Les folies de la CIA-bouffe

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Les folies de la CIA-bouffe

29 février 2016 – J’ai vu, sur la chaîne Histoire une série en trois parties chronologiques intitulée CIA, guerres secrètes, documentaire produit par ARTE en 2003, de William Karel, avec comme “conseiller historique“ Alexandre Adler, – c’est dire que nous ne sommes ni dans la dissidence n dans la subversion antiSystème (quoique AA, en 2003, du temps du discours de Villepin à l’ONU avant la guerre en Irak, se devait de se permettre une attitude quelque peu critique de nos “grands alliés” américains). Les trois séries couvrent successivement 1947-1977, 1978-1989, 1990-2003. Les documentaires sont très largement constitués, au moins dans un rapport 50-50, sinon plus en faveur de ces interventions, d’interventions d’un nombre respectables de personnalités, officiers de la CIA et du FBI, de fonctionnaires de la sécurité nationale ; on y trouve même un journaliste (Jim Hoagland, du Washington Post). (Le FBI est présent à cause de ses rapports avec l’Agence, et selon un antagonisme fixé dès l’origine, puisque la CIA, lorsqu’elle fut fondée en 1947 pour reprendre le rôle de l’OSS de la guerre, priva le FBI de ce que J. Edgar Hoover lorgnait pour lui, c’est-à-dire l’extension de ses compétences et de son action au domaine extérieur, de l’analyse à l’action directe.) Enfin, cette précision qu’on voit et entend plusieurs directeurs ou vice-directeurs de l’Agence convoqués spécifiquement pour ce document (Richard Helms, James Schlesinger, Stansfield Turner, Frank Carlucci [directeur-adjoint], William Webster [venu en 1987 de la direction du FBI], Robert Gates, James Woolsey).

Je dirais, pour résumer mon propos et mon intention dans cet énoncé un peu fastidieux, que le casting est solide et les sources assurées. Il me semble qu’il serait difficile de trouver mieux pour réaliser ce qu’on pourrait nommer “une histoire officielle et vertueuse de la très-formidable et très-efficace puissance qu’est la CIA”. Pourtant, c’est exactement l’inverse ; le résultat et l’effet général, rassemblés dans des sarcasmes, des yeux au ciel type-“vous avez compris ce que j’en pense”, des sourires et rires sardoniques, des mines accablées, une stupéfaction à peine feinte et restituée, des hochements de tête absolument désolés de tous ces messieurs (pas une seule dame parmi eux), sont absolument, horriblement, irrémédiablement catastrophique. L’action de la CIA elle-même autant que la façon dont le pouvoir politique utilisa l’action de la CIA, sans discontinuer, sans interruption, sans perte de rythme, sont une succession d’erreurs, d’évaluation faussaire, de perceptions déformées par la vanité et l’assurance de soi, de grossiers aveuglements, d’errements extravagants, de montages à finalité catastrophiques, et tant d’autres choses de la même eau... Tout cela est résumée par deux observations de Robert Steele, officier du service action, s’exclamant à une première reprise « La CIA est le plus mauvais service de renseignement du monde », et à une seconde « A chaque fois qu’on croit que les Américains ont atteint les limites de la stupidité, ils font quelque chose de plus stupide encore ».

Ces diverses mimiques et appréciations s’adressent essentiellement à une CIA spécifique, on pourrait dire la CIA deuxième période. Dans la série, la période de l’après-guerre est assez vite expédiée alors qu’elle ne manque ni d’intérêt, ni de coups fourrés, ni d’attaques subversives (Iran, Guatemala), ni d’entreprises générales de subversion, mais dans un climat marqué encore par les stigmates et l’angoisse de la Deuxième Guerre mondiale, avec certains officiers et des agents issus de l’OSS qui avaient l’expérience des contacts extérieurs approfondies. (Des initiatives comme la grande offensive culturelle anticommuniste du Congress for Cultural Freedom des années fin-1945-1960 constituèrent sans aucun doute des succès [voir Who Paid the Piper ? de Frances Stonor Saunders].) La seule période de la CIA prise avec gravité, est celle qui va du tout-début des années 1960 jusqu’à la terrible rupture de 1975-1976 (la CIA en procès devant le Congrès, la commission Church). On se trouve devant les opérations de liquidation de masse ou d’intervention clandestine massive, d’opérations de déstabilisation manifestes, d’espionnage intérieur, etc., qui ont été largement rendues publiques et investiguées. (Les attaques contre Cuba, opération Phoenix au Vietnam, opération Chaos aux USA, la chute d’Allende au Chili, les opérations de déstabilisation type-Gladio en Europe, etc..). La période se termine par le Watergate (où paradoxalement, la CIA refusa de couvrir Nixon contre l’enquête du FBI) et les enquêtes du Congrès.

