Le Tibet, la flamme, la Chine et notre système

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Le Tibet, la flamme, la Chine et notre système


24 mai 2008 — Nous n’avons guère prêté d’attention, à dedefensa.org, à l’affaire du Tibet compliquée du parcours de la flamme olympique. Il y a là, de notre part, d’abord une reconnaissance de notre savoir limité sur les perspectives historiques et politiques de la question; ensuite une réserve instinctive devant l’exploitation virtualiste qui en fut faite, avant que puissent être tirées des conclusions assez substantielles pour nourrir une analyse de quelque intérêt.

Sur le premier point, – “les perspectives historiques et politiques de la question”, – nous avons le renfort bienvenu de l’écrivain Michel Tibon-Cornillot. Il nous donne un texte (ci-dessous) plus précisément concentré sur le destin que Tibon-Cornillot qualifie de “colonial” et, ajouterions-nous pour notre compte, de médiatique, du Dalaï-Lama.

Pour notre part, avec un délai suffisant pour voir se confirmer l’esprit de la chose tel que nous le pressentions, nous nous attachons en introduction de la Généalogie coloniale du Dalaï-Lama de Tibon-Cornillot à l’affaire Tibet-flamme olympique pour ce qu’elle dit de notre état d’esprit, à nous Occidentaux. De façon plus précise et plus polémique, nous parlons des automatismes et réflexes pavloviens de nos “élites” contemporaines. Leur attitude est induite par le système conformiste où nous vivons, où nous sommes enfermés pour y évoluer selon un schéma comportemental qui est d’une surprenante et impeccable redondance, qui trouve sa vertu même dans l’art de la répétition sans fin, sans souci de l’expérience, sans souci de l’erreur. Le comportement compte par-dessus tout, c’est-à-dire l’imitation comme consigne, la réaction presque automatique aux stimuli désormais habituels, ponctuée par les slogans également habituels qui ont valeur pavlovienne. La formule de Cicéron, qui nous est rappelée à un autre propos par Tibon-Cornillot, a ici aussi complètement sa place: «Ruerunt in servitudinem» (“Ils se ruèrent dans la servitude”), – comme a sa place la référence habituelle à la “servilité volontaire” de La Boétie.

L’affaire Tibet-flamme olympique a fourni un éclairage de plus, – sans doute est-ce la vertu de la flamme olympique, – de la vacuité achevée de notre pensée politique et de notre emprisonnement des impulsions primaires d’un moralisme exclusivement de circonstance, animé et comme justifié par la puissance de la communication (du type: “puisqu’on en parle, je condamne”). Le brouhaha qui en résulte, qui suffit à conforter ce qui nous tient lieu de jugement, fournit le cadre rassurant d’un univers virtualiste où la bonne conscience à vil prix voisine avec la sécurité qu’offre le consensus obtenu au quart de tour, et qui a la valeur de cette spontanéité moutonnière. Rien, dans tout cela, que de l’apparence et la substance d’une bulle en balade erratique avant d’éclater.

Pour autant, il ne faut pas cacher que ce mouvement révèle, une fois de plus après d’autres, un malaise profond. L’affaire Tibet-flamme olympique a un aspect révélateur de notre état d’esprit plus que de la situation au Tibet. L’engouement brutal pour la cause tibétaine, y compris de la part d’un président de la République dont la pensée politique a la vélocité d’une toupie, pourrait bien avoir servi pour la courte période où il dura à dissimuler ou à soulager l’angoisse diffuse et puissante, que nous n’osons ou ne pouvons identifier, de notre absence de réactions devant les crises fondamentales qui nous pressent et dont nous ne semblons pas capables de dire grand’chose au-delà de rien. L’on ne peut douter des bonnes intentions de nombre (pas tous, loin de là) de ceux qui se sont enflammés pour la cause tibétaine mais l’on peut craindre d’y voir une variation de plus sur le thème de la querelle sur le sexe des anges ou une branche ajoutée avec emphase à l’arbuste qui cache la forêt.

