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4148Le Saker US signale, vidéo à l’appui (ce 9 mai 2015), une scène symbolique qui a été largement répercutée par des journalistes et des blogueurs russes. La vidéo montre Sergei Shoigou, ministre russe de la défense en grand uniforme d’apparat, debout à l’arrière de sa limousine alors que le véhicule passe sous le Tour Spasskaya (Tour du Sauveur), installée sur les murs du Kremlin et par laquelle on débouche sur la Place Rouge. Il va commencer le défilé, et l’on voit Shoigou faire un signe de croix à ce moment précis. Le Saker cite, traduit du russe, le journaliste Victor Baranets : «A ce moment, j’ai senti que, par ce simple geste, Shoigou portait avec lui toute la terre de la Russie. Il y avait tant de bonté, tant d’espérance, tant de notre sens russe du sacré [dans ce geste]» Et le Saker, dont on connaît l’intense religiosité orthodoxe, de préciser :
«Voir ce bouddhiste de la république de Tuvan faire le signe de la croix selon le rite orthodoxe provoqua un choc électrique dans la blogosphère russe : tout le monde a senti quelque chose d’extraordinaire se passait. (1)
»...Personne au fond de lui ne pourrait suspecter Shoigou de faire cela seulement “pour la galerie”. L’homme a un énorme capital de popularité et de crédibilité en Russie et n’a nul besoin d’en rajouter par hypocrisie politique. Plus encore, ceux qui ont pu voir la brève séquence auront immédiatement senti que Shoigou était très concentré, très solennel, quand il a fait ce geste. Personnellement, je crois que Shoigou, littéralement, demandait l’aide de Dieu dans l’un des moments historiques de la Russie où lui, ministre de la défense, pourrait être amené à prendre très rapidement des décisions engageant l’avenir de l’humanité.
»Depuis et durant des siècles, les soldats russes se sont agenouillés et ont demandé la bénédiction divine avant de s’engager dans une bataille, et c’est ce que Shoigou, je crois, a fait aujourd’hui. Il sait que 2015 est l’année de la grande guerre entre la Russie et l’Empire (même si, à cause de la présence des deux côtés d’armes nucléaires, cette guerre est et sera à 80% informationnelle, à 15% économique et à 5% militaire)...»
On retiendra avec intérêt cette scène, les explications du Saker, les différentes émotions et réflexions suscitées, en admettant effectivement que le geste de Shoigou, tel qu’il est observé par la caméra vidéo (qui fixait de toutes les façons toutes les séquences du défilé et n’a pas été déclenchée pour ce seul instant), a une certaine intensité, une certaine substance qui font croire à sa sincérité. On peut donc faire une observation de la scène sans nécessairement craindre d’être influencé par la ferveur de nombre des observateurs, puisqu’on a fixé ses composantes essentiels d’une façon que nous jugeons objectives (pas besoin d’un communiqué de l’OTAN ni d’un commentaire d’un quelconque ministre-BAO des affaires étrangères pour cela, bien au contraire ; il faut veiller à constamment réaffirmer le mépris total où nous tenons [où il faut tenir] la parole officielle/presse-Système du bloc BAO, c’est-à-dire du Système, selon le principe absolu qu’elle est présumée absolument coupable avant d’avoir fait, par de multiples voies sinon celle de la contrition, la preuve de son innocence). Des commentaires intéressants sont alors très possibles et justifiés, comme nous le signalions plus haut.
