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2349Il y a une semaine, le vol 9628 de la compagnie MetroJet/Kogalymavia, qui transportait 224 passagers et hommes d’équipage tous de nationalité russe, a explosé en plein vol au-dessus du Sinaï. Les débris ont été retrouvés, identifiés, et idem pour les fameuses boîtes noires qui sont en cours de dépouillement ou qui sont entièrement dépouillées. Au départ, il y avait une sorte d’entente générale pour écarter l’hypothèse d’un tir de missile, d’envisager sans réelle conviction l’hypothèse d’une bombe, et de privilégier l’incident mécanique aux conséquences radicales et extraordinaires. Aujourd’hui, c’est la thèse de la bombe à bord qui émerge de plus en plus précisément, avec les Britanniques extrêmement actifs pour toutes sortes de raisons, mais notamment parce qu’il y a 20.000 de leurs nationaux en vacances à Charm El-Sheikh. Les Britanniques ont pris la décision peu ordinaire d’interrompre tous les vols prévus pour le retour normal de ces touristes, qui restent donc sur place, presque dans l’extraordinaire position d’être comme des “otages” ou des “prisonniers” d’on ne sait quoi. (DEBKAFiles, qui, dès le premier jour, a affirmé qu’il s’agissait d’une attaque terroriste, les désigne ce 5 novembre comme : « 20.000 Britons under siege »)
On a là-dessus une toute petite idée du désordre qui accompagne cet évènement, où chacun joue double, sinon triple jeu, tout cela correspondant à la complexité inouïe de la situation au Moyen-Orient, et la complexité à mesure, multiplié géométriquement par les esprits enfiévrés de narrative, des effets imprévus et inattendus des actions des principaux acteurs.
• ... Mais restons-en à DEBKAFiles. Dès le premier jour, le 31 octobre, le site israélien a privilégié la thèse de l’attentat, accréditant de facto le “communiqué” de Daesh du 31 octobre dans l’après-midi, et continuant à insister sur la possibilité qu’il s’agisse d’une attaque par missile. Le 5 novembre encore, dans le texte cité, la possibilité d’une attaque par missile est explicitée par la référence à l’organisation terroriste opérant en Libye Ansar al Sharia, responsable de l’attaque de Benghazi qui coûta la vie à l’ambassadeur des USA. Ansar al Sharia disposerait de missiles de fabrication russe Buk (code-OTAN SA-11), de moyenne portée (entre 5 et 50 kilomètres), venus des arsenaux libyens du temps de Kadhafi. « Ce groupe terroriste ultra-violent a des liens opérationnels très étroits avec le groupe ISIS dans le Sinaï, et il est tout à fait possible qu’il ait transféré ce système de Libye dans le Sinaï... »
D’abord plutôt “satisfait” de cette attaque présentée comme une riposte efficace à l’activité russe en Syrie qui gêne les opérations israéliennes, DEBKAFiles a changé de ton le 5 novembre, pour se faire plus alarmiste pour un certain nombre pays, y compris Israël, ce qui pourrait refléter effectivement le sentiment des sources du renseignement israélien du site, et leur volonté de le faire savoir... « Alors que de plus en plus de gouvernements occidentaux se rapprochent de la thèse que le crash de l’avion russe a été causé par un engin explosif, les sources contre-terroristes de DEBKAFiles répètent que l’on ne peut pas écarter la thèse d’un tir de missile. L’argument développé mercredi par Washington et Londres selon laquelle les organisations terroristes ne disposent pas de missiles capables d’atteindre et d’abattre de tels avions est simplement incorrecte. La possession par ISIS-Sinaï de systèmes de missiles sol-air avancés met non seulement en danger les avions dans l’espace aérien de la péninsule, mais aussi les avions volant au-dessus du Canal de Suez ainsi que sur des parties de l’Arabie saoudite, de Jordanie et d’Israël. »