On observera par ailleurs que le brouhaha s’est vite apaisé après l’embrasement de la conscience universelle des premières semaines de combustion de la flamme. La futilité de nos emportements s’est ajoutée à la faiblesse du cas pour faire disparaître des préoccupations de l’actualité ce même cas qui parut pourtant, pendant quelques semaines, d’une importance à secouer la civilisation. On ne doute pas que les officines adéquates s’emploient à ranimer la flamme de l’indignation, au moins pour être en bonne forme pour l’ouverture des Jeux et des compétitions sportives qui vont avec. Cela mesure, sinon l’ampleur de la tragédie évoquée et aussi vite reléguée dans les pages intérieures, du moins le rythme de fonctionnement de l’activité de la communication subversive chargée de dissimuler l’essentiel de nos crises systémiques derrière l’accessoire des montages d’occasion.

Cette recherche de dissimulation de l’essentiel derrière l’accessoire grimé en tragédie historique ne cesse de nous interloquer. Le but est subversif, soit, mais dans quel but? Derrière, il n’y a rien, sinon la dissimulation d’une crise systémique existentielle, dont la marche est évidemment inéluctable. Une attitude si complètement nihiliste, cette dissimulation joyeuse de la marche vers le néant, constituent un phénomène intéressant à observer par le contraste entre la puissance déployée pour le mener à bien et la futilité extraordinaire, effectivement jusqu’au néant, de l’objectif final. C’est comme une “lutte finale” pour une désintégration finale (la nôtre).

Généalogie coloniale du Dalaï-Lama

par Michel Tibon-Cornillot, écrivain

Au cours de sa longue histoire, le Tibet fut marqué par la pénétration définitive du bouddhisme au 11ème siècle. Ce point est essentiel dans la mesure où le bouddhisme tibétain eut à plusieurs époques une forte activité missionnaire renforcée par la position stratégique du pays au centre du continent asiatique. C’est à partir des 11ème et 12ème siècles que furent fondés les grands monastères auxquels furent attribués des territoires importants, monastères qui entrèrent en concurrence avec de grands propriétaires terriens. Il faut cependant nuancer cet aspect car la dimension agricole au Tibet concerne des régions précises où l’agriculture est possible, les parties orientales et méridionales; mais d’autres régions désertiques, celle du haut Tibet par exemple, étaient et sont encore parcourues par des populations nomades.

Quelques précisions supplémentaires ; dans la première moitié du 13ème siècle, les mongols de Gengis-Khan et de ses successeurs qui dominaient toute l’Asie et dirigeaient la Chine (dynastie Yuan) s’intéressèrent au Tibet. Pour éviter une invasion dont ils avaient compris qu’elle serait désastreuse, les nobles et abbés des grands monastères envoyèrent en émissaire un homme remarquable Sa-Skya Pandita qui fit reconnaître le bouddhisme tout en acceptant la suzeraineté mongole. Le grand Kubilaï Khan permit le développement du bouddhisme parmi les élites mongoles et adopta une écriture inspirée par l’écriture tibétaine. Les liens entre les tibétains et les mongols furent et sont donc anciens et étroits.

Mais il en est aussi de même avec les Hans, les chinois. Lorsqu’il devint évident que la domination et l’influence mongole s’amenuisaient, que la dynastie Yuan passait la main, les émissaires des grands monastères entrèrent en contact avec les représentants de la nouvelle dynastie chinoise, celle des Ming, et ce dès le 14ème siècle. Ces liens devinrent de plus en plus étroits. Après de longues luttes internes entre monastères et tendances religieuse, la secte des bonnets jaunes, ainsi qu’on appelle la tendance dominé par rGyalba Rin-Po-Che, accéda à la fin du 15ème siècle au pouvoir politique. Ce dernier fut soutenu dans sa lutte par un prince mongol Altan Khan qui lui décerna que le titre mongol de Dalaï Lama. Ce titre fut transmis ensuite aux réincarnations successives. Parmi les réincarnations, il faut citer un Dalaï Lama remarquable, celui qu’on appelle le grand Cinquième, nommé Pan-Chen Rin-Po-Che, qui partit pour la Chine de 1651 à 1653 et fut reçu en grande pompe, avec la plus grande déférence, par l’empereur de Chine lui-même.

