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213630 novembre 2006 — Décidément, le Royaume-Uni nous intéresse, dans toutes ses facettes multiples, — mais particulièrement dans sa bataille contre l’insupportable réalité, comme on peut le voir aujourd’hui, dans des domaines différents, pour “Yamamah” comme pour le “docteur Miracle”. Cette fois, il s’agit de la sortie d’un fonctionnaire-universitaire du département d’Etat (qui va quitter son poste prochainement, dit-on, et on comprend bien pourquoi) ; il s’agit aussi, notamment, des contorsions si émouvantes des vénérables éditorialistes (Times et Daily Telegraph) de Fleet Street.
Voici toute l’affaire résumée :
• Kendall Myers, présenté comme “a senior State Department analyst”, universitaire (on l’appelle “docteur Myers”), spécialiste des affaires anglo-américaines, a fait des remarques stupéfiantes sur les relations USA-UK et sur le rôle de Blair, dans une conférence mardi soir. Pris par surprise, le journaliste du Times, qui rapporte le cas, parle de «the extraordinarily frank remarks» du docteur Myers. Cela signifierait-il que Myers nous dit la vérité? (D’ailleurs, pour qu’on ne s’y trompe pas, le Daily Telegraph écrit, de son côté : «The extraordinarily frank comments by Kendall Myers…».)
• Myers nous dit que les relations USA-UK en général, sont un extraordinaire jeu de dupes où les Britanniques se soumettent aux Américains dans une humiliation permanente et sans rien obtenir en échange. Blair a poussé la chose au sommet de l’art et de la nausée et on ne pourra plus jamais faire mieux, c’est-à-dire pire, après lui. Mais Blair est un point d’orgue, pas une exception. («Instead, relations had been “altogether too one-sided” for a very long time. “The poodle factor did not begin with Tony Blair, it began, yes, with Winston Churchill.”»).
• Affolement général au Times, pris au piège épouvantable d’un reste de vertu journalistique confronté à la ligne du parti, — ce qui lui a fait consacrer immédiatement deux articles (celui déjà cité et une autre présentation de Tom Baldwin) à la scandaleuse incursion de la réalité, Myers-style, dans le monde virtuel des special relationships. Aussitôt, exercice de “damage control”…
• Deux autres articles du Times (équilibre rétabli) — un (éditorial et un commentaire de Peter Riddell) consacrés aux vertus des relations spéciales USA-UK. Le Dr. Myers n’est pas dénoncé comme un imbécile (eh, c’est un Américain, my God, pas un Français). Il est plutôt considéré comme une étrange espèce qui ne parvient pas à embrasser la nécessité extraordinaire des special relationships alors qu’il n’y a en vérité aucun intérêt réel du Royaume-Uni qui ait jamais été rencontré par ces relations. Comment le Dr. Myers ne comprend-il pas le charme évidemment irrésistible des special relationships basées sur l’aveuglement charmant d’une argumentation absolument sentimentale et romantique? Rien au monde ne pourrait plus nous convaincre que les special relationships qu’il y a, quelque part dans le “réalisme” de fer de la psychologie britannique, une part d’irrationnel à la fois fou et aveuglé.
• Même manœuvre, en moins vigoureuse, au Daily Telegraph. Un article sur la scandaleuse démarche du Dr. Myers et un articulet soi-disant de fond pour rétablir la réalité virtuelle des relations spéciales.
• Etrange animal, le Dr. Myers. Après avoir pratiqué une anatomie impitoyable des relations spéciales, il remarque comme pour lui-même, comme s’il s’excusait de la façon dont son pays profite sans vergogne de l’extraordinaire stupidité sentimentale de ces Britanniques si intelligents, Blair en premier : «I feel a little ashamed and a certain sadness that we have treated him [Blair] like that. And yet there it was — there was no payback, no sense of reciprocity in the relationship.»
• Remarque encourageante : il est donc encore possible, aujourd’hui, dans des cénacles si prestigieux (John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington) de dire des vérités de cette force. (A noter que les autres intervenants n’étaient pas plus tendres pour les cousins d’outre-Atlantique : «Anatol Lieven, a fellow of the New America Foundation, described how British public opinion had moved decisively against America, and not just against Mr Bush. Robin Niblett, director of the European programme at the Centre of Strategic and International Studies, said that the “Yo, Blair” moment, when the two leaders were recorded chatting during the G8 summit this year, had shown the Prime Minister to be in an “obsequious position”, which “gave the lie to the idea of private British influence”.»)
• Un aspect intéressant des interventions de Myers concerne l’avenir : que vont faire les Britanniques après le départ de Blair ?
«Although Dr Myers said that the institutional relationship — not least between the Foreign Office and his own department — would survive, he predicted that Britain would have to reconsider its role as a bridge between America and Europe after the ructions of Iraq.
»“Britain has moved closer to Europe, crab-like, and London is now much more like a European city — with European prices, I might add. But I think the British are still where they have been all along, unable to answer the fundamental question of ‘after Empire, what?’.”
»In a brutal verdict on the cornerstone of Mr Blair’s diplomacy, he said: “Tony Blair could sound European on a good day, he could occasionally pronounce French well, and wear blue jeans with the best Americans. But the role of Britain acting as a bridge between Europe and America is disappearing before our eyes.”