Selon ce point de vue, le geste de Shoigou représente un symbole d’une force remarquable, d’une dimension qui marque l’esprit actuel des Russes et de leurs dirigeants, dans la guerre qu’ils ont engagée. (Il s’agit d’un esprit très largement partagé, y compris chez nombre d’“occidentalistes” déçues, selon la conception que la Russie est effectivement en guerre, – voir l’interview [le 6 mai 2015] de Féodor Loukianov, centriste sinon “libéral”, sur l’état de l’esprit en Russie.) Cet “esprit des Russes et de leurs dirigeants” a sans aucun doute une forte dimension spirituelle, que personne ne songe à dissimuler tant elle paraît justifiée à leurs yeux ; on ne parle nullement d’un esprit de croisade mais d’un esprit de résistance pour la défense d’une terre qui est perçue spirituellement comme celle de la Sainte-Russie, face à ce qui est perçu comme une agression d’un esprit de type antechristique pour parler en termes religieux, selon la perception qu’on a des caractères de la civilisation (contre-civilisation) suscitée par le Système et opérationnalisée par le bloc BAO. Le geste de Shoigou, au milieu de la pompe, des cliquetis de chenille et des champs martiaux du défilé du 9 mai, introduit un contraste saisissant qui, loin d’être une contradiction, constitue au contraire une manière d’élévation, de dimension haute, de l’événement du 9 mai à Moscou. Nous sommes toujours dans le champ du symbole, mais d’un symbole considérablement grandi sinon sanctifié par une dimension spirituelle symbolisée à son tour par un geste discret mais d’une réelle profondeur. Face à cela, les railleries et les persiflages, la narrative prolongée par un déterminisme-narrative esclavagiste, de la presse-Système et autres, acquièrent un caractère à la fois dérisoire et pathétique. En plus d’être honteux par l’évidence de l’insulte faite à une mémoire de tragédie, le pseudo-boycott du bloc BAO des cérémonies du 9 mai de Moscou a également ce caractère dérisoire et pathétique.
A côté de cet aspect qui a beaucoup à voir avec les notions de tradition et la résilience immuable des grandes choses du passé, on trouve dans le même texte du Saker une précision qui nous projette brusquement dans la plus complète modernité, lorsqu’il parle d’une “grande guerre” d’ores et déjà en cours en 2015, et qu’il suggère aussitôt, et cela très justement comme nous ne cessons nous-mêmes de le constater en mettant en avant l’extraordinaire importance et la puissance du système de la communication : «... même si, à cause de la présence des deux côtés d’armes nucléaires, cette guerre est et sera à 80% informationnelle, à 15% économique et à 5% militaire.» Nous n’aurions même pas besoin du “à cause de la présence des deux côtés d’armes nucléaires” car la “guerre”, au moins depuis le “printemps arabe” et la Syrie, a pris, pour ce qui concerne les évènements politiques d’importance, cette dimension qui s’affirme être sans le moindre frein au moins à 80% une “guerre informationnelle”, sinon une “guerre de la communication” tout court. (Il faut noter que la précision que donne le Saker semble comme si elle lui avait échappé de la plume, comme si elle s’était imposée d’elle-même. Ses réflexions sur la possibilité d’un conflit, toujours très sombres, portent d’habitude sur une “vraie guerre” [voir encore le 6 mai 2015, ou le 9 mai 2015 sur le Saker-francophone]. Tout se passe comme si le système de la communication imposait de lui-même sa puissance, alors que nous n’y sommes pas encore habitués, et que nous n’y croyons pas [encore].)
Dans le cas ukrainien, on peut certes avancer le facteur nucléaire, mais il ne paraît en rien décisif pour la définition de la situation courante telle qu’on l’observe (bien entendu, la concrétisation de la possibilité de son intervention constituerait un évènement radicalement différent, remettant tous nos raisonnements en question,, – mais il reste pour l’instant confiné à son effet indirect sur la guerre de la communication”, notamment en donnant un énorme poids de gravité à la crise ukrainienne). La guerre a pris la forme de la “guerre de la communication”, nous dirions d’elle-même, par la puissance même du système de la communication qui suffit, avec autant sinon plus d’efficacité que l’emploi des armes, pour susciter des décisions politiques de première importance. (Ce n’est plus “la poursuite de la politique par d’autres moyens” mais bien “l’avancement de la politique essentiellement par le moyen de la communication”.) Il semble que cette précision soit bienvenue à propos de Shoigou, parce que ce même Shoigou est extrêmement actif dans le sens de la guerre de la communication comme principale dynamique de la guerre-tout-court. Le 28 mars 2015, sur le site (ukrainien-Kiev) EuromaidanPress, le journaliste Vitali Portnikov rapportait que Shoigou identifie les moyens de communication, et notamment les médias, comme «une des composantes des forces armées» [à l’égal des forces terrestres ou des forces aériennes et navales]. L’affirmation est l’occasion pour Portnikov d’une attaque violente contre Shoigou et Poutine en assimilant cet accent mis sur la communication au service des forces armées et de l’État aux vieilles pratiques du communisme et du soviétisme.