A partir de là, la CIA paraît perdre toute stabilité, toute ligne cohérente. Il y a des purges massives (Turner en 1977-81, le FBI contre la CIA dans les années 1990, après la découverte par le FBI de la “taupe” soviétique Aimes au sein de la CIA), une dérive mafieuse manifeste à partir de 1981 avec le directeur Casey, l’homme de Reagan venu de Wall Street, qui lança ou finança à la fois les moudjahidines en Afghanistan, les Contras au Nicaragua, Walesa en Pologne, l’Irangate avec les Iraniens (« Casey fut le plus puissant directeur de la CIA. Il conduisait la CIA comme la Mafia », dit Steele). Un processus de “privatisation” de la CIA démarrait sur les chapeaux de roue, avec des ramifications activées dans les banques, les trafics de drogue, les manipulations avec des systèmes d’arme servant de monnaie d’échange (Irangate). Il y a là une sorte de “globalisation” en même temps qu’une reconnaissance et un rapprochement du pouvoir du Big Business, réaffirmé et regagnant le terrain perdu depuis Roosevelt et la Grande Dépression à partir du Manifeste Powell de 1971. La série est manifestement tournée vers l’analyse de cette CIA-là, la “CIA deuxième période” mentionnée plus haut ; post 1975-1977, CIA-II si vous voulez. (Le découpage du documentaire le montre : une heure pour la première partie couvrant trente année, une heure pour chacune des deux autres parties, couvrant chacune une décennie.)

C’est à cette période (disons 1978-2002) que sont consacrés principalement toutes les attitudes, postures, expressions que j’ai énumérés plus haut (“des sarcasmes, des yeux au ciel type-“vous avez compris ce que j’en pense”, des sourires et rires sardoniques, des mines accablés, une stupéfaction à peine feinte et restituée, des hochements de tête absolument désolés de tous ces messieurs...”). L’impression produite, je le répète, est foudroyante, mais elle est ainsi mieux précisé chronologiquement, et l’on comprend qu’elle concerne directement et définit absolument notre époque puisque 2002 c’est déjà notre époque, que tout a été préparé et s’est développé dans les deux décennies précédentes et que tout n’a bien entendu fait qu’empirer depuis 2002, sur un rythme surpuissant, de mal en pis et de pire en pire... L’impression devient une cacophonie étourdissante, qui concerne bien sûr la CIA (CIA-II) mais tout le reste dans le pouvoir-Système, le FBI, la Maison-Blanche, les groupes de pression, les neocons, Bill-le-sauteur Clinton qui se fout de tout et ne pense qu’à la fesse, GW Bush absolument pétrifié et statufié dans son incommensurable intelligence restée au stade enfantin. On vous dit tout, car tout le monde était au courant, prévoyait ce que serait la catastrophe de 9/11, tous les indices étaient là, les indications précises, voire les noms même des exécutants, jusqu’à la forme sinon le jour de l’attaque (selon Robert Baer, qui envoie, avant l’attaque, des dépêches extrêmement précises de Beyrouth au siège de la CIA, dont il avait d’ailleurs démissionné deux ou trois ans avant, avec comme réponse “nous ne sommes pas au courant”). J’irais jusqu’à vous confier ce que je crois, même si ce n’est pas dit, mais le complot, non “les complots” sont aussi là, sans aucun doute, proliférant, et qui n’apportent simplement, au lieu de l’explication rectiligne et fondamentale qu’on espère, que du désordre, encore plus de désordre, toujours plus de désordre.

La CIA mène avec acharnement le combat dans les années 1990 : contre le terrorisme qui donne partout des signes pressants de son offensive, ce que nul n’ignore ? Non, contre le FBI... D’ailleurs, c’est-à-dire aussitôt, on la comprend la CIA parce que, comme l’explique Baer, « la principale mission que s’était assignée le FBI durant les années 1990, c’était de détruire la CIA ». Le commentaire dit (et nous mettons le présent alors que le passé est employé selon la logique du récit, parce que cela reste plus vrai que jamais, jusqu’à la destruction réciproque) : « Ces hommes [du FBI et de la CIA] se haïssent, ils refusent de se parler, ils se cachent les uns les autres leurs informations, d’ailleurs leurs réseaux électroniques sont complètement incompatibles. »

Le pouvoir civil, lui, président en tête, se goberge de tout cela. Accueillant Woolsey pour sa nomination à la tête de la CIA, – Woolsey qui ne comprend pas pourquoi il est nommé là parce qu’il ne connaît rien au renseignement, – Clinton lui accorde donc l’entretien qui doit définir la mission du nouveau directeur et ne fait que parler et plaisanter de leurs souvenirs d’adolescence respectifs, de leurs premières aventures auprès d'étudiantes complaisantes. Pendant ces deux ans à la CIA, Woolsey ne voit que deux fois le président, dont une pour s’entendre dire qu’il (Clinton) ne lit jamais les synthèses quotidiennes de la CIA parce que « Le New York Times en sait que plus que vous ». Woolsey proteste faiblement après avoir raconté cela à la caméra TV, affirmant sans grande conviction que, non pas du tout, la CIA savait des choses au moins aussi importantes que ce qu'écrivait le NYT ; puis il enchaîne : « Après qu’il y ait eu cet accident d’un petit avion qui s’est écrasé dans un des jardins de la Maison-Blanche, une plaisanterie a couru à la Maison-Blanche : “C’était Woolsey dans l’avion, il essayait de rencontrer le président”. » Racontant cela, Woolsey a un sourire mi-fataliste, mi-candide, finalement bon-enfant et riant presque parce que la blague est assez bonne ; dire que cet excellent homme, à l’air un peu candide, est devenu l’un des porte-paroles des neocons, hautement respecté par les Clinton lorsqu’ils font campagne.