L’autonomie politique de plus en plus grande des bonnets jaunes, celle des Dalaï Lamas, n’eut pas que des effets bénéfiques : la prévalence des Dalaï Lamas entraîna des troubles puis des guerres civiles assez catastrophiques entre monastères et factions diverses. Le vainqueur de ces luttes fratricides, Po-lha-nas, (1689-1747), devint souverain du Tibet pendant vingt ans d’un règne calme et tranquille. Il avait le titre chinois de Wang et fut reconnu par l’empereur de Chine. A sa mort, de nouveaux troubles menèrent de nouveau le Tibet vers la guerre civile; c’est dans ce contexte que vers 1750, sur demande du nouveau Dalaï Lama, une commission impériale envoyé par l’empereur de Chine participa à la formation d’un conseil de quatre ministres, trois séculiers et un moine, commission qui fut chargée d’aider le Dalaï-Lama ou le Régent. Le gouvernement jouissait d’une très large autonomie, les ambans, ces quelques représentants de l’empereur n’étant là que pour surveiller et envoyer des rapports à la cour de Pékin. Ce nouvel équilibre s’avéra solide et perdura jusqu’en 1910.

On voit donc que le système théologico-politique lamaïsme lié au leadership des monastères des bonnets jaunes s'est installé après bien des batailles politiques, des guerres, des coups d’état, et ne put survivre que grâce à l’appui, somme toute, éclairé et très distancié, de l’administration du régime impérial chinois. Cette large autonomie s’est maintenue en très bons termes pendant quatre siècles environ.

Pendant les événements lamentables du 7 avril 2008 qui se sont passés à Paris au moment du passage de la flamme olympique, les innombrables “pro-tibétains” français ont montré leur très profonde ignorance des liens entre la Chine et le Tibet, manifestant ainsi le fond de leur âme, celle de “petits-blancs” racistes toujours prêts au lynchage “anti-chinois”. Si ces imbéciles s’étaient informés, ils auraient appris que les liens entre la Chine et la culture tibétaine sont innombrables et que la religion tibétaine fut officiellement la religion officielle des empereurs chinois d’origine mongol, les Yuan, des empereurs chinois d’origine han, dont ceux de la dynastie des Ming, des empereurs chinois d’origine Mandchoue, et ce jusqu'à l'effondrement de la dynastie Qing en 1911? Peut-être alors auraient-ils pu résister à l’incroyable campagne “anti-chinoise” orchestrée par les médias “blancs”.

En tout cas, au niveau politique, le dossier des relations entre la Chine et le Tibet n'est vraiment pas à l'avantage du lamaïsme des deux derniers Dalaï Lamas, sans cesse alliés depuis plus d’un siècle aux pires aspects du colonialisme occidentale. Pour comprendre la situation il faut d'abord se rappeler l’existence des guerres de l'opium menées par les anglais contre la Chine à partir de 1840 pour pouvoir introduire librement en Chine des caisses d'opium. Ces guerres ont abouti, comme nous le présentons plus en détail dans deux épisodes de la rubrique Notes de Lectures au démantèlement de l'empire chinois et à son dépeçage, événements qui, de famines en guerres civiles, ont fait au moins 120 millions de morts en un siècle, d'après les évaluations les plus sérieuses .

Le deuxième élément permettant de comprendre un peu l'histoire politique du Tibet lamaïste des bonnets jaunes apparaît clairement si l’on se rappelle que sur l’autre versant himalayen se trouve l’Inde et que l’Inde était aussi dominé par les coloniaux anglais. Ainsi en 1904, les troupes anglaises venues d’Inde entrent à Lhassa. Les autorités tibétaines compradores et les moines bouddhistes occupés à rechercher le Dieu vivant chez les petits garçons, signent un traité ouvrant les frontières avec l'Inde. De facto, les relations avec la Chine sont rompues sachant que par ailleurs les anglais sont aussi en Chine où ils contribuent à piller, intoxiquer le peuple chinois et à désintégrer les derniers vestiges de l'administration impériale. En 1909, la dynastie chinoise déjà chancelante décide de réagir et envoie des troupes pour rétablir son autorité. Lhassa est occupé en 1910 et le 13ème Dalaï-Lama se réfugie en Inde (déjà) pour se mettre sous la protection des anglais. Avec la fin de la dynastie mandchoue et l'accélération de la désagrégation de la Chine, le 13ème Dalaï-Lama revient à Lhassa en 1912, toujours avec l'aide des anglais.

