L’exécution soft de Bill Sweetman

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L’exécution soft de Bill Sweetman

12 mai 2010 — La chose mérite quelques commentaires. Nous l’annonçions hier, Bill Sweetman est interdit de commentaires, justement, à propos du JSF… Bill Sweetman a joué un rôle fondamental dans la mise à jour médiatique du scandale du JSF.

Nous parlions de lui et du JSF pour la première fois le 14 juin 2007. Depuis, nous n’avons plus guère cessé de le citer lorsqu’il intervenait d’une façon intéressante, et il le fit bien plus qu’à son tour. Les critiques précises simplement basées sur les faits de Sweetman ont commencé à l’été et au début de l’automne de 2008 (le 6 août 2008 et le 23 septembre 2008). Début 2009 (le 14 janvier 2009), Sweetman était clairement considéré comme un des critiques les plus constants et les plus attentifs du JSF, en plus appuyé sur une exceptionnelle expertise du domaine. Pour autant, – et nous pesons nos mots, – jamais Sweetman n’a été vraiment polémique, ou de mauvaise foi à notre sens. Il a fait son travail de journaliste. Ce que ne lui est pas pardonné, justement, c’est de faire très bien son travail de journaliste, avec une exceptionnelle connaissance du domaine et une jolie dose d’humour.

Parmi les quelques commentaires qui ont accompagné la décision de Aviation Week & Space Technology, on notera celle de Eric Palmer, ardent adversaire du JSF, particulièrement désabusé (le 10 mai 2010)

«Finally. Now we can go back to the real reporting of the F-35 program which revolves around copy/paste info from press releases.

»And, outfits like AV Week etc don’t practice real journalism. They practice trade-news journalism which depends on advert-sales dollars to survive. Sweetman was putting that gravy train at risk for AV Week. LM is one of the biggest defense companies around.

»Now we can get back to the business of defense news.» (L’expression “defense news” renvoie à un lien montrant le ministre de l’information de Saddam Hussein durant la guerre en avril 2003, ce qui, pour un Anglo-Saxon, est le comble du travail de propagande et de désinformation.)

Tout en contraste, la réaction de Stephen Trimble, de DEW Line (site de Flight International), le 10 mai 2010. Ami de Sweetman, Trimble prend ses distances de sa méthode de travail car lui-même ne prétend que s’en tenir aux faits pour être un “bon” journaliste. On verra cela plus loin.

Voici le passage en question… «Full disclosure: Sweetman is a personal friend and former co-worker at Jane's. As a military technology journalist, I have great respect for his vast and detailed knowledge of weapon systems of all kinds.

»But Sweetman himself would tell you he approaches F-35 coverage unlike other journalists. I see my role as simply to report the facts offered by both critics and supporters, allowing my readers to draw their own conclusions. Sweetman approaches F-35 coverage from the standpoint of an analyst who has empirically concluded the program is a flop. That position is always going to create a tension with his traditional role as journalist.»

Lockheed Martin (LM) a pris ses distances, non de Bill Sweetman mais de la mesure prise contre lui. LM a beau jeu en cette circonstance de couvrir Sweetman d’éloges implicites qui ressemblent à autant de mortuaires fleuries. On s’attachera tout de même à remarquer que le fait même que LM précise qu’il n’a pas demandé à Aviation Week de prendre des mesures contre Sweetman dénote a contrario une bien étrange, ou bien révélatrice conception des rapports de LM avec la presse: LM n’a rien demandé, ce qui implique qu’il aurait pu demander… «Lockheed Martin has not asked Aviation Week to take disciplinary action against Bill Sweetman nor have we asked that he be removed from reporting on the F-35 program or any other Lockheed Martin program. In fact on April 27 Bill and other members of the Aviation Week staff visited Lockheed Martin facilities in Fort Worth for briefings on the F-35 program. We have a longstanding professional relationship with the entire Aviation Week editorial staff, including Bill Sweetman, and we continue to work openly with them on all programs, including F-35.»

Notre commentaire

@PAYANT D’abord, disons effectivement notre conviction que Lockheed Martin n’est pour rien directement dans la mesure prise contre Sweetman. Il s’agit, à notre sens, d’une mesure d’Aviation Week seul, prise “en toute liberté”, – la liberté de mettre au pas ceux qui ne sont pas dans la ligne? Au pays de la liberté, on fait le ménage “chacun chez soi”. Pas d’interventionnisme, en nulle occasion, le secteur privé et la liberté individuelle règnent. On lave son linge sale en famille, sans hésitation ni sollicitation extérieure.

