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261302 mars 2017 – Au départ, l’expression désigne une unité de cavalerie constituée pendant la Grande Révolution, mais je m’en souviens mieux dans son emploi singulier, parce que c’était le surnom que le grand as au courage insensé de l’aviation française de la Grande Guerre, Nungesser, avait donné à son Nieuport-17, Le Hussard de la Mort. (*) Je viens de lui trouver un nouvel emploi, repassant au pluriel en en faisant une image : “Les hussards de la mort [de la littérature]”, désignant en cela le groupe informel et en grand désordre, assez dispersé d’ailleurs, souvent avec quelques malentendus, tout cela dans l’après-guerre, de 1947-1948 et je dirais symboliquement jusqu’à la mort de Roger Nimier le 28 septembre 1961.
D’habitude, “les hussards” sont quatre, – Nimier, Jacques Laurent, Antoine Blondin, Michel Déon, qu’on verrait comme les Mousquetaires du même nombre caché, unis par une même indéfectible amitié. C’est un peu de l’imagerie de communication, un peu du FakeNews avant l’heure, et l’on pourrait énoncer diverses remarques qui nuancent cette imagerie : soit ils sont beaucoup plus que quatre à se classer comme “hussards” ; soit ils se distinguent comme étant d’une droite affichée comme telle avec insolence essentiellement parce qu’on se trouve dans une époque où triomphe la gauche (Sartre-PCF), policière comme d’habitude, avant qu’on ne distingue des nuances politiques béantes qui les distinguent entre eux en les séparant (Nimier plutôt gaulliste contre l’antigaulliste progressif jusqu'à l'irrédentisme des trois autres), et souvent des variations dans les relations (essentiellement entre Nimier et Laurent, qui ne s’aimaient guère) ; soit ils proclament un style en forme d’héritage, d’Alexandre Dumas et Stendhal, à Morand, Chardonne, Giono, Aymé, qui font d’eux des continuateurs beaucoup plus que des “jeunes Turcs” en quête de rupture ; soit ils n’acceptent en rien le surnom qu’avait trouvé pour les désigner en 1953 le jeune écrivain Bernard Frank, qui avait tout pour être lui-même un “hussard” bien qu’étant nettement de gauche... Les choses sont moins simples que ne laissent penser les étiquettes convenues, cela sans surprise.
C’est l’impression qui reste pour mon compte après la lecture du livre Au galop des hussards, de Christian Millau (celui du fameux annuaire gastronomique Gault & Millau), qui fit drôlement partie de cette bande des années fin 1940-1950 ; le livre parut en 1998 chez Bernard de Fallois, qui fut lui aussi (refrain) de cette même bande dont on mesure ainsi les ramifications fort nombreuses... Millau a surtout très bien connu et aimé Nimier, extraordinairement doué et extraordinairement loyal et fidèle, sinon héroïque dans ses amitiés ; certainement le plus attachant et le plus mystérieux des hussards, qui se savait atteint d’un souffle au cœur qui lui promettait une vie courte. Il se tua dans un accident de voiture, peu de temps après Albert Camus dans les mêmes circonstances, alors qu’il préparait l’adaptation et les dialogues du film Le Feu Follet, d’après Drieu avec Maurice Ronet dans le rôle principal, que réalisa Louis Malle terminant l’adaptation commencée par Nimier. (Les trois hommes, – Nimier, Malle avant qu’il ne tournât moderniste, et Ronet, – montraient une très grande similitude d’esprit et de caractère. Ils étaient déjà réunis pour Ascenseur pour l’échafaud. Ronet et Malle furent affreusement affectés par la mort de Nimier, qui semblait comme un symbole prémonitoire dans le sens tragique du Feu Follet, mais en écartant absolument un acte suicidaire dans la mort de Nimier.)
Mais j’en viens à l’essentiel après avoir tenté de montrer combien cette désinvolture insolente et cette insolence désinvolte des hussards dissimulaient à peine une diversité humaine qui écarte la légende, et également, – c’est ce qui m’intéresse, – une sorte d’héroïsme tragique et le sens de porter le poids terrible et le témoignage implacable de la mort de quelque chose. La conclusion de Millau me donne une excellente explication de la chose, tout en me convainquant que cette appréciation est faite sans référence à une volonté ou à un dessein des différents hussards, comme le constat d’une tâche accomplie sans qu’ils en soient conscient, et même en dépit de ce qu’ils affirmaient pour certains (Laurent, Blondin).
