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2251Depuis le 22-23 août que les Turcs ont pénétré quasi-officiellement en Syrie, l’on débat pour savoir 1) s’il s’agit bien d’une invasion, et 2) dans quel sens opérationnellement et géographiquement va cette invasion. La question subsidiaires est la plus importante et concerne essentiellement ce qu’il faut penser de la manœuvre de l’homme-clef de toutes les polémiques dans la zone, disons au moins du Nord de la Syrie et des diverses enclaves kurdes, le Turc Erdogan ; cette question subsidiaire pourrait se décomposer en deux sous-questions : 1) Erdogan a-t-il fait un nouveau volte-face et retrouvé sa position supposé de bon allié de l’OTAN et des USA, après et malgré le putsch avorté du 15 juillet qui fut préparé et exécuté à partir de la base d’Incirlink dont on sait qu’elle est essentiellement une base des bons alliés USA et de OTAN ; et 2) cela signifie-t-il une fois de plus qu’Erdogan a “roulé” Poutine parce que le président russe montre trop de “faiblesse”.
On sait que cette seconde sous-question subsidiaire est la polémique du jour, c’est-à-dire un prolongement constant d’une polémique qui agite les milieux antiSystème depuis 2014 et la non-intervention russe et “officielle” à l’aide des Ukrainiens prorusses et anti-Kiev du Donbass. On a déjà vu quelques éléments à ce propos le 27 août, sous le titre « “Faiblesse” de Poutine ? » Il est toujours très difficile de répondre à une telle question, mais il est tout aussi difficile de répondre clairement pour ce qui concerne l’“invasion” turque de la Syrie. Néanmoins, on peut commencer, une bonne semaine après, à distinguer quelques éléments, ne serait-ci que parce que des troupes sont sur le terrain, qu’elles évoluent et que des combats ont lieu. Et le constat pour l’instant est que le plus grand mécontentement vient assurément de Washington qui voit une bataille sérieuse engagée entre deux forces qu’il a toujours considérées, quoi qu’il se passe, quoi que fassent ces forces et quoi que les USA fassent contre elles, comme des marionnettes de ce qu’on a coutume généreusement de nommer la “politique” US.
• ... Bref, le Pentagone est furieux de ce qu’il se passe, à savoir que deux forces qu’il soutient généreusement s’affrontent dans le Nord de la Syrie alors que la mission est de s’attaquer à l’ennemi commun, Daesh, que les USA ont eux-mêmes généreusement alimenté sinon créé avant d’éventuellement décider qu’on pourrait toujours faire croire qu’il serait bon de chercher à l’éliminer. Ainsi en est-il du porte-parole du Pentagone, Peter Cook, parlant dimanche soir à la presse et faisant remarquer que les actions turcs et kurdes vont finir, comme pour un long week-end de vacances sur les autoroutes, par créer une sorte d’embouteillage de la bataille fort regrettable (“Il s’agit d’ores et déjà d’un espace de combat très encombré”) et bientôt l’on n’aura plus assez de place où se mettre pour continuer à se battre.. « We want to make clear that we find these clashes unacceptable and they are a source of deep concern. This is an already crowded battle space. Accordingly, we are calling on all armed actors to stand down immediately and take appropriate measures to de-conflict. [...] Uncoordinated operations, will give Islamic State forces, which remain a lethal and common threat, the opportunity to find sanctuary. »
Commentant cette intervention du porte-parole du Pentagone, Jason Ditz de Antiwar.com, remarque l’étrange irréalisme de cette objurgation de Washington à ses deux prétendues-marionnettes, et l’ironie qu’il y a à aujourd’hui clamer avec tant d’ardeur que l’ennemi principal est ISIS, alias Daesh :
« With the US not wanting to make an enemy of either side, however, the demands are ringing pretty hollow, and no one seems to be prepared to stand down. Turkey still insists they intend to take everything west of the Euphrates away from the Kurds, and the Kurds are still preparing to defend territory the US recently helped them capture from being overrun by the Turkish military. The Pentagon insists the focus needs to be purely on ISIS, which ironically they weren’t interested in earlier this month when the same Kurdish YPG forces started attacking the Syrian military in Hasakeh. The YPG is giving lip-service to this idea, but the reality is that as Turkey’s gains mount the YPG will have less and less border with ISIS to fight in the first place. »
• DEBKAFiles qui, depuis le début, avance l’analyse qu’il s’agit d’une opération turque essentiellement et prioritairement destinée à réduire considérablement le déploiement des forces kurdes et à les repousser vers l’Est, ce qui n’interfère pas essentiellement sur les positions russes et syriennes, observe (ce 29 août) qu’on est effectivement passé d’un raid à une invasion : « Since cleansing Jarablus of ISIS, Turkey has thrown large, additional armored and air force into the battle against the 35.000-strong YPG Kurdish fighters. This is no longer just a sizeable military raid, as Ankara has claimed, but a full-fledged war operation. »
Surtout, DEBKAFiles affirme que les Kurdes irakiens effectuent une volte-face complète et se tournent vers l’Iran peu aimé jusqu'ici pour demander de l’aide, en échange de facilités logistiques et de transport entre l’Iran et le théâtre syrien où l’Iran est doublement engagé, avec ses propres forces et celles du Hezbollah. Il est clair, selon DEBKAFiles, que les Kurdes ont tiré immédiatement la leçon des nouvelles contraintes US proclamées après la visite de Biden à Erdogan le 26 août, et qu’ils ont conclu qu’ils avaient été successivement trahis et vendus par leurs amis US ; leur intention, notamment au travers d’un rapprochement avec l’Iran, est de purger les enclaves kurdes en Irak et en Syrie de toute présence et influence US.
