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30382 juillet 2018 – Ce que j’aime bien chez Orlov, c’est sa volonté affirmée de ne pas vouloir prévoir (« Ce que j’essaie de faire, ce n’est pas de pronostiquer mais d’expliquer »). C’est également tout à fait mon propos lorsque je fais l’apologie des principes d’Inconnaissance et d’Incertitude.
Il n’empêche, lui et moi c’est la même chose comme toujours chez cette sorte de gens, on ne peut s’empêcher, je dirais presque selon une logique dialectique, en écrivant qu’on ne veut rien prévoir de développer une réflexion ou de faire une remarque sans suite que certains prendront pourtant pour une prévision. La raison si souvent commune à tous, – c’est plus fort qu’elle, – est habituée à vouloir connaître le futur du monde, comme si elle dominait le monde. (Réflexe moderne, auquel personne n’échappe, même les antimodernes qui sont lus d’une certaine façon, même par des gens qui se jurent d’être de ce parti et d’aucun autre, même moi c’est tout dire pour mon compte.)
“Ainsi soit-il” comme disait l’autre, c’est-à-dire en langage commun “il faut faire avec”.
J’ignore si l’enchaînement s’entend comme il faut mais là aussi, nous allons “faire avec”. Cela, en effet, pour me conduire à une remarque que fait Orlov dans son dernier texte du jour, sur laquelle il n’élabore pas du tout mais qui m’ouvre, à moi, des horizons prodigieux en ce sens qu’elle sonne, cette remarque, comme une confirmation d’une de mes affirmations centrales. La remarque est celle-ci :
« Ce qui est pertinent est que si suffisamment de personnes à haute visibilité disent que l’effondrement financier est proche, alors, étant donné la portée et la force de leurs paroles, ce ne sont plus de simples opinions mais des actes qui ont effectivement un effet dans le processus de transformation du monde, – des différents mécanismes de la finance internationale, dans ce cas, qui ronronnaient tranquillement et qui soudain songent à se mettre en position d’affronter des événements importants... »
L’on comprend bien : il s’agit de Krugman, de Soros et de Lagarde ; l’on comprend qu’il s’agit de raisonner et de méditer sans tenir compte de ce qu’on pense de ces personnages ni de leur prévision, du jugement qu’on porte sur eux, etc., mais en tenant compte du fait que ce sont des voix importantes dans le système de la communication en matière d’économie, qu’elles sont donc entendues et écoutées, qu’elles ont une influence réelle même si leur position n’est pas nécessairement institutionnalisée, ni dépendante d’un réseau d’information contrôlable. Orlov nous dit essentiellement : lorsque ces trois voix parlent et vont dans le même sens d’annoncer la possibilité/la probabilité d’événements graves, « ce ne sont plus de simples opinions mais des actes » car elles ont des effets concrets, opérationnels, etc., en ceci par exemple que divers acteurs modifient leurs dispositifs dans le sens d’être mieux préparés à « affronter des événements importants... »
A partir de là, je pense que nous devrions même aller plus loin encore, jusqu’à dire que ces actes de préparation suivant les déclarations qu’on a citées, constituent eux-mêmes des “actes d’influence” en participant du fait de ces préparation à l’alourdissement du climat et, peut-être, à l’accélération des conditions crisiques. (Ou bien au contraire, selon les cas, à leur modification, voire à leur freinage, etc.) Tout cela, y compris nos trois voix influentes à l’origine, bénéficie d’un effet de masse et d’une dynamique considérables du fait de la prolifération extraordinaire des sources d’information, et de la répétition de ces déclarations autant que des actes qui en découlent quand l’information est accessible, contribuant également à faire évoluer le climat crisique. Là-dessus, l’extraordinaire vitesse du système de la communication dans toutes les directions achève de donner à la diffusion de l’influence transmutée en actes divers une force, une capacité de choc inimaginables, et d’ailleurs incalculables et incontrôlables à la fois.
On peut dire ainsi que les informations, même si elles ne font décrire des actes, sont des actes elles-mêmes de par leur abondance extraordinaire et leur vitesse de diffusion qui ne l’est pas moins. Ainsi peut-on dire que le système de l’information est un producteur d’actes en constante accélération, d’où la place prépondérante sinon écrasante et touchant tous les domaines qu’il faut à mon avis lui attribuer dans le situation crisique et, d’une façon plus générale, dans la formation et l’alimentation de tourbillons crisiques. Ainsi peut-on expliquer la rapidité extraordinaire des événements, puisque les “événements” sont portés, sinon structurés par des “actes” qui ne sont que des informations. En même temps, l’on comprend que cette dynamique sème avec elle le désordre et la confusion, puisque les “actes” qui la constituent ne sont souvent pas de l’action dans le sens opérationnel et concret, mais de l’information.