Le soutien constant des anglais, les malheurs inouïs du peuple chinois menèrent les deux derniers Dalaï-Lamas à rompre les liens très puissants et anciens qui reliaient le Tibet à la Chine. Pendant la deuxième guerre mondiale les autorités tibétaines se rapprochèrent aussi des américains. Il se trouve que ces orientations se révélèrent désastreuses. Les 13ème et 14ème Dalaï Lamas, le 14ème étant le héros de notre histoire, ont joué les cartes du colonialisme alors qu'en 1947, les anglais quittaient l'Inde et qu'en 1949, la république populaire de Chine était créée. Les nouvelles autorités chinoises reprirent à leur compte le fait que les différents régimes chinois précédents n'avaient jamais reconnus l'indépendance du Tibet proclamée dans un pseudo-accord sans valeur entre le 13ème Dalaï-Lama et les autorités coloniales anglaises, accord qui ne fut jamais reconnu internationalement. Elles décidèrent donc de restaurer leur autorité sur cette province.

Ces rappels n'ont d'intérêt que pour mieux faire comprendre ce que représente et qui est le 14ème Dalaï-Lama, le nôtre. Il est le représentant de catégories sociales qui ont dominé de façon scandaleuse la population rurale tibétaine pendant la période de disparition de l’autorité régulatrice chinoise en 1895. C’est en effet à cette date que le 13ème Dalaï Lama prit le pouvoir et mit le Régent, le représentant de l’administration chinoise, en prison où il fut suicidé à bout portant en 1899. Cette fois, le clergé récupérait tous les pouvoirs tout en ménageant la position de l’aristocratie. Ces moines se précipitèrent alors pour se mettre au service des anglais puis des américains illustrant ainsi l’admirable formule de Cicéron «et ruerunt in servitudinem» (et ils se ruèrent dans la servitude).

La soi-disant indépendance du Tibet fut l'un des innombrables fruits empoisonnés du colonialisme anglais et s'est fondée sur le contexte du plus grand génocide de l'histoire de l'humanité, celui provoqué par les guerres de l'opium en Chine. Il ne s'agit pas de justifier la politique chinoise mais de rappeler que la médiatisation actuelle du Dalaï-Lama fait partie d'une guerre menée par les Etats-Unis et leurs alliés, blancs européens, australiens, Néo-Zélandais, etc., contre la Chine. Dans ce contexte, l'énorme soutien médiatique, la présentation de cet homme comme un saint gourou est une affaire déplaisante. En tout cas, il faut savoir que cette reprise occidentale du bouddhisme tibétain est en train de le détruire de ses racines asiatiques et de le rapprocher des catégories sociales occidentales les plus aisées et les plus déplaisantes, publicitaires, cinéastes, journalistes, financiers, etc. tous ceux qui sont en mal de "significations" capables de leur permettre de supporter leurs affreuses activités de décervelage et d’escroqueries. Une rumeur insistante circule partout en Asie où elle contribue à isoler complètement les bouddhistes d'obédience tibétaine des autres bouddhistes ; elle touche maintenant les meilleurs spécialistes européens et américains de l'histoire de la Chine et du Tibet, à savoir que le Dalaï-Lama est un agent de la CIA. Qu'il soit payé par les américains, cela est une affaire ancienne et personne n'en doute mais son engagement dans tous les trucs publicitaires de l'occident industriel implique sa participation active à la guerre générale qui se joue en Asie entre les occidentaux et ceux qui refusent leur retour.

A lire:

P. BUTEL, L’opium, Histoire d’une fascination, Paris, Perrin, 1996.

J. CHESNEAUX ET J. BASTIDE ; Des guerres de l’opium à la guerre franco-chinoise, 1840-1885. Paris, Hatier, 1969

M. DAVIS, Génocides coloniaux, Paris, La découverte, 2003