(Biden a été reçu comme un chien à Ankara, mais il a affiché tout de même un sourire un peu fané à son départ, il a serré les maxillaires et annoncé que l’ordre était intimé aux Kurdes de se retirer à l’Est de l’Euphrate pour laisser les turcs accomplir leur besogne qui est donc d’éliminer des Kurdes et nullement de contrer Daesh comme primitivement annoncé. La rencontre entre Biden et Erdogan est décrite comme “pathétique” par ZeroHedge.com, le vice-président bredouillant qu’il était désolé de venir si tard après le putsch que d’autres services à Washington avaient si mal préparé, – volontairement, selon certains analystes assez futés.)
Voici quelques extraits de DEBKAFiles sur ces événements, particulièrement les contacts entre Kurdes irakiens et Iraniens : « An all-out Turkish-Kurdish war has boiled over in northern Syria since the Turkish army crossed the border last Wednesday, Aug. 24 for the avowed aim of fighting the Islamic State and pushing the Syrian Kurdish YPG militia back. Instead of falling back, the Kurds went on the offensive and are taking a hammering. This raging confrontation has stalled the US-led coalition offensive against ISIS and put on indefinite hold any US plans for campaigns to drive the jihadists out of their Syrian and Iraqi capitals of Raqqa and Mosul. The Kurdish militia ground troops, who were backed by the US and assigned the star role in these campaigns, are now fully engaged in fighting Turkey. And, in another radical turnaround, Iraqi Kurdish leaders (of the Kurdish Regional Republic) have responded by welcoming Iran to their capital, in retaliation for the US decision to join forces with Turkey at the expense of Kurdish aspirations.
» The KRG’s Peshmerga are moreover pitching in to fight with their Syrian brothers. Together, they plan to expel American presence and influence from both northern Syria and northern Iraq in response to what they perceive as a US sellout of the Kurds. [...] The KRG President Masoud Barazani expects to travel to Tehran in the next few days with an SOS for Iranian help against the US and the Turks. On the table for a deal is permission from Irbil for the Iranian Revolutionary Guards to win their first military bases in the Iraqi Kurdish republic, as well as transit for Iranian military forces to reach Syria through Kurdish territory. »
• Il n’est pas question ici de donner une image claire de la situation sinon qu’il semble bien, comme le titre imperturbablement le Washington Post, que l’on assiste au spectacle toujours surprenant et presque émouvant dans la constance de la maladresse aveuglée et satisfaite d’elle-même, d’une « intensification des affrontements entre deux groupes [Turcs et Kurdes] soutenus par les USA ». Situation connue mais qu’on a beaucoup de mal à accepter chez les experts divers, du bloc-BAO et même certains antiSystème, de voir ceux que les USA désignent comme “leurs marionnettes”, y compris après avoir raté un putsch contre l’une d’entre elles, se ficher du tiers comme du quart des directives d’ailleurs contradictoires et chaotiques d’un “parrain” en complète déliquescence. Nous observons depuis longtemps cette situation, qui commença à apparaître particulièrement évidente avec le premier président afghan post-9/11, Karzaï, comme nous le signalions dès le 22 juin 2006 (l’affaire vient de loin). Depuis, la chose n’a bien entendu fait qu’empirer et nous citions le 24 mai 2014 un extrait intéressant d’un texte d’Immanuel Wallerstein, dans Information Clearing House du 23 mai 2014.
« Wallerstein expose clairement et sans aucune ambiguïté une position selon laquelle les directions-Système, les élites-Système ne contrôlent absolument plus la situation. “Most analysts of the current strife tend to assume that the strings are still being pulled by Establishment elites... [...] This seems to me a fantastic misreading of the realities of our current situation, which is one of extended chaos as a result of the structural crisis of our modern world-system. I do not think that the elites are any longer succeeding in manipulating their low-level followers... [...] I think however that step one is to cease attributing what is happening to the evil machinations of some Establishment elites. They are no longer in control...” »
La question (pour suivre la “question subsidiaire”, plus haut) qui se pose ici est de savoir 1) si Erdogan est bien une marionnette de Washington, et une marionnette obéissante, et donc 2) si Poutine ne s’est effectivement pas trompé en le recevant à Saint-Petersbourg et en croyant tout ce que l’autre lui promettait. Il semble bien que ce qui se passe sur le terrain, même si cela n’enchante pas nécessairement les Russes, a de plus en plus comme conséquence principale et majeure d’aggraver plus encore la situation de débâcle de l’influence et de la présence US dans les zones concernées, – ce qui ne devrait pas nécessairement déplaire aux Russes.
