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940912 mars 2019 – La communauté des experts, aussi bien férue de l’objet de leur expertise que des relations publiques, commence à s’alarmer des progrès russes et chinois en matière d’armement ; mais piano pianissimo, cette alarme, au rythme postmoderne, bien que les termes et les trouvailles qui la justifient effraient les experts eux-mêmes.
Il s’agit essentiellement, pour notre propos de ce jour, d’un rapport suivant une simulation particulièrement sophistiquée de la RAND Corporation. C’est un événement important, qui devrait faire autorité à Washington : la RAND est le think tanks US le plus prestigieux et le plus influent pour les questions techniques de la communauté de sécurité nationale ; basée en Californie et dominant le domaine de l’expertise technique depuis 1948 (date de sa création), directement connectée à l’USAF et à l’industrie d’armement (officiellement, c’est la firme Douglas, agissant comme faux-masque de l’USAF, qui créa la RAND). Ses analyses reflètent et inspirent à la fois les conceptions des milieux experts des forces armées : une étude de la RAND ainsi présentée publiquement fait autorité et indique selon les normes de la communication ce que le Pentagone et la communauté de sécurité nationale pensent et doivent penser à la fois.
En effet, RAND est venue à Washington présenter un rapport très technique sur des simulations d’une Troisième Guerre mondiale au CNAS (Center for a New American Security), autre think tank mais plus doué en relations publiques et établi en 2007 pour présenter une vision “bipartisane” de la politiqueSystème suivie par les USA ; c’est-à-dire, un institut recyclant la politique-neocon habillé d’une parure de consensus washingtonien dans le sens évidemment belliqueux qu’on imagine. La séance d’information a été rapportée par divers médias, et nous citons aussi bien ZeroHedge.com que SouthFront.org.
Le rapport, présenté le 7 mars, envisage divers scénarios des engagements au plus haut niveau des USA contre la Russie ou contre la Chine. Le verdict est peu encourageant : “Nous nous ferons péter le cul !” : «
“Dans nos simulations, lorsque nous affrontons la Russie et la Chine, les Bleus [les USA] se font péter le cul”, a déclaré jeudi l'analyste de RAND David Ochmanek. “Nous perdons beaucoup de gens, nous perdons beaucoup d’équipements. Nous n'atteignons généralement pas notre objectif d'empêcher l'agression de la part de l'adversaire”, a-t-il averti. »
Et pour suivre, sur l’état général des conclusions du rapport :
« Alors que la Russie et la Chine développent des chasseurs de cinquième génération et des missiles hypersoniques, “nos éléments reposant sur des infrastructures de base sophistiquées, telles que des pistes et des réservoirs de carburant, vont connaître de graves difficultés”, a déclaré Ochmanek. “Les unités navales de surface vont également connaître de graves difficultés”
» “C’est pourquoi le budget 2020 présenté la semaine prochaine prévoit notamment de retirer du service actif le porte-avions USS Truman plusieurs décennies à l’avance, et d’annuler une commande de deux navires amphibies de débarquement, comme nous l’avons signalé. C’est aussi pourquoi le Corps des Marines achète la version à décollage vertical du F-35, qui peut décoller et atterrir sur des pistes aménagées très petites et très rustiques, mais la question de savoir comment entretenir en état de fonctionnement un avion de très haute technologie dans un environnement de très basse technologie reste une question sans réponse”, selon le site Breaking Defence... »
Certains points spécifiques des équipements par rapport aux simulations de la RAND font l’objet de précisions et d’observations, – en général très critiques, parce que personne ne semble satisfait de l’état des forces et de leurs capacités en cas de conflit. On en signale ici l’une et l’autre, par ailleurs sur des sujets déjà connus, et avec des conclusions qui n’étonneront personne, dans tous les cas parmi les lecteurs de dedefensa.org.
• Le F-35, l’inépuisable JSF. On a lu plus haut cette remarque selon laquelle le F-35B des Marines à décollage vertical (ADAC/ADAV) trouvait sa justification dans les conditions dévastées pour les USA d’un conflit à venir, mais qu’on doutait grandement qu’il puisse jouer un grand rôle opérationnel à cause de l’extrême complexité de l’entretien opérationnel de l’avion dans un tel environnement. Un autre intervenant ajoute cette remarque, où l’on pourrait voir une ironie désabusée :
« “Dans tous les scénarios auxquels j’ai eu accès”, a déclaré Robert Work, ancien secrétaire adjoint à la Défense ayant une grande expérience des exercices opérationnels, “le F-35 est le maître du ciel quand il parvient à s’y trouver mais il est détruit au sol en grand nombre”. »
Cette remarque, d’ailleurs bien trop follement optimiste sinon utopiste (ou ironique ?) pour les capacités du F-35 lorsqu’il parvient à se mettre en position de combat aérien, marque surtout la prise en compte de la fin de l’ Air Dominance pour l’USAF et les forces aériennes US en général, du fait de la puissance nouvelle acquise notamment par les Russes, suivis par les Chinois en pleine expansion militaire.