Essentiellement, pour Millau les hussards qui semblent plein du brio de l’audace et de la nouveauté ne sont nullement le commencement de quelque chose de nouveau, justement, mais la poursuite d’une époque au-delà d’elle-même, celle de l’éblouissant entre-deux-guerres de la littérature en France : avec les hussards, écrit Millau, « L’avant-guerre s’attardait aussi dans la vie littéraire ».
« Enfin, il y avait, en ce début des années cinquante, cette évidence : la très grande majorité des écrivains de premier rang, dont la France se montrait alors exceptionnellement prodigue, appartenait à l’avant-guerre »... Gide, Claudel, Mauriac, Montherlant, Morand, Cendras, Aymé, Jouhandeau, Larbaud, Léautaud, Chardonne, Cocteau, Romains, Giraudoux, Malraux, Céline, tous appartenaient à l’entre-deux-guerres où ils avaient donné l’essentiel de leurs œuvres, – et même, s’il le faut mais pour faire triste mesure, ajoutons Aragon, joliment défini par Millau comme « justement puni par un Prix Lénine ». Les jeunes qui se révélèrent à partir de 1945, et notamment ceux de l’éblouissante cavalcade des hussards, étaient « attachés à leurs ainés par la chaîne d’émotion, les modes de pensée, le vocabulaire, le style qui avaient nourri leur culture et exalté leur jeunesse ». Il est vrai que le récit du “galop des hussards” se fait au rythme des rencontres sans nombre et des conversations épistolaires de ces jeunes gens avec Chardonne, Morand, Mauriac, Aymé, Céline. Ainsi ce phénomène des années d’après-guerre apparaît-il effectivement comme une construction pour la continuité, pour la conservation, pour la survivance même d’une littérature qui avait fait la France si grandiose entre les deux guerres, alors que le glorieux pays préparait son épouvantable effondrement de 1940...
(Est-ce, – ou dans tous les cas pour laisser planer l’effroyable hypothèque de la France tombée dans les bas-fonds d’aujourd’hui, était-ce une spécificité française d’ainsi manier parallèlement, ou chronologiquement, le triomphe quasi-hégémonique de la culture et de l’esprit avec les plus basses-eaux de la politique ? Dans son formidable From Dawn to Decadence, 500 Years of Western Cultural Life, Jacques Barzun écrit à propos de la fin crépusculaire du règne de Louis XIV dont le terme politique catastrophique ouvrait un siècle d’hégémonie française culturelle et esthétique dont on connaît toute la puissance ambiguë : « Louis avait échoué dans sa tentative d’établir une monarchie universelle, mais sans même essayer ni le vouloir il avait conquis de vastes territoires hors de France [où régneraient] la culture et la langue françaises... »)
Ce que Millau définit ainsi, en nous donnant une clef qui ouvre sur le champ désolé de notre époque : « Quand, autour de Nimier, les hussards, leurs frères ou leurs cousins, même lointain, avaient sonné la charge, cela n’avait été nullement pour précipiter la venue d’un après-guerre littéraire qui aurait fait table rase mais, au contraire, pour s’efforcer de le contenir. Moins, d’ailleurs, par une quelconque peur de l’inconnu des temps nouveaux, que par pressentiment du trop connu qui s’annonçait, Roger Nimier a relevé le défi... » Nous avons bien compris, nous qui vivons dans les temps-fous, ce qu’est “le trop connu qui s’approchait”.