»He added that “in a certain sense I hope they [Britain] break it with us” because it was important for Britain to have stronger bonds with the EU. “But what I think and fear is that Britain will draw back from the US without moving closer to Europe. In that sense, London’s bridge is falling down.”
(…)
»[Myers] then noted that David Cameron, whom he described as “slightly more promising” than most of Baroness Thatcher’s many successors, had already “taken some distance from the United States — and politically it’s a shrewd move.
»“It’s hard for me to believe that any British leader who will follow Tony Blair will maintain the kind of relationship [with the US] that he has. There will be a more distant relationship and certainly no more ‘wars of choice’ in the future.”»
Que dire de cette intervention tonitruante du Dr. Myers? Elle bouscule les Britanniques et les met devant la réalité nue, — sorte de “le roi est nu”, si vous voulez.
Les deux textes sous forme d’éditoriaux (celui du Times et celui du Daily Telegraph) sont certainement les plus émouvants de pathétisme dans cette avalanche de textes britanniques accompagnant l’intervention du Dr. Myers. Ils confirment implicitement les déclarations de l’Américain.
Les deux textes ont une structure proche. Ils ne réfutent rien de l’approche fondamentale de Myers, — parce que cette approche est fondamentalement juste. Leurs arguments (Times et Daily Telegraph) sont étonnants de sensiblerie, de sentimentalisme forcé, d’utopisme naïf… Mesurez cela lorsque le Times s’exclame, scandalisé, parce qu’il a cru percevoir que Myers jugeait que les Britanniques avaient, ou auraient dû avoir, ou n’avaient plus comme ils avaient avant, du cynisme dans la conduite de leur gouvernement. On n’est pas plus niais à force d’hypocrisie affolée, et, finalement, les grandes qualités (cynisme justement, hypocrisie justement) des Britanniques se retournent contre eux. L’admiration forcée que le reste du monde a pour eux se transforme en mépris.
Dans la position de nihilisme où ils se trouvent, ces grands cyniques finissent par être niais. On finit effectivement par croire qu’ils sont assez sots, au fond, pour, après tant de manœuvres tordues et de contorsions serviles, croire à une “juste guerre” en Irak, et que Blair y a cru, et que— et cela est bien ce qu’il peut y avoir de pire, non ? — Blair se soit finalement retrouvé, special relationships obligent, du même calibre moral et intellectuel que GW Bush.
Voici le passage qui nous dit qu’après tout, peut-être les Britanniques font-ils ça, depuis plus de 50 ans, “pour la gloire”, parce qu’ils y croient… Singulier.
«Dr Myers’s undiplomatic presentation is extraordinary in three regards. The first is the cynicism with which he expects that a prime minister should conduct British foreign policy. He appears to be surprised that Mr Blair really seemed to believe in the justice of the war in Iraq and failed to demand, never mind secure, any precise “payback” or specific “reciprocity” before endorsing Saddam Hussein’s removal from power. He also chose to place no value whatso-ever on Mr Blair’s personal standing with elite and ordinary Americans alike as a result of having stuck with his principles on Kosovo, Afghanistan and Iraq. This is a curiously narrow cost-benefit analysis.»
Le Daily Telegraph ne dit pas mieux. Après avoir évoqué toutes les occurrences où Britanniques et Américains se sont désaimés temporairement et se sont fort mal entendus jusqu’à se quereller comme des chiffonniers, au désavantage systématique finalement des Britanniques puisque ceux-ci, en bons toutous, reviennent toujours à la niche, — l’éditorial nous dit que, — eh bien, tant pis, oui, malgré tout, nous sommes si proches d’eux, nous les aimons comme ils nous aiment, quelque chose que tous les autres ne peuvent comprendre, “c’est comme un lien qui me retient”… L’argument atteint le niveau du chromo hollywoodien. Lisez ces deux paragraphes de conclusion de l’édito du Telegraph et vous y voyez l’amorce d’un scénario d’Hollywood où le Britannique finit par fondre dans les bras du beau G.I.’s venu, pour la 143ème fois, sauver l’Europe de la barbarie fascisto-machintruc.
«Yet the continuing emotional ties between Britain and America were epitomised when the Coldstream Guards played the ''Star Spangled Banner'' outside Buckingham Palace after the September 11th atrocities.
»And even today a British accent in the Mid-West often prompts a heartfelt expression of gratitude for the sacrifices of UK troops and Mr Blair's unstinting support over Iraq.»
Et nous sommes conviés à croire tout cela, par les héritiers du grand Will et de Charles Dickens? Il suffit, — les Britanniques version-Blair n’ont gardé de Churchill que la sentimentalité énervée de pubère que le grand homme montrait, au grand dam d’Anthony Eden, lorsqu’il raisonnait à propos des Américains.
Les special relationships agonisent. C’est-à-dire qu’elles sont mises à nu jusqu’à la corde. Elles reposent désormais sur le seul terrain des purs sentiments et d’une sorte de religiosité de bazar ou de mystique de financier de la City. Le seul argument qui reste aux pro-américanistes de Fleet Street est celui de la tautologie absolue jusqu’au-delà de l’horizon: nous devons être alliés et soumis parce que nous devons être alliés et soumis parce que nous devons être…
Britain rules the waves, chantaient-ils au siècle d’avant le siècle dernier. Myers voit juste lorsqu’il observe : «But I think the British are still where they have been all along, unable to answer the fundamental question of ‘after Empire, what?’» Il serait temps d’épouser le XXIème siècle.