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92126 mai 2006 — A première lecture, ce devrait être un déluge d’épithètes d’une ironie lasse ou furieuse, d’écoeurements divers, de moqueries et ainsi de suite… Nous pensons qu’il faut tenter d’aller au-delà avec l’effort de penser la psychologie américaniste comme quelque chose de différent.
D’abord la nouvelle. La référence est classique: un article (publié le 1er mai) bien documenté et sans l’ombre d’un commentaire de surprise, d’incompréhension, d’indignation, etc., du New York Times, repris par l’International Herald Tribune le 30 avril. Laissons parler ces gens :
« A long-running effort by the Bush administration to send home many of the terror suspects held at Guantánamo Bay, Cuba, has been stymied in part because of concern among United States officials that the prisoners may not be treated humanely by their own governments, officials said.
» Administration officials have said they hope eventually to transfer or release many of the roughly 490 suspects now held at Guantánamo. As of February, military officials said, the Pentagon was ready to repatriate more than 150 of the detainees once arrangements could be made with their home countries.
» But those arrangements have been more difficult to broker than officials in Washington anticipated or have previously acknowledged, raising questions about how quickly the administration can meet its goal of scaling back detention operations at Guantánamo.
» “The Pentagon has no plans to release any detainees in the immediate future,” said a Defense Department spokesman, Lt. Cmdr. Jeffrey Gordon of the Navy. He said the negotiations with foreign governments “have proven to be a complex, time-consuming and difficult process.” »
Tout de même... Un peu plus loin dans le texte, le journaliste, Tim Golden, se juge fondé, au nom de l’observation objective du monde extérieur, à citer un commentaire légèrement surpris venu effectivement de la partie non-US du monde:
« “It is kind of ironic that the U.S. government is placing conditions on other countries that it would not follow itself in Guantánamo or Abu Ghraib,” said a Middle Eastern diplomat from one of the countries involved in the talks. He asked not to be named to avoid criticizing the United States in the name of his government. »
(La dernière phrase de la citation est après tout aussi importante que la déclaration de la source anonyme. Elle signifie qu’une remarque de bon sens sera prise nécessairement comme une attaque critique des Etats-Unis. Elle nous indique l’état d’inflexibilité où doivent se trouver les négociateurs US, qui implique pour leurs interlocuteurs de s’abstenir de tout commentaire désobligeant.)
Résumons le propos avant de proposer un commentaire. Les Etats-Unis veulent bien rendre à leurs pays d’origine un certain nombre de détenus qu’ils détiennent illégalement depuis des années, à Guantanamo et ailleurs, qu’ils soumettent à des traitements inhumains, à des conditions de torture physique et psychologique, d’humiliation, etc. Leurs fermes exigences rendent ces négociations de restitution des nationaux très difficiles. Ils entendent que ces détenus soient traités décemment par leurs pays d’origine et d’accueil, c’est-à-dire qu’ils ne soient en aucune façon soumis “à des traitements inhumains, à des conditions de torture physique et psychologique, d’humiliation, etc.”
Nous avons le choix entre les habituelles exclamations, les épithètes, etc., comme nous le signalons en tête de ce titre, — et, d’autre part, une tentative d’analyse et d’explication plus structurée. Elle ne portera ni sur les prisonniers, ni sur la torture, mais sur la psychologie américaniste. Elle s’articulera sur une notion que nous proposons à nos lecteurs sous la forme d’un néologisme convenable, qui pourrait faire un mot acceptable par la langue française : l’idée d’inculpabilité, — ou, plus précisément dit : la notion de sentiment d’inculpabilité posté au cœur de la psychologie américaniste.
Nous partons de plusieurs propositions qui peuvent être prises comme autant d’hypothèses, mais qui sont à notre sens largement démontrées par le constat de la pratique et de l’expérience. Cela rend notre exercice de réflexion plus vivant qu’une simple approche théorique. Nous avons la conviction d’aborder une matière vivante.
• Il n’y a pas de machiavélisme, ou d’autres sentiments aussi élaborés où la contradiction est instrumentée, — goût de la provocation, goût du paradoxe absurde, etc., — chez les Américains lorsqu’ils procèdent dans leurs actes de politique extérieure, et, particulièrement, dans le cas décrit ici. Les contradictions ou les absurdités, les soi-disant hypocrisies, trop énormes pour être de l’hypocrisie qui par définition se dissimule, ne sont pas le fruit d’un calcul ; elles ne sont qu’en apparence, pour nous, des “contradictions ou [des] absurdités, [des] soi-disant hypocrisies, trop énormes pour être de l’hypocrisie…”.