Reste que ce “linge sale” est exceptionnel. On a vu des journalistes licenciés pour incompatibilité de “ligne” avec l’entreprise qui l’employait, on a vu (mais pas entendu) des réprimandes spécifiques pour tel ou tel commentaire, mais on n’a jamais vu un journaliste du calibre de Sweetman interdit publiquement (sans doute au grand déplaisir d’Aviation Week, qui ne demandait pas tant de pub) de commenter un seul programme, tandis qu’on lui laissait toutes ses autres prérogatives, notamment celle de rédacteur-en-chef de Defense & Technology International (groupe McGraw-Hill). Il s’agit d’un événement exceptionnel qui situe l’importance absolument fondamentale du programme JSF et, surtout, l’importance de ce qui peut être sauvé de la présentation médiatique, donc complètement faussaire, du programme. (On se demande d’ailleurs comment va fonctionner Sweetman et son magazine D&TI. C’est comme si on demandait à un commentateur des affaires du monde de ne plus dire un mot de l’administration Obama. Peut-être Sweetman se contentera-t-il d’une grève du zèle: reproduction in extenso, type “copié-collé”, des communiqués officiels sur le JSF?)

Sweetman n’est pas un “pacifiste” déguisé en journaliste. C’est un très bon journaliste des matières aérospatiales, certainement pas opposé au développement des forces armées US et des forces armées en général. Une seule chose lui est reprochée: qu’il commente le développement du JSF selon ses vastes connaissances du sujet (on a déjà signalé qu’il avait publié en 1999 le premier livre documenté et très sceptique sur le programme, – Joint Strike Fighter, Boeing X-32 versus Lockheed Martin X-35, MBI Publishing, USA), et le plus souvent commentaire non sans un humour qui n’a jamais déformé son propos en polémique injustifiée. Nombre de commentaires de Sweetman étaient précis, indubitables, très techniques, extrêmement bienvenus. L’attaque contre lui est complètement spécifique, absolument explicitée, sans la moindre zone d’ombre, portant sur son traitement du programme JSF, et en aucun cas sur sa qualité de journaliste. Il s’agit d’un programme à propos duquel la vérité et l’intelligence du commentaire ne sont pas acceptables, – du moins, c’est le point de vue de la rédaction en chef d’Aviation Week, sans qu’il ait été besoin d’une intervention précise de la direction de McGraw-Hill, et encore moins de LM. Le JSF n’a pas comme ennemi principal Bill Sweetman, mais la vérité, tout simplement.

Les risques sont énormes pour le crédit de toute cette volaille, – Aviation Week, McGraw-Hill, Lockheed Martin, quels que soient leurs rôles respectifs. Dans un pays où la censure doit s’exercer sans apparaître pour ce qu’elle est, et sans que son objet soit précisément identifié, l’affaire Sweetman-JSF bouscule toutes ces consignes impératives. A notre sens, même pour les guerres récentes, même pour les cas de torture, il n’y a jamais eu une intervention de censure aussi impudente et grossière en ce sens qu’elle expose la raison de la censure. Les risques de ceux qui l’ont décidée sont énormes. Cela ne fera pas les gros titres des journaux car il y a bien d’autres affaires plus intéressantes, – les vacanciers du “pont” de l’Ascension, par exemple. Mais l’affaire fera son chemin dans les esprits, comme un fait d’une particulière importance.

Cela permet de déduire toute l’importance du JSF pour le système. Jamais des risques de communication pareils n’ont été pris, même pour une institution, a fortiori pour un programme… Cela permet également de déduire l’état de fragilité catastrophique du programme, et la réalité des avatars qu’il connaît. De ce côté, Sweetman ou pas Sweetman, le JSF est un fer à repasser en or massif qui continuera à voler comme un fer à repasser, de plus en plus en or massif, c’est-à-dire de plus en plus lourd et de plus en plus cher. On n’arrête pas les catastrophes de cette sorte en liquidant un homme.

Du “rôle” des vrais journalistes

Maintenant, venons-en à l’autre volet de la réflexion, qui se trouve toute entier contenu dans la réflexion de Trimble, “ami” de Sweetman, mais pas jusqu’au point de trahir ses grandes principes. Quels sont ces principes ? On se permettra de souligner quelques mots en gras…

«But Sweetman himself would tell you he approaches F-35 coverage unlike other journalists. I see my role as simply to report the facts offered by both critics and supporters, allowing my readers to draw their own conclusions. Sweetman approaches F-35 coverage from the standpoint of an analyst who has empirically concluded the program is a flop. That position is always going to create a tension with his traditional role as journalist.»