Ce qui fait le mystère de Roger Nimier, dont ses meilleurs amis avouaient à sa mort n’avoir jamais su qui il était vraiment (Chardonne, si proche de lui qu’il le considérait presque comme un fils : « Nimier, je ne le connaîtrai jamais »), c’est la sorte d’influence secrète qu’il exerça et que Millau pourrait sembler deviner, par rapport au déferlement qu’il pressentait, qui lui fit mettre sa jeunesse et sa fougue au service de la préservation de l’héritage jusqu’où faire se peut. En cela, Nimier comme une sorte d’initié dont la mission était d’abord d’essence collective dans la continuité de la tradition originelle ; en cela, cette influence et ce rayonnement jugés étranges et incompréhensibles, bien plus importants que l’œuvre elle-même, comme s’il devinait, Nimier, avoir une responsabilité métahistorique collective, et les hussards avec lui, qu’il emmenait au galop. Il semble que lui seul, Nimier, se soit approché de cette vérité, lui qui écrivait en 1948 (Le Grand d’Espagne), « On s’est employé depuis plus de cinquante ans à démontrer que rien n’a plus de valeur, qu’il n’y a plus d’absolu et que tout est permis » ; lui qui proposait « un retour nécessaire, maintenant que la barbarie s’est déchaînée ».
Combat perdu d’avance : « Il a vu arriver le moment où la France ne parlerait plus la même langue », – des insupportables pesanteurs nihilistes du Nouveau Roman aux onomatopées hystériques et aux langues de plomb des temps-fous que nous vivons. Les “hussards de la mort” l’étaient bien de la mort de la littérature, celle que l’on ne cesse d’annoncer et qui finalement voit son acte de décès signé et contresigné, – de Céline-1933 (« ...de toutes les façons “la littérature est morte” ») à Houellebecq-2010 (« Il est impossible d’écrire un roman, [...] pour la même raison qu’il est impossible de vivre : en raison des pesanteurs qui s’accumulent »).
Qu’on se rassure d’ailleurs, même si je parle de littérature, c’est-à-dire de la langue, je parle nécessairement de notre Grande Crise et de notre contre-civilisation, car la langue en est l’expression, la signification, la production la plus haute et la plus significative. J’aime bien avoir vu redresser les hussards, comme on peut l’interpréter dans ce témoignage ; les hussards non pas comme une “révolution” de plus, un spasme de plus de notre “jeunisme” mais comme une affirmation de plus de la continuité de la résistance contre la chute, contre la déstructuration et la dissolution. Notre bataille à nous vient de loin, comme celle de Nimier elle-même venait de loin, ce qui est le propre de la continuité.
Les “hussards de la mort” n’ont rien de funèbre ni de lugubre : la mort fait partie de la vie dans toute sa dimension tragique, lorsque l’on a une haute idée de la vie. C’est la gloire de la vie et de la résistance qu’elle suscite, lorsque l’une et l’autre sont considérées hautement, c’est-à-dire comme le service même de l’Esprit inspirée par l’intuition que nous offre la transcendance. Quelles que fussent les idées et les sentiments parfois contraires qu’exprimèrent les uns et les autres dans cette troupe endiablée, la légèreté et la désinvolture des hussards étaient une grâce de l’attitude ; sachant ce que je sais et en jugeant selon ce que je crois, j’écris fermement que cette légèreté et cette désinvolture relèvent de la grâce tout court, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus haut dans la signification de ce mot.
(*) Charles Nungesser passait ses nuits dans les folies parisiennes, avec les belles dames, avant de courir à son Nieuport pour chasser les Fokker et les Pfaltz allemands. Troisième as français avec 43 victoires aériennes, il était tout contraste avec la froide détermination d’un Fonck (81 victoires aériennes) et le destin tragique et le caractère presque monacal de l’adolescent malingre et angoissé Guynemer (52 victoires). Assez curieusement ou bien prémonition du surnom choisi, Nungesser avait la désinvolture, l’audace et le mépris des hiérarchies imposées que montreront les “hussards“ de la littérature trente ans plus tard ; également, un courage incroyable et un stoïcisme sans égal et presque impudent pour supporter les souffrances que lui infligèrent ses innombrables blessures, qui fit l’admiration des médecins qui le soignèrent. (Au départ, le surnom de son avion aurait pu être “Hussard de la Mors” : « Revenu en France avant la déclaration de guerre, il s'engage au 2e régiment de hussards, où il obtient la médaille militaire après dix jours de combat. Il parvient, après avoir passé seul les lignes ennemies, à capturer une automobile Mors et à tuer les quatre officiers prussiens, puis à ramener la voiture au quartier-général de sa division avec des plans trouvés sur les officiers prussiens. Son général le surnomme “le hussard de la Mors” en référence à cet exploit [et bien sûr aux Hussards de la mort] et l'autorise à passer dans l'aviation...” »)