• La décision de retrait et de mise en réserve (“mise en cocon”) du porte-avions USS Truman, annoncée au début du mois, a d’abord été présentée comme une manœuvre de l’US Navy pour obtenir un budget supplémentaire pour garder cette unité en service actif et poursuivre en même temps la construction des deux premiers classes USS Gerald R. Ford, toujours aussi catastrophiques et empilant délais sur augmentation de coût. (On cite le précédent d’une manœuvre similaire lorsque la Navy avait prévu de faire subir le même sort au USS George-Washington en 2012, la Maison-Blanche allouant avec le soutien du Congrès les fonds nécessaires pour éviter cette réduction de la flotte des onze porte-avions de la Navy.) La Navy économiserait jusqu’à $30 milliards en écartant le Truman qui va bientôt entrer en refonte de mi-vie s’il reste en service (un travail très complexe, coûteux et long : 2024-2028).
Mais on voit que la RAND suscite une explication qu’elle renforce d’autres constats, qui impliquerait que la Navy estime le danger des nouvelles armes hypersoniques trop grand pour continuer à mettre toute sa puissance stratégique sur les porte-avions. Venant de la RAND, avec tout son crédit, la chose doit être considérée sérieusement, pour marquer combien les USA commenceraient à prendre conscience de la puissance de leurs adversaires stratégiques du fait de la percée majeure constituée par les missiles hypersoniques.
• Un autre exemple des insuffisances considérables débusquées par la RAND concerne la couverture anti-aérienne des forces terrestres. Les experts du think tank ont fait leur compte, ce qui est illustré par cette remarque :
« ... Si l'on se base sur une situation purement hypothétique [selon les moyens actuels], “si nous partions en guerre en Europe, il y aurait une unité de [missiles sol-air de défense aérienne] Patriot qui serait disponible pour y être envoyée, pour être déployée à la base de Ramstein. Et c'est tout”, dit Work avec amertume. L’US Army compte 58 brigades de combat mais ne dispose d’aucune capacité de défense anti-aérienne et antimissile pour les protéger contre des attaques de missiles venues de la Russie. »
Cette situation US est en complet contraste avec celle des Russes, qui intègrent dans leurs forces terrestres des unités de défense anti-aérienne chargées de la protection des forces en campagne. C’est d’ailleurs autant une question de moyens qu’une question structurelle et même psychologique. Les forces armées US ont toujours fonctionné depuis 1945 selon le principe qu’elles disposaient d’une totale domination aérienne qui jouaient un rôle d’interdiction quasi-impénétrable. Cette situation est très largement mise en cause aujourd’hui, notamment avec les progrès russes en matière d’A2/AD.
(« [Z]ones dite A2/AD, ou Anti-Access/Area-Denial ; c’est-à-dire des sortes de No-Fly-Zone pour l’aviation ennemie, du fait des moyens russes parfaitement intégrés de détection, de brouillage et de contrôle électroniques, et de destruction, qui transforment toute incursion aérienne ennemie dans ces zones en un risque inacceptable »).
Non seulement les forces US sont affaiblies, non seulement l’apparition des missiles hypersoniques donne aux Russes une puissance de feu d’une catégorie nouvelle et révolutionnaire, mais en plus la structure des forces US est fondée sur le postulat psychologique quasi-inconscient (“inculpabilité-indéfectibilité”) de la supériorité US (notamment aérienne) qui dispense ces forces d’avoir une défense organique puissante.
Quel conseil donne la RAND pour redresser cette exceptionnelle situation crisique ? Surprise, surprise... Les extraits concernant le conseil de la RAND valent d’être citées pour mesurer l’impuissance de l’expertise, tant au niveau de l’appréciation des problèmes présents et à venir (personne n’a vu venir les hypersoniques russes et chinois, tout comme la prise de la Crimée) que des appréciations prospectives, à la mesure de l’impuissance de la puissance militaire US :
« L’Air force demandait à la RAND un plan pluriannuel pour améliorer les résultats des simulations en faveur des USA, explique Ochmanek. “Nous avons estimé impossible de dépenser plus de $8 milliards par an” pour résoudre les problèmes. “C’est-à-dire $8 milliards pour l’Air Force. Triplez cette somme pour inclure l’Army et la Navy (incluant le Corps des Marines) et vous obtenez $24 milliards.”