• Le même texte considère d’un œil critique l’absence d’initiative de certains pays particulièrement concernés par la situation à Charm-Sinaï, notamment les Britanniques, qui se sont beaucoup agité et ont affirmé dès mardi leurs doutes quant à la possibilité d’un attentat, jusqu’à la décision de suspendre tout vol de ou vers Charm avec des nationaux britanniques à bord, – effectivement comme s’ils craignaient des tirs de missiles. En attendant, observe DEBKAFiles, ils n’ont préparé aucun plan pour les “20.000 vacanciers britanniques assiégés” à Charm El-Cheikh. Conclusion du site israélien : Jusqu’ici, les hésitations, changements de version, refus de commentaire, etc., des principaux pays concernés n’ont qu’un but : « ...gagner du temps pour ne rien faire contre ISIS dans le Sinaï. Ni les USA, ni la Russie, ni la Grande-Bretagne, ne sont prêts à envoyer des forces dans la péninsule pour affronter directement les terroristes. »
Ces commentaires signalent qu’on est en train de passer de la seule affaire de la destruction en vol (accidentelle ou provoquée) d’un charter russe à celle de la sécurité sur le territoire du Sinaï, qui est un point très important d’affrontement avec le terrorisme, en plus des points classiques (Syrie, Irak, Afghanistan). Si on s’est tant attaché aux évolutions et précisions de DEBKAFiles, c’est parce que le site donne une bonne idée, vues ses connexions directes, de l’évolution des évaluations des services de sécurité israéliens. L’on a donc vu l’humeur passer d’une certaine “satisfaction” que la Russie, qui a pris un certain monopole du contrôle du ciel syrien, ressente un contrecoup de cette opération qui frustre les Israéliens en les privant d’une partie importante de leur liberté de manœuvre ; à une inquiétude affirmée pour la sécurité de l’espace aérien de la région (dont celui d’Israël) devant l’activité des groupes terroristes, sans doute équipés, pour certains dont DEBKAFiles, de systèmes d’armes avancés et dévastateurs, hérités soit des aventures catastrophiques des pays du bloc BAO (Libye), soit de l’incroyable tortuosité de la politique US multidirectionnelle et multi-contradictionnelle. Qui plus est, effectivement, l’affaire du vol 9628 montre, une fois de plus, l’impréparation des acteurs militaro-politiques extérieurs devant certaines actions ou certains théâtres de l’action des terroristes, alors qu’ils sont pour la plupart responsables de la constante aggravation de la situation et du renforcement des groupes terroristes toujours pour les mêmes raisons.
• Un autre point de vue est dominé par le facteur de la concurrence entre la Russie et les pays du bloc BAO. Il est exposé dans un texte de Justin Raimondo, sur Antiwar.com, qui détaille les hypothèses et les louvoiements, notamment des USA et de UK, vis-à-vis de la version de la destruction du vol 9628. Raimondo cite diverses interventions, interprétations, etc., essentiellement du côté US, pour en arriver à la conclusion qu’il s’agissait essentiellement de créer continuellement une situation qui soit le moins favorable à la Russie. Pour lui, si la partie USA-UK n’a pas immédiatement évoqué la thèse de l’attentat, c’est pour éviter un mouvement de sympathie de l’opinion publique en faveur des Russes. Il y a eu aussi les diverses théories plus complexes jusqu’aux plus rocambolesques, comme celle d’un “inside job” du FSB (l’attentat organisé par le FSB lui-même, pour obtenir cet effet de sympathie prorusse), qui a été aussitôt soutenue avec enthousiasme par l’exceptionnel sénateur McCain.
« According to numerous news reports, intercepts of “internal communications” of the Islamic State/ISIS group provided evidence that it wasn’t an accident but a terrorist act. Those intercepts must have been available to US and UK government sources early on, yet these same officials said they had no “direct evidence,” as Clapper put it, of terrorist involvement. Why is that? And furthermore: why the general unwillingness of Western governments and media to jump to their usual conclusion when any air disaster occurs, and attribute it to terrorism?
» The answer is simple: they didn’t want to arouse any sympathy for the Russians. Russia, as we all know, is The Enemy – considered even worse, in some circles, than the jihadists. Indeed, there’s a whole section of opinion-makers devoted to the idea that we must help Islamist crazies in Syria, including al-Qaeda’s affiliate, known as al-Nusra, precisely in order to stop the Evil Putin from extending Russian influence into the region.