Même Gates arrive à nous faire rire, et lui-même souriant et même riant franchement comme il est rarissime de le voir. Lui, Gates, vous savez, c’est l’un des architectes de l’“État profond,” un dur de dur, au courant de tout, un bureaucrate suprême et qui dominait tout dans la communauté de sécurité nationale... « C’était un de nos premiers jours de vacances [on en déduit que ce devait être le 2 août 1990], nous étions près de Washington. On avait invité à déjeuner une parente de ma femme. Elle est arrivée, elle m’a regardé, surprise : “Je croyais que tu ne serais pas là”. “Pourquoi ?”. “Eh bien, l’invasion !”. “Quelle invasion ?”. “L’Irak a envahi le Koweït !” » A ce moment, Gates était n°2 du NSC, soit le conseiller-adjoint du président pour les questions de sécurité nationale, entre la sous-direction de la CIA (1988) et la direction de la CIA (en 1991, juste avant Woolsey). CNN faisait du continu sur l’attaque de Saddam depuis le milieu de la nuit, Gates qui s’accordait de ne plus écouter les nouvelles lorsqu’il était en vacances, n’avait même pas été averti par le NSC.

Le seul personnage à émerger comme mortellement sérieux, et sans doute mortellement ennuyeux, le visage impassible et figé dans une sorte d’expression de cynisme indifférent, mentant à chaque parole, sous-directeur de la CIA puis secrétaire à la défense devenu patron du groupe Carlyle qui organisait toutes les corruptions du monde entre l’Arabie, les dirigeants US, la famille Bush, la famille ben Laden, l’industrie de l’armement ; malgré tout cela, Frank Carlucci, approchant à pas compté et mesurés de la sénilité, nous paraît enfermé, cuirassé, impénétrable, dans un état discret mais manifeste d’idiotie profonde, sans aucun doute produit de cette carrière complètement consacrée à l’inversion, au mensonge permanent... Rien à en tirer : dans tout ce désordre extraordinaire, il est le seul à manifester clairement une dimension maléfique venue du dehors de lui, qui n’a pas besoin de quelque intelligence que ce soit pour semer toute son inversion, toute son entropisation, bref tous ces excréments de l'activité humaine. Voyez, en bon élève de Plotin je ne condamne même pas l’homme, je ne le conchie en aucune façon ni ne le charge de la moindre responsabilité, – irresponsabilité totale, – je le crois au contraire victime de l’immense faiblesse de sa psychologie, de la pauvreté de son caractère dont il n’est nullement responsable (irresponsabilité), et de ce qui le fait être complètement possédé sans la moindre capacité de défense, complètement impossible à exorciser. Ainsi décrit, Carlucci, il complète le tableau de cette bouffonnerie maléfique, alors que les uns et les autres disent ou laissent entendre que la guerre qui se prépare (le documentaire est bouclé deux mois avant l’attaque de l’Irak de mars 2003) est évidemment complètement absurde. Rien n’a changé depuis, sauf que l’entropie produite par ce monstre-entité, cet égrégore qu’est le système de l’américanisme en tant que fils favori du Système, a continué à se dévorer lui-même, multipliant par dix, par cent, tous les caractères de cette étrange situation. La chose est en lambeaux et il est temps de s’en apercevoir et d’en tirer les conclusions qui se pressent dans votre esprit.

... Car l’on ne peut finir, bien entendu, que par cette remarque inévitable : comment, “tout ça pour ça” ? Ou bien, plus justement dit : “tout ça fabriqué par ça” ? Il est bien que ce document vienne de 2003, puisqu’au moins, ainsi, l’on sait bien que ce qui se passe n’est pas sorti de rien. Mais comment continuer à faire de longues analyses sur l’extraordinaire machiavélisme, l’habileté diabolique de l’organisation maléfique de l’empire ? Comment continuer à travailler sérieusement dans ce sens, échafauder des thèses, mettre à jour des “plans”, déchiffrer des labyrinthes ? “l’Empire du Chaos” dit Pépé Escobar des USA : mais du chaos “plein de bruits et de fureur” de pétards mouillés, fabriqué par des “idiots“, et “qui ne signifie rien”. Alors, pour ce qui est de la signification et puisque décidément je ne considère pas que ma pensée ne serve qu’à disséquer avec le délice de celui à qui on ne la fait pas les différentes facettes du “rien”, il est temps de la chercher ailleurs, hors de ce bordel-sapiens, exécuté à l’imitation du bordel-Système, auquel nous sommes arrivés. Comme ça, juste pour voir si l’explication finale ne se trouverait pas hors du champ de notre infinie vanité, de notre hybris sans bornes ni la moindre sens.