» Work est moins inquiet concernant une guerre à court-terme, disant que ni la Chine ni la Russie ne sont prêtes pour la faire parce que leur effort de modernisation n’est pas encore terminé. Il estime qu’aucun grand conflit majeur n’est à craindre avant 10 à 20 ans. Il a déclaré que “$24 milliards par an pour les cinq prochaines années seraient une somme adéquate” pour préparer les militaires pour la Troisième Guerre mondiale”. »
Bien entendu, tout cela, ces budgets supplémentaires, rencontre parfaitement l’état d’esprit de la direction civile, Trump en tête, – ô combien, et comment ! Son budget pour 2020, qui vient d’être présenté devant le Congrès, prévoit une seule augmentation : plus d’argent, toujours plus d’argent pour le Pentagone (4,7% d’augmentation, pour atteindre $750 milliards officiels, – la vérité budgétaire étant qu’il faut aller jusqu’au-delà de $1 200 milliards annuels désormais si l’on tient compte de divers autres postes gouvernementaux et autres budgets “secrets” entrant dans l’enveloppe budgétaire du renforcement militaire). Toutes les dépenses sociales et infrastructurelles sont sacrifiées dans ce budget que les démocrates devraient, selon ZeroHedge.com, « interpréter comme une déclaration de guerre de Trump » (une de plus).
Une autre interprétation, de ce 12 mars 2019, est celle de WSWS.org qui met en évidence un aspect du budget, en tire des conclusions immédiates qui concerne des projets de guerre, et pour notre compte rend encore plus incertains (du point de vue du moyen et du point de vue du budget selon les normes US) les conseils d’augmentation budgétaire du Pentagone par la RAND, avec l’affirmation si étrange de Ochmanek qu’il est « impossible de dépenser plus de $8 milliards par an » (« We found it impossible to spend more than $8 billion a year to fix the problems ») pour préparer convenablement les forces armées US en pleine déroute à la “Troisième dernière”. En effet, WSWS.org s’attache au constat que, dans le nouveau budget du Pentagone, l’organisation chargée des opérations d’intervention (d’urgence) à l’étranger passe d’un budget de $69 milliards en 2019 à un budget de $164 milliards en 2020... Une somme énorme qui figure étrangement à côté du verdict de la RAND pour un enjeu si essentiel qu'une préparation à la guerre mondiale, et constitue une sorte de “pioche” où l’on peut prendre des poignées de $milliards sans contrôle trop exigeant.
WSWS.org constate donc, et commente :
« Le chiffre le plus surprenant et le plus inquiétant dans la demande de budget est l’augmentation proposée pour les Opérations d’Urgence Outremer (Overseas Contingency Operations, – OCO), la catégorie des interventions à l’étranger qui comprend le financement des interventions américaines en Afghanistan, en Irak et en Syrie, de la guerre par drones à l’échelle plus large du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, ainsi que les forces US déployées en Europe aux frontières de la Russie (Initiative de Dissuasion Européenne). Alors que le budget de l'exercice 2019 prévoit 69 milliards de dollars pour OCO, la demande pour l'exercice 2020 grimpe à 164 milliards de dollars. [...]
» Quelle que soit la vérité de ces affirmations [sur une stratégie comptable agréée entre la Maison-Blanche et le Congrès], il reste qu’injecter près de 100 milliards de dollars supplémentaires dans des opérations d’intervention à l’étranger a des implications bien au-delà des manœuvres de Trump avec le Congrès et devrait provoquer des inquiétudes très fortes à Téhéran, Moscou et Beijing. Cela donnerait au Pentagone plus que suffisamment d’argent pour mener une guerre majeure, comme une invasion de l’Iran ou du Venezuela, deux cibles de crise de Trump ces derniers mois, ou de la Corée du Nord, si les négociations en cours entre Washington et Pyongyang s’effondraient complètement. Cette somme considérable pourrait même servir à financer les premières étapes d’une guerre avec la Chine ou la Russie, si un tel conflit ne dégénérait pas immédiatement en un holocauste nucléaire destructeur.
