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123312 décembre 2006 — Quand Kofi Annan commença son premier mandat de Secrétaire Général de l’ONU, le 1er janvier 1997, il était “l’homme des Américains”. C’était le candidat-surprise que les Américains avaient sorti de leur poche pour contrer le projet, soutenu par la France, de Boutros Boutros Ghali de solliciter un nouveau mandat. Boutros était devenu le diable pour les Américains, l’homme à éliminer absolument, l’anti-américain viscéral élevé à la lumière de cette maudite francophonie et de la langue française qu’il parle couramment. (Depuis, Boutros a été Secrétaire Général de la Francophonie, effectivement.) Annan, par contre, c’était du sur-mesure : né au Ghana d’une vieille famille traditionnelle, anglophone, éduqué dans les universités américanistes. Nul dans l’establishment washingtonien ne doutait une seconde que, passé par la “social fabric” américaniste, Annan fût devenu un parfait modèle de l’américanisme.
Les premières déconvenues de Annan survinrent dès le début de son mandat, lorsqu’il fit une tournée à Washington. Il fut notamment reçu par le tonitruant sénateur Jesse Helms, corrompu notoire de l’industrie du tabac, croyant zélé, extrémiste as usual dans la zone. Helms lui parla en termes exaltés et entendus des mystérieux petits hélicoptères peints en noir pour ne pas être repérés, qui se baladaient de nuit au-dessus du territoire américain, et qui faisaient partie d’une flotte clandestine de l’ONU affrétée pour violer systématiquement la souveraineté des Etats-Unis. Une sorte d’obsession courante dans la droite religieuse US.
Le reste est une histoire connue. La vieille sagesse traditionnelle prit le pas sur le vernis de la “social fabric” et Annan fut très vite identifié comme un ennemi des Etats-Unis. La haine anti-Boutros de Washington fut recyclée en haine anti-Annan. L’un de ses plus farouches adversaires, outre l’inévitable Bolton, fut le sénateur républicain Coleman, une sommité de la médiocrité washingtonienne, corrompu selon les normes et ainsi de suite, qui passa plusieurs années à diffamer Kofi Annan.
Le vieux sage s’en va en laissant une trace notable. USA Today a obtenu le texte du dernier discours du Secrétaire général, qu’il prononçait hier soir (ce matin en Europe) à la Librairie présidentielle Harry Truman, à Independence, dans le Missouri. Il le publiait dès hier matin, ce qui nous permet de prendre le risque de faire ce commentaire au moment où l’événement n’a pas encore eu lieu, sur la foi des assurances du quotidien («Annan's remarks, provided to USA TODAY by his office»).
(Certes, soyons sérieux et le risque n'est pas trop grand. La chose est confirmée et Annan a bien dit ce qu'on annonçait.)
Voici quelques extraits de USA Today :
«In a farewell speech on U.S. soil today, retiring United Nations Secretary-General Kofi Annan plans to deliver a tough critique of President Bush's policies. He will accuse the administration of trying to secure the United States from terrorism in part by dominating other nations through force, committing what he termed human rights abuses and taking military action without broad international support.
»Though Annan has long been a critic of the war in Iraq and other Bush foreign policies, the planned speech is among his toughest and is unusual for a U.N. secretary-general concluding his tenure.
»Annan's remarks, provided to USA TODAY by his office, list principles for international relations, among them “respect for human rights and the rule of law.”
»These ideas can be advanced only “if America remains true to its principles, including in the struggle against terrorism,” the speech says. “When it appears to abandon its own ideals and objectives, its friends abroad are naturally troubled and confused.”
»In the 61-year history of the U.N., no secretary-general has ended his tenure by criticizing U.S. policies so sharply, said Stanley Meisler, a historian of the United Nations and author of a new biography of Annan.
(…)
»In his speech, Annan refers to the U.S.-led invasion of Iraq. When “military force is used, the world at large will consider it legitimate only when convinced that it is being used for the right purpose … in accordance with broadly accepted norms.”
»The speech continues that “governments must be accountable for their actions in the international arena, as well as in the domestic one.”
(…)
»Annan acknowledges terrorism and other global threats but cautions against nations acting alone. “Against such threats as these, no nation can make itself secure by seeking supremacy over all others,” the speech says.»
On ignore si l’ONU sert vraiment à quelque chose, disons par rapport à ce qui pourrait être fait de plus vigoureux dans le domaine. L’Organisation est souvent très critiquée, notamment pour son impuissance, notamment par ceux (surprise : USA en tête) qui usent de tout leur poids pour entraver son action. Bien sûr, l’ONU a l’efficacité que ses membres lui permettent d’avoir. Pour le reste, notamment les affaires de gabegie et de corruption, ceux qui lancent contre elle les plus violentes attaques sont les spécialistes, sinon les références dans les matières (gabegie et corruption). On a compris le sens de notre propos : le procès actuel de l’ONU, c’est d’abord le procès de l’attitude US, extraordinaire par sa grossièreté et son impudence. Le discours d’Annan est donc justifié.
Peu importe ici, on le comprend, le détail du discours. Il s’agit surtout d’un discours de principes, dont certains sont d’ailleurs éventuellement discutables si l’on voulait aller au fond des choses. Ce qui importe, c’est l’acte lui-même, sans précédent pour un Secrétaire général. Annan se départit de sa neutralité statutaire et se trouve à la limite de ses prérogatives. Par ailleurs, il agit de la sorte parce qu’il a à la fois le bon sens et l’évidence avec lui, qu’à côté de “la loi” qui lui conseillerait un devoir de réserve il y a “l’esprit de la loi”. Dans son cas, on dirait en faisant nôtres les critiques contre l’ONU: “pour une fois que l’ONU sert à quelque chose”.
Le discours de Annan est, rétrospectivement, une confirmation et un renforcement du discours de Villepin en février 2003 à l’ONU. Au-delà de toutes les orientations et les polémiques, voire les vaticinations vertueuses sur le degré de démocratie de l’un ou de l’autre, il y a le spectacle du monde qui ne trompe pas. Aujourd’hui, seule l’Amérique agit dans le monde selon les non-règles de la loi de la jungle, et encore d’une jungle particulièrement sauvage, où aucun usage n’est établi, — lorsque la loi est celle du plus fort, sans nuance, sans retenue, parce que la force implique dans ce cas l’usage systématique de la brutalité qui est devenu le comportement naturel des USA. Les esprits forts n’ont pas à objecter que les relations internationales ont toujours été réglées de la sorte. C’est faux. La force y compte, certes, mais la brutalité qui implique l’usage de la force comme moyen d’action privilégié, presque exclusif, ouvre un autre champ, celui du désordre qui nie les usages et les traditions. L’Amérique aujourd’hui est de cette sorte.
Le discours de Annan vient à son heure et son audace formelle répond à l’exceptionnalité des temps. En un mot, il est l’honneur de ce Secrétaire Général-là.
… Mais les temps changent. Le départ de Annan et sa condamnation publique du comportement américaniste correspondent également au moment où la puissance et l’influence US diminuent très rapidement, notamment à cause de la catastrophique aventure irakienne. Bientôt, la brutalité américaniste apparaîtra de plus en plus comme vaine et sans effet, comme une caricature des ambitions perdues de l’Amérique. Le discours de Annan pourrait également être retenu comme la sanction de cet affaiblissement dramatique.