idée fondamentale du texte : si l’auteur est évidemment un idéaliste américaniste, son analyse est froidement réaliste et révélatrice. Elle correspond, selon nous, à une perception juste de l’événement, que Sellers a étayée par des conversations nombreuses en Europe ces deux dernières semaines (« I spent the two weeks leading up to the referendums speaking about the probable results with lawyers and professors of constitutional law in France, the Netherlands, Belgium and Spain »). Cet article, manifestement écrit en catastrophe pour embrasser l’événement du “non” (en France avec la prévision de celui de Hollande, les résultats n’étant pas connus au moment de la rédaction de l’article), mesure l’inquiétude de l’auteur sur les possibilités qu’il entrevoit. Que cette inquiétude ait été renforcée par une inspiration extérieure, que l’article ait été soutenu par une inquiétude partagée par certains milieux de l’administration GW, — voilà qui est possible mais nullement assuré. La méconnaissance des affaires européennes par les dirigeants américains nous pousserait effectivement à nous montrer réticents devant une telle interprétation. Qu’importe, ce n’est pas l’essentiel, puisque l’essentiel se trouve, bis repetitat, dans l’idée centrale du texte.
Sellers pense que le “non” constitue une menace fondamentale de rupture de l’Europe avec les Etats-Unis. (Le “non” néerlandais, par sa puissance renforce cette interprétation.) L’alternative, très faible et qui doit être immédiatement suscitée par une puissante action américaine, est une communauté transatlantique dont la constitution passerait, — nous semble-t-il, à la lecture du texte, — par de fortes “concessions” US, qui constitueraient autant de liens imposés aux Européens.
Quelques extraits : « The French no vote against the proposed European constitution, along with the likely no from the Dutch, have put the brakes on the process of European integration. But what many Americans do not yet understand is that rejection of the European constitution also poses a serious threat to the interests of the United States and to the American project of human rights and democracy that has brought so many benefits to Europeans and to the rest of the world since the end of World War II.
» I spent the two weeks leading up to the referendums speaking about the probable results with lawyers and professors of constitutional law in France, the Netherlands, Belgium and Spain. Their nearly universal consensus was that although the no vote would be bad for Europe, it would be worse for trans-Atlantic relations. Unless the United States acts quickly to strengthen its ties with Europe, the Western alliance will begin to break down, recreating the conditions that led to the two world wars last century.
» Many of the Europeans I spoke with seem poised on the edge of two possible new attitudes. The “old” Europe, led by France and Germany, can turn inward, in opposition to America and the less wealthy Eastern European states. Or all of Europe can join the United States in a broader, looser coalition built on the values of democracy, human rights and economic development for all.
» Handled correctly, this week's reaction against excessive European integration could provide an opening for renewed trans-Atlantic friendship. It's up to us Americans to offer our European partners the opportunity to make the more constructive choice, by proposing new institutions that will deepen trade and other links between the two continents.
» Unless we do so, our closest allies may well distance themselves further. In their eagerness to advance the European Union, which was already stumbling, short-sighted politicians such as President Jacques Chirac of France and his new prime minister, Dominique de Villepin, have started appealing to xenophobia, defining Europe in opposition to the United States. This tactic will only become more tempting as the same men seek to construct a new and possibly narrower Europe to save their flagging careers. »
Écartons la forme et les grossièretés d’analyse, venant directement des considérations proaméricaines d’interlocuteurs européens choisis (ce n’est pas ce qui manque, dans les milieux mentionnés par Sellers). La remarque, chargée de mépris, sur les Chirac & Cie développant « a new and possibly narrower Europe to save their flagging careers », a de quoi faire tristement sourire lorsqu’on songe à la façon dont les politiciens US, président en tête, machinent leurs carrières comme on mâche un chewing gum pour conduire à son terme « the American project of human rights and democracy ». Les Irakiens et autres prisonniers du “Gulag of our times” sentent chaque jour la chaude sollicitude du “projet”.
Passons sur ces sornettes infâmes, sans rien en oublier. Pour le reste, oui, l’analyse est impeccable et l’alarme du professeur Sellers particulièrement fondée. On comprend d’autant mieux la panique de l’establishment occidental, la branche française en tête, devant un “non” qui pourrait effectivement conduire à une rupture transatlantique. Tous les amis dans la place ne cessent de s’effrayer chaque jour davantage, et encore plus après le coup de massue des Hollandais (pourtant les meilleurs d’entre nous, d’un point de vue américaniste), d’entendre la clameur assourdissante des peuples qui parlent.
Quant à la prescription du professeur Sellers, elle fait sourire également, mais plutôt dans le genre joyeux. Espérer une seconde que les gens de Washington, administration, Congrès, experts, changent un iota de leur attitude pour permettre à leurs amis européens de vanter l’alternative américaniste, avec une attitude plus souple dans les négociations Airbus-Boeing et une OTAN étendue au commerce et à l’éducation (comment peut-on envisager cela sinon dans le genre comic strip?! Le professeur n’est pas sérieux, il n’a jamais été à l’OTAN), etc, — tout cela est un bon sujet de plaisanterie, rien de plus.
... Mais non, sans rire:
« The first step toward greater European and American unity should be a North Atlantic Trade Organization, to supplement the North Atlantic Treaty that has prospered as a military alliance for almost a lifetime.
» Broadening NATO into fields such as commerce and education would remind Europeans and Americans of their long-shared commitment to democracy, the rule of law and human rights. The North Atlantic alliance has brought peace and justice to three generations of Europeans and Americans, despite our occasional differences. My conversations with European colleagues over the past two weeks remind me how many fundamental values we still share, even as we sometimes fear each other's motives. »
Il faut reconnaître que cette inquiétude, cette panique sont une excellente nouvelle. Le “non” démocratique des “cousins” franco-hollandais (là aussi, sourires) constitue une formidable irruption du réel dans la virtualité des “valeurs communes” transatlantiques, revues modèle-Guantanamo. La rapidité des événements à partir du “non” nous réserve des surprises, auprès desquelles le sort d’une Constitution devenue un “chiffon de papier” (mais d’un bon poids, certes) a fort peu d’importance.
L’article du professeur Sellers nous ramène au cœur de la crise, non pas tant l’organisation du système européen que les rapports de l’Europe et des Etats-Unis. Tout le reste tourne autour de cette question et se déterminera en fonction de la résolution de cette question. Il faut remercier le professeur Sellers de nous l’avoir rappelé.