» De plus, étant donné les efforts constants de Trump pour utiliser la déclaration d'une "urgence nationale" fictive à la frontière américano-mexicaine pour réorienter les fonds du Pentagone vers la construction de son mur frontalier, la création d'un gigantesque fonds d'investissement de 164 milliards de dollars fournirait au commandant-en-chef quasiment toute liberté pour les opérations militaires dans le monde ou aux États-Unis. Pour donner une idée de l'ampleur de l'allocation de guerre, le budget OCO de 164 milliards de dollars équivaut à peu près au budget militaire total de la Chine, soit 168 milliards de dollars, et près de trois fois le budget militaire de 63 milliards de dollars de la Russie. Cela permettrait de financer [un nombre impressionnant de “murs”] sur la frontière américano-mexicaine. »
La distance considérable entre la situation présente de la puissance militaire de l’américanisme (telle qu’on la découvre actuellement avec un certain réalisme alors qu’elle est déjà en plein développement dès la fin des années 2000) et l’aveuglement conformiste réduit à la seule comptabilité sont caractéristiques de la crise monstrueuse de cette même puissance militaire de l’américanisme. L’irruption de Trump, si complètement incontrôlable, si complètement adepte de la contrainte illégale, de l’argent et de l’illusion (téléréalité), a accéléré d’une façon exponentielle le désordre de ce centre de puissance, le Pentagone, dont plus personne ne songe à noter qu’il est privé de son autorité civile suprême, puisque sans ministre depuis plus de trois mois. On a aujourd’hui une situation exemplaire née de ce désordre avec ces contradictions qu’on peut constamment relever entre les évaluations, les orientations, les projets divers, en même temps que les constats de surpuissance ou d’impuissance c’est selon...
Il y a exactement un mois avant l’exposé de la catastrophe par la RAND, se développa une éphémère campagne à la suite du retrait des USA du traité FNI, ce retrait pouvant lancer, selon des experts-journalistes et des journalistes-experts, une nouvelle “course aux armements” en Europe entre la Russie et les USA qui verrait un triomphe américaniste. L’article de Reuters du 7 février 2019 était particulièrement révélateur de cette thèse dont le but à peine dissimulé affirmait que la Russie, comme l’URSS dans les années 1990, ne pourrait pas soutenir une “course aux armements” contre la superpuissance US qui dispose de tant et tant de tonnes de banknotes pour son budget du Pentagone, pour le JSF et le reste...
La thèse comportait plusieurs points :
• Il y a eu une “victoire” des USA sur l’URSS dans les années 1980, grâce au développement d’armes nouvelles (essentiellement les technologies de la SDI/“guerre des étoiles”). L’URSS s’est totalement épuisée à tenter de vouloir suivre et c’est effondrée. Cette interprétation, développée par une alliance neocon-CMI (Complexe Militaro-Industriel), n’a été qu’un montage, démenti par les déclarations des acteurs soviétiques et des documents (voir notamment le 30 avril 2010). En fait, les Soviétiques n’ont jamais participé à la course aux armements dans les années 1985-1991, ayant complètement abandonné cette sorte d’activité pour se concentrer sur les “révolutions” intérieures gorbatchéviennes (glasnost surtout et perestroïka).
• Les “historiens”-neocons et appointés par le CMI ont développé cette thèse pour justifier bien entendu de vastes dépenses sur les armements, c’est-à-dire moins pour produire des armements que pour alimenter en argent important les points centraux du CMI. Il n’est d’ailleurs rien sorti de la première phase de la SDI par rapport aux projets mirifiques des années 1983-1985 (type interceptions des ICBM par rayons laser, etc.), soit $150 à $300 milliards dépensés bien à la légère en 10-15 ans.
• La question que ne se pose, et pour cause, aucun plumitif-expert appointé tel celui qui intervient pour Reuters ou bien ceux de la RAND un mois plus tard mais dans une intention très différente jusqu’à être inverse, est bien celle-ci : à quoi sert l’énorme supériorité financière du Pentagone sinon à son entreprise d’autodestruction, si elle aboutit à des catastrophe telles que celle du JSF, celle du USS Gerald R. Ford, celle du destroyer DG1000 Zumwalt ? Ce que le Pentagone expérimente aujourd’hui, c’est l’effondrement du technologisme ou le “principe de Peter“ porté à son point de perfection :
« Cet effondrement correspond également aux limites atteintes et dépassées, – Principe de Peter appliqué à la civilisation dans ce cas, – du technologisme. Une inversion complète, bien dans le style du Principe, s’est opérée. Le technologisme qui était le garant du progrès est aujourd’hui la garantie universelle de l’effondrement du progrès. L’augmentation du budget militaire qui était l’intervention comptable nécessaire à l’augmentation de la puissance est devenue l’intervention comptable garante de l’effondrement de la puissance : le “trumpisation de l’Empire” est aujourd’hui une réalité comptable qui précède la réalisation stratégique et géographique de la chose en accélérant une déconstruction radicale de la puissance US. (Utilité des déconstructeurs finalement, lorsque vous les faites travailler dans le domaine de l’inversion.) »
Entre la thèse de l’écroulement de la Russie par la contrainte de la dépense et l’hypothèse de la RAND d’un redressement in extremis par une poignée de $milliards du Pentagone devenu un Titanic sans capitaine mais avec son iceberg, l’argent règne. Il (l’argent) est plein de brio pour faire le bonheur des actionnaires de Lockheed Martin & compagnie, et faire office encore plus efficace d’iceberg pour le USS Pentagone.
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