La domination du système de la communication est donc écrasante, autant qu’elle ne peut être ni parfaitement analysée, ni parfaitement comprise, à la mesure de sa fluidité, de sa diversité et de son insaisissabilité, ni et encore moins maîtrisée en aucune façon. Ces conditions expliquent que l’on puisse affirmer que la crise que nous vivons est absolument sans précédent, et même qu’elle ne peut avoir de précédent. Bien entendu, aucune époque ne peut se comparer à la nôtre à cet égard à cause de la différence des moyens et des psychologies, et peut-être d’autre chose... Ainsi, lorsqu’on prend comme référence pour comprendre notre situation, la chute de l’empire romain ou la chute de l’URSS, on répond à une logique historique compréhensible mais on doit bien être conscient que ni le rythme, ni la forme, ni la structure de ces événements n’ont la moindre proximité essentielle avec ceux que nous vivons, qu’ils sont d’une autre nature, d’un autre monde. (*)
Ainsi puis-je croire qu’il y a plus d’enseignements par analogie entre la chute de l’empire romain et la chute de l’URSS qu’entre la chute de l’empire romain et la chute de l’URSS d’une part, et ce que nous vivons d’autre part. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de similitudes, de conditions semblables ; cela signifie qu’il y a une différence de nature, “d’un autre monde”, dans la dynamique, dans le mouvement, dans les effets opérationnels, – et plus encore, dirais-je en revenant à mon sujet favori, dans les psychologies elles-mêmes, par le biais d’une perception plongée dans un immense désordre et une pression sans cesse grandissante.
Ainsi Orlov a-t-il raison d’écrire :
« Des temps difficiles arrivent, mais personne ne sait quand ils vont surgir parce que le système financier mondial est actuellement dans un état totalement nouveau et inconnu. Il n’y a rien avec quoi le comparer et aucun modèle par lequel prédire son comportement... »
...Mais je tiendrais pour mon compte à compléter ce jugement en ajoutant au constat que “le système financier mondial est dans un état totalement nouveau et inconnu”, que cette situation est due d’une façon générale et hors de toute considération financière, à l’insaisissabilité complète, à la dynamique massive et d’une folle rapidité de la communication et des informations ainsi transformées en “actes” qu’elle charrie.
Ainsi se trouve, je pense, suggérée la véritable définition du système de la communication (et la raison, jusqu’ici assez intuitive, pour laquelle j’ai tenu depuis quelques années à écrire “système de la communication” et non “système de communication”). La “communication” dans ce cas n’est pas un simple outil, elle est une matrice féconde. Le système de la communication n’est pas seulement un transmetteur, il est aussi et d’abord un transmutateur ; il ne fait pas que transmettre, il transmute ce qu’il transmet, et pour revenir à notre propos, il transmute les informations en “actes” en même temps qu’il les transmet, par la façon qu’il les transmet, par la dynamique qu’il y met, par la forme même qu’il donne au tout.
Je ne crois pas que cette action soit simplement mécanique et dynamique. Je crois qu’à considérer cette situation sans précédent possible d’aucune sorte, cette action de transmutation exercée par le système de la communication répond à un sens fondamental, dont l’inspiration échappe à tout contrôle humain. Bien entendu je ne parle évidemment pas du contenu des nouvelles (“Allez jouer avec vos FakeNews”, comme Montherlant disait « Va jouer avec cette poussière »), mais bien de l’essence même de cette forme absolument inédite d’un système agissant directement sur la manufacture de la métahistoire en ignorant superbement, comme l’on méprise, l’histoire événementielle à laquelle nous sommes habitués et dont le Système a si habilement abusé.
(*) Psssttt... si l'on voulait me prendre à mon propre piège de la contradiction involontaire, je ferais la prospective intuitive que ce que nous vivons est, non seulement “d'une autre nature, d'un autre monde” mais aussi bien plus grave et bien plus important que la chute de l'empire romain et la chute de l'URSS... Mais bon, je n'ai rien dit même si je l'ai écrit.
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