» In a broader sense, the reluctance to acknowledge that this was indeed a terrorist act is rooted in a refusal to acknowledge the commonality of interests that exists between Putin’s Russia and the West. The downing of the Metrojet is just the latest atrocity carried out by the head-choppers against the Russian people: this includes not only the Beslan school massacre, in which over 700 children were taken hostage by Chechen Islamists, but also the five apartment bombings that took place in 1999. The real extent of Western hostility to Russia, and the unwillingness to realize that Russia has been a major terrorist target, is underscored by the shameful propaganda pushed by the late Alexander Litvinenko, and endorsed by Sen. John McCain, which claims that the bombings were an “inside job” carried out by the Russian FSB – a version of “trutherism” that, if uttered in the US in relation to the 9/11 attacks, is routinely (and rightly) dismissed as sheer crankery. But where the Russians are concerned it’s not only allowable, it’s the default. A particularly egregious example is Russophobic hack Michael D. Weiss, who, days before the downing of the Russian passenger plane, solemnly informed us that Putin was “sending jihadists to join ISIS.” Boy oh boy, talk about ingratitude! »
• D’une façon générale, les Russes restent extrêmement prudents, se retranchant derrière les procédures de l’enquête, dont l’appréciation officielle était jusqu’à ces derniers jours qu’elles peuvent durer plusieurs mois avant de donner leurs conclusions. Il n’empêche que Poutine vient de décider, sur la recommandation du chef du FSB, d’annuler les vols russes vers l’Égypte, sans qu'on sache précisément pour quelle durée ; par mesure de précaution, certes, mais une précaution qui en dit long dans le climat actuel. Même des partisans décidés de la Russie et de Poutine, comme le Saker-US, concluent d’une façon assez nette, après plusieurs jours de silence pour pouvoir mieux mesurer les éléments de cette affaire, que le vol 9628 a été victime d’un attentat. (Mais le Saker-US rejette absolument l’idée d’un missile sol-air, pour favoriser l’hypothèse d’une bombe posée à bord de l’avion, avec la complicité de l’un ou l’autre membre des services de sécurité égyptiens, ou la très mauvaise qualité de ces services en général.)
Quoi qu’il en soit, les Russes sont furieux vis-à-vis des Britanniques, qui disent avoir eu des indices sinon plus de la préparation d’une attaque avant la destruction du vol 9628. Leur argument est évident et ne porte nullement sur la véracité des indications, mais simplement sur ceci : “Si vous aviez des indices, vrais ou faux, pourquoi ne pas nous les avoir communiqués ?” ... La réponse étant sans doute, simplement : “parce que vous êtes Russes”. La question qui se pose à propos de cet incident est de savoir si les Russes protestent pour la forme, pour avancer dans la guerre de communication avec le bloc BAO, ou bien s’ils croient encore qu’il existe une forme ou l’autre de possibilité de coopération sincère entre la Russie et le bloc BAO (ou, dans tous les cas, certains pays du bloc BAO, essentiellement les Anglo-Saxons). Si c’est la deuxième réponse, il faut alors déplorer chez eux un reste de naïveté dont ils devraient se débarrasser au plus vite.
• Mais, incontestablement, le pays le plus touché par l’attentat est l’Égypte, beaucoup plus que la Russie. Il est d’ailleurs raisonnable de penser que l’attitude des Russes, plutôt embarrassés entre leur prudence sinon le déni de certaines indications, et tout de même certaines mesures de précaution, vient pour beaucoup de leur volonté de ménager au maximum l’Égypte, d’éviter de mettre Sissi dans l’embarras en renforçant l’idée que ce pays n’a pas de système de contrôle de sécurité efficace. La Russie a misé gros sur ses relations stratégiques avec l’Égypte d’une part, et d’autre part elle pourrait calculer qu’à l’occasion de cet incident, au cours duquel le couple USA-UK n’a rien fait pour aider l’Égypte bien au contraire, ce pays devrait se rapprocher décisivement de l’axe Russie-Syrie-Iran-Irak dont il est déjà proche.