• “…unlike other journalists” ? Cela nous en dit long sur les “autres journalistes” dès lors que Sweetman est défini comme un homme qui connaît parfaitement la matière qu’il traite, qui juge d’une façon équilibrée la catastrophe-JSF, qui ne fait aucune polémique gratuite, qui ne cesse d’apporter des réflexions propres qui contribuent à l’enrichissement du dossier. On voit ce qu’il faut penser des “autres journalistes”, Trimble included.

• «…the facts offered by both critics and supporters» ? Très bien pour la vertu, Trimble. Mais s’il n’y a plus Sweetman parmi les critiques, que vaut cette critique ? Le raisonnement vaut celui de la Pravada, en un gros poil plus hypocrite.

• «…allowing my readers to draw their own conclusions» ? En effet, nous aurons toutes les pièces du dossier pour juger… Comment peut-on écrire de pareilles âneries hypocrites ?

• «…an analyst who has empirically concluded the program is a flop» ? Sweetman n’a jamais parlé que de faits, et rien que de faits. LM et ses complices du Pentagone n’ont jamais parlé que de mensonges et de narratives transformées en virtualisme. Ce n’est pas l’empirisme contre la rigueur scientifique, mais la réalité contre le mensonge. Est-ce être “empirique” que de déduire d’une suite ininterrompue de faits catastrophiques et de mensonges pour les présenter que ce programme est “un flop”?

• «…his traditional role as journalist» ? Pas besoin de faire un dessin. Cette “tradition”-là, c’est celle de la trouille, le plus vieux sentiment du monde correspondant au plus vieux métier du monde.

De tout cela, de cette leçon de chose du camarade-journaliste Trimble, on tirera une fois de plus qu’aujourd’hui l’information, dans le système de la communication, est une enquête et une bataille permanente où le suspect d’office est la voix officielle. Le “vrai” journaliste”, lui, à-la-Trimble (qui n’est pourtant pas le plus mauvais bougre du monde, mais là il s’est découvert) est d’office le suspect-adjoint dans les informations et les analyses qu’il donne, parce qu’il est complètement asservi au pouvoir de l’argent certes, mais surtout parce qu’il a sa psychologie totalement sous la domination du système anthropotechnique du technologisme et de la communication. De sa part, ce n’est pas une fatalité, c’est un choix, et un choix par faiblesse de caractère, un choix de robot plus ou moins conscient, et plutôt moins que plus, – homme de “servitude volontaire” type-La Boétie, avec le mot “servitude” ayant comme sens celui d’une vertu cardinale. On comprend que ces journalistes-là fassent constamment le procès des journalistes d’Internet ; la trouille a ses multiples facettes d’emploi…

L’affaire est un bel épisode de la bataille au sein du système de la communication. La “presse officielle” est plus Pravda qu’elle n’a jamais été et elle le sera de plus en plus, à mesure que le système (le JSF pour le cas) s’effondre dans son inéluctable catastrophe. Ces gens sont totalement prisonniers du système, ils lui sont soumis par le moyen d’une psychologie trop faible pour résister à la pression à la fois contraignante et envoûtante du système, en plus de l'argent qui va avec, de la respectabilité, des déplacements et des frais professionnels.

Bien entendu, contre eux se dressent les “dissidents” qu’on trouve dans les réseaux. L’aventure de Sweetman montre leur puissance, et l’on doit être persuadé qu’il y a d’autres Sweetman et qu’il y en aura d’autres. Cela est d’autant plus assuré que le système lui-même, à cause de son effondrement en cours, se déchire entre ses différentes factions parce que la catastrophe est bien réelle et que chacun veut en repousser la responsabilité pour ne pas passer à la trappe. Cela fait maintenant neuf mois que la critique de Sweetman n’est plus l’essentiel de l’attaque contre le JSF, que l’essentiel se trouve dans l’affrontement entre le Pentagone et LM, pour savoir qui payera la note. Il n’y a plus Sweetman mais il y a, par exemple, InsideDefense.com, groupe de lettres d’information dont le site est désormais le principal pourvoyeur des mauvaises nouvelles du programme JSF. Il ne semble pas que la direction de InsideDefense.com, dont la réputation et la prospérité sont basées sur l’information exclusive et qui ne dépend pas de la publicité des grands groupes, doive suivre la politique de McGraw-Hill vis-à-vis des journalistes qui dérogent à la “tradition” à-la-Trimble.