Cela entre quelque peu en concurrence avec les observations d’un analyste de haute tenue, Alexander Mercouris, sur sont nouveau site, TheDuran.com. D’une part, Mercouris a toujours affirmé d'une part que le sommet de Saint-Petersbourg n’avait pas donné grand’chose, que d’autre part Erdogan est en train de montrer qu’il continue la même politique pro-US et antirusse en Syrie parce que le véritable but de l’opération entreprise par la Turquie est de “sécuriser” un accès pour des armements et des renforts vers Alep, contre les forces d’Assad. Ainsi écrit-il le 28 août : « Going back to the war in Syria, my own view remains that this will not in the end decide the outcome of the battle of Aleppo, where reports suggest that the Syrian army is continuing to gain ground despite the uninterrupted – and in fact increasing – flow of supplies to the Jihadi fighters across the Turkish border. My longer term view also remains that if the Syrian government succeeds in recapturing the whole of Aleppo and eventually Idlib, then it will have won the war. However what this episode shows is that the war is far from won, and that the Turks and their US backers are still prepared to go on escalating it in order to prevent the Syrian army winning it... »
Plus loin dans son texte, Mercouris s’arrête à ce qu’il reconnaît tout de même être un mystère, – “ce qui continue à être l’extraordinaire puzzle de la politique US”... « There remains the outstanding puzzle of US policy. The US actively encouraged the YPG to capture the town of Manbij – which lies west of the Euphrates – from ISIS, and provided heavy air support for the YPG operation to the capture Manbij. It is now demanding that the YPG withdraw from Manbij and from all areas west of the Euphrates, and is providing air support for a Turkish military operation that is at least in part targeted against the YPG. It is impossible to see any logic in these moves. As I said in my previous article :
» “It is impossible to see any coherent strategy here. Rather it looks as if CIA and military officials on the ground in Syria have been going their own way, encouraging the YPG to expand as fast as it can, heedless of the larger consequences. The political leadership in Washington, when it finally woke up to what was happening, then had to take disproportionate steps to bring the situation back under control.”
» Regardless of this, the Turkish move into Syria should bury once and for all any idea that Turkey is in the process of undertaking a geopolitical realignment away from the West and towards the Eurasian powers. Not only is Turkey still a US and NATO ally, but it is now conducting an illegal military operation against Russian opposition in Syria with US military support... »
• Mercouris a on ne peut plus raison lorsqu’il signale que “la direction politique US, quand elle s’est finalement aperçue de ce qui arrivait, a du prendre des mesures disproportionnées pour reprendre le contrôle de la situation” ; si, parmi ces “mesures disproportionnées”, on compte le voyage de Biden en Turquie et l’effet obtenu, on est conduit à se poser bien des questions. Mercouris a encore raison lorsqu’il observe que la “CIA et des officiels militaires” US ont suivi leur(s) propre(s) politique(s) sur le terrain, conduisant à cette situation catastrophique générale pour les USA, que “la direction politique US, quand elle s’est aperçue... a du prendre”, etc. (Cette néantisation de la “politique” US par parcellisation et concurrences des divers “États parallèle” de Washington D.C. apparaît d’ailleurs comme une évidence de la simple observation : voir nos considérations sur la “politique” et l “stratégie” US en Syrie et alentour, le 27 août.)
Le problème est bien que “la direction politique US“, entre un président qui joue très bien au golf et un vice-président qui cultive le “pathétique” dans les missions suicidaires qui lui sont confiées, ne parvient absolument pas à reprendre le contrôle d’une situation que d’ailleurs personne, à Washington, n’est capable de définir précisément. (Qu’est-ce que l’on veut à part “Assad Must Go” et “Yes, We Can” ? Quel est l’allié n°1 ? Que veut-on installer ? Où est la Syrie sur la carte ? Etc.) Le Pentagone s’indigne contre l’embouteillage de la bataille mais personne ne l’écoute ; tandis que les Kurdes font des propositions à l’Iran, il n’est pas assuré qu’on puisse compter Erdogan comme un “allié des USA et de l’OTAN” du type inoxydable qu’on implique par une telle remarque. Il est extrêmement difficile d’être un tel allié, c’est-à-dire une marionnette respectueuse, du susdit “‘parrain’ en complète déliquescence” jusqu’à une quasi-néantisation, – encore plus quand il s’agit d’un Erdogan. Si Mercouris n’a pas tort de douter qu’Erdogan soit un véritable allié fiable des Russes, et cela notamment à cause de sa personnalité et de son habitude des foucades, il n’y a pas plus de raison, et même beaucoup moins encore si l'on considère l’état du “parrain”, de le voir en “allié inoxydable” des USA et de l’OTAN. Plus la situation évoluera comme elle évolue, avec comme seul facteur absolument stable dans son orientation la déliquescence accélérée de la présence et de l’influence US, on serait tenté d’observer qu’on peut faire une hypothèse sur le côté vers lequel, finalement, Erdogan se tournera.
Mis en ligne le 29 août 2016 à 17H58
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