(Il ne nous semble pas que ce soit un gros risque de la part des Russes de réagir de façon si mesurée. Notre sentiment est que, pour l’opinion publique, la destruction du vol 9628 a plus à voir avec l’attaque terroriste constante dont la Russie est l’objet depuis plus d’une décennie qu’avec la présence russe en Syrie. Le Saker-US nous semble avoir raison lorsqu’il écrit : « As soon as the Russian military operation in Syria began, officials were asked whether this would not dramatically increase the risks of terrorist attacks against Russian. Their answer was always the same one: “we already are under maximal threat, this does not make it worse“. This is forgotten in the West, but Russia is still battling a terrorist insurgency in Dagestan. Wahabi crazies are regularly arrested even in Moscow! » A notre sens, la réaction de l’opinion publique russe pourrait être contraire à celle que certains pourraient attendre : un durcissement vis-à-vis du terrorisme, une assimilation plus complète de l’intervention russe eh Syrie à la lutte contre le terrorisme qu’elle n’était faite jusqu’alors, – plutôt que comme un simple soutien à Assad.)
Finalement et outre de montrer une fois de plus le désordre général de la situation, et des situations au Moyen-Orient, la destruction du vol 9628 devrait surtout avoir pour effet de faire entrer l’Égypte de plain-pied dans le chaudron moyen-oriental autour de la Syrie, beaucoup plus qu’elle ne l’a fait jusqu’ici, avec des risques d’extension du désordre international et multinational au Sinaï lui-même. L’Égypte va être touchée de plein fouet par l’attaque, avec une réduction supplémentaire du tourisme étranger dans le pays qui constitue une grosse source de revenus. D’autre part, l’attaque met clairement en lumière la connexion entre le centre syrien de la crise d’une part, l’extension libyenne d’autre part, en rappelant le rôle que la Libye joue comme pourvoyeuse de désordre dite “de second rideau”, et l’Égypte coincée entre les deux. On y ajouterait même, cerise énorme sur le gâteau, l’Algérie sur l’aile occidentale de la Libye, qui est particulièrement “travaillée” par les divers groupes terroristes, de contrebande, de crime organisé en ce moment où le pouvoir politique se délite rapidement, et qui constitue actuellement la principale préoccupation interne de certains services de renseignement d’un possible embrasement à venir.
Dans ce cadre absolument menaçant, l’Égypte est pratiquement enfermée dans une position où les choix diminuent et où les urgences s’imposent. Notre appréciation est que l’Égypte ne pourra faire autrement que quitter son attitude passive et défensive, qu’elle devra nécessairement passer à l’offensive, éventuellement hors de son territoire strictement dit, sous peine de connaître des remous internes qui pourrait conduire à un basculement total du pays dans l’anarchie. C’est finalement une situation assez générale, lorsqu’on considère les évènements d’une façon intégrée. Le désordre grandit et s’étend à une telle rapidité, et l’incontrôlabilité de la situation à mesure, qu’il n’est plus possible, le plus souvent, de rester sur des positions défensives, selon une stratégie de la forteresse. Nous pensons qu’il va falloir très vite accepter l’argument, de la part des Russes, que le principal motif de leur intervention en Syrie est bien un effort pour bloquer l’extension du terrorisme vers le Caucase, directement ou indirectement. L’implication de l’Égypte, si elle se fait, devrait avoir des effets collatéraux importants, notamment sur ses relations avec l’Arabie qui est son principal pourvoyeur de fonds, mais qui se trouve elle aussi dans une situation en constante aggravation interne avec notamment une réduction notable de ses revenus pétroliers et surtout avec le conflit avec le Yemen, avec actuellement une situation militaire inquiétante. (Selon les Iraniens, les attaques et incursions yéménites en territoire saoudiens se multiplient.)
Quoi qu’il en soit, si la destruction du vol 9628 est bien un attentat de Daesh contre la Russie pour riposter contre l’intervention russe en Syrie, ce n’est pas une affaire qu’on peut maintenir dans ce strict cadre. C’est une affaire, une crise dans la crise comme d’habitude, dont les conséquences vont largement dépasser ce seul antagonisme Russie-Daesh, et même le seul théâtre conflictuel de la Syrie. Là aussi, le phénomène de la tache d’huile va jouer à fond, contribuant à élargir encore le cercle maléfique du désordre, avec des acteurs qui, de plus en plus, et même ceux qui paraissent les plus raisonnables, n’ont plus rien à perdre dans un engagement de plus en plus décisif ; il ne s’agit certainement pas d’un embourbement comme certains le prévoit en se référant à un cas classique d’une époque disparue, mais au contraire d’un accroissement de la potentialité explosive de l’ensemble qui constitue l’arrière-plan constant de la situation nouvelle.
Mis en ligne le 6 novembre 2015 à 23H50