«Putin and Shoigu have simply returned to the old party tradition of viewing media as a weapon to fool people. Only now they have even added the internet to the usual tools of manipulation. The methods of spreading propaganda to the outside world have become more sophisticated as well. Instead of old-style and primitive Soviet foreign broadcasting there is now the more contemporary Russia Today TV channel, which has been transformed into a platform for proponents of neo-fascist and leftist views. But in general, the “Russian information army” does not differ much from the Soviet one. Because the basic principle remains the same — to lie shamelessly and to carry out all orders of a criminal regime.»
Cette condamnation par Portnikov est pour le moins exotique lorsqu’on sait que ce journaliste est présenté comme travaillant en collaboration avec Radio Free Europe/Radio-Liberty (RFE/RL), organisation totalement étatique du Système puisque gérée directement par le département d’État et la CIA dans un but explicité dans ses statuts d’influence et de propagande, notamment et essentiellement antirusse. Mais là n’est pas l’essentiel du propos. Sur le fond de son propos, Portnikov se trompe complètement et écrit comme s’il était d’un autre temps lorsqu’il parle d’un “retour à la vieille tradition du parti” (communiste de l’URSS) consistant à faire de l’information une arme pour “tromper les gens”. (Portnikov emploie effectivement la même rhétorique RFE/RL des années 1950-1980, – c’est lui qui est d’une autre époque.) L’actuel système de communication russe, qui a été remarquablement remanié selon les normes actuelles du système de la communication, est d’abord mis sur pied pour défendre et représenter la Russie, exactement comme un de Gaulle ou un Pompidou parlait de la RTF française comme de “la Voix de la France”. Le but est la défense, voire la résistance, et nullement la tromperie offensive, – ce terme-là de tromperie, pouvant être au contraire renvoyé à la presse-Système, qui a mis au grand jour ces dernières années ses pratiques de propagande de plus d’un demi-siècle, qui étaient alors beaucoup plus habiles, jusqu’à verser dans le virtualisme puis dans la narrative pour entrer dans le cycle infernal du déterminisme-narrativiste.
C’est là qu’on peut faire un lien paradoxal entre la tradition et l’emploi de ce moyen de la modernité qu’est l’ensemble communication/médias. Rassurons-nous aussitôt, tout cela n’a strictement aucun rapport avec la liberté d’expression dont le thème peuplent les délires doucereux ou furieux de nos dirigeants politiques, qui est plus ou moins exercée un peu partout mais d’une manière extrêmement anarchique, et le plus souvent sans la moindre responsabilité ni la conscience des effets secondaires par les uns et les autres. La liberté d’expression à l’heure de l’internet, n’est pas en cause ; elle n’est même pas une cause à défendre mais d’abord un exercice producteur du plus intense désordre. L’essentiel est l’identification du contenu des flux de communication où s’exerce cette liberté d’expression, par rapport aux positions des uns et des autres, des effets obtenus, etc. Aujourd’hui, la Russie appuyée sur ce qui est sa propre interprétation de la tradition dans une position où elle juge justement que son existence même est en cause, représente nécessairement, qu’elle le veuille ou non et l’affiche ou pas, – mais Shoigou semble l’afficher, – une dynamique à finalité antiSystème avec une référence spirituelle qui est particulièrement bien exprimée et même exclusivement exprimable au travers du système de la communication. Dès lors, on comprend d’autant mieux que la guerre soit devenue à au moins 80% une affaire de communication, et que le ministre Shoigou se signe selon le rite orthodoxe avant d’entamer le défilé de la place Rouge du 9 mai 2015.
(1) Shoigou, né dans la république du Tuvan à la frontière Sud-Est de la Russie, sur la Mongolie, est d’un père mongol et d’une mère russe. Il est de religion bouddhiste mais le Saker signale que son geste religieux orthodoxe ne contredit en rien cette religion, le bouddhisme, très ouverte et tolérante pour les autres religions. Shoigou, dans sa fonction de service public, a voulu ainsi assumer l’essence religieuse fondamentale de la Russie, hors de ses convictions personnelles, selon une démarche russe d’effacement de l’individu au profit d’une collectivité identifiée d’une façon à la fois mystique et religieuse.
Mis en ligne le 11 mai 2015 à 06H00
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