• La puissance d’influence considérable de l’américanisme est fondée sur sa sincérité, souvent décrite et/ou expliquée, à tort nous semble-t-il, comme “naïveté”, comme “infantilisme”, etc. Il n’y a aucune raison de revenir sur ce constat de la “sincérité”. Il vaut également pour le cas présenté ici. Notre hypothèse est que les négociateurs américains, comme ceux qui leur donnent des consignes, sont pour la plupart, disons pour le “modèle standard”, complètement sincères. (Cela ne signifie pas qu’ils disent la vérité mais qu’ils parlent sans dissimuler. La sincérité est « l’absence de trucage » [Robert], qui signifie qu’on parle sans dissimuler et qu’on dit ce qu’on pense et ce qu’on croit. Cela ne signifie nullement que ce qu’on pense et ce qu’on croit soient la vérité et la vertu.)
• Pour renforcer ces constats, il y a l’évidence contraire que les attitudes américanistes auxquelles nous faisons référence n’ont aucun intérêt réel du point de vue du détail et de l’âpreté des négociations. Elles n’apportent rien à la partie américaniste, même elles contribuent à la discréditer d’une certaine façon, — par la grossièreté du procédé si l’on accepte l’argument de la duplicité, comme le montre la réaction du « Middle Eastern diplomat from one of the countries involved in the talks ». S’il y avait hypocrisie, les Américains auraient déjà rendu les détenus en grande pompe, avec une déclaration d’intention des deux parties, aussi vague qu’inefficace. Cela suffirait pour la défense de la réputation des Etats-Unis dans les instances internationales et ailleurs (le seul argument “rationnel” qu’on pourrait avancer pour justifier cette affaire).
• L’argument d’opposer le State department (auquel appartiennent les négociateurs) au Pentagone, la vertu de l’un face à la brutalité de l’autre, n’a aucune valeur. Les “traitements inhumains, conditions de torture physique et psychologique, d’humiliation, etc.” sont strictement codifiés et réglementés à l’intérieur de l’administration et du système. On ne torture que dans les règles. Tous les départements sont informés de la chose. Tout au plus peut-on parler d’une répartition des rôles : le State department est chargé plus précisément de la mission d’exigence de vertu chez les autres.
Face aux incertitudes, aux contradictions sans nombre qui rendent l’argument de la duplicité extrêmement aléatoire, et d’ailleurs encore plus affaibli par nombre d’autres comportements du même genre, nous proposons une hypothèse psychologique qui a la vertu de la netteté. Elle implique qu’il existe des “standards” pour définir une psychologie américaniste collective, que celle-ci se diffuse quasi-organiquement dans les psychologies individuelles grâce à un cadre conformiste de fer, à une alimentation par une communication qui se réfère à des informations qui sont des artefacts idéologiques constants présentés comme des faits supra-historiques objectifs et incontestables. (Il n’y a pas dans la mémoire américaniste de faits historiques perçus comme tels, plus ou moins contestés, plus ou moins interprétés, etc. Il y a des affirmations idéologiques présentées comme des faits.)
Une première hypothèse est que l’histoire américaine selon la définition habituelle de “l’histoire” n’existe pas pour la psychologie américaniste. C’est l’idéologie américaniste qui “fait” l’histoire de l’Amérique, — nécessairement une nouvelle sorte d’histoire, décisivement différente de l’Histoire générale. Dans ce cas extraordinaire, l’idéologie n’est plus une opinion, un produit de la propagande, une foi, une passion, une maladie, etc., toutes ces choses qui participent à un moment ou l’autre au développement de l’Histoire, voire à sa modification décisive ; elle est l’Histoire, et une Histoire objectivée par sa vertu même ; par conséquent, elle est la psychologie américaniste. La diffusion collective de cette psychologie américaniste s’attaque nécessairement, dans la psychologie individuelle, au mécanisme qui permet l’élaboration du jugement et nullement à l’information qui alimente le jugement. Ce processus n’impose pas des pré-jugements à proprement parler mais impose à la psychologie individuelle américanisée de former pour elle-même des pré-jugements qui influenceront décisivement son jugement dans le sens conforme. Il laisse subsister une réelle liberté, même si il en définit par avance un cadre qui ressemble comme deux gouttes d’eau au plan d’une prison modèle.
[En a parte, on pourra noter une définition bienvenue de la “liberté” américaine. Elle date de 1927 et nous change du catéchisme horripilant qui nous tient lieu de pensée, depuis bien un demi-siècle, dès que le mot “liberté” est proféré à nos oreilles, — sans rien dire de la combinaison “liberté + Amérique” qui, elle, nous plonge dans une sorte d’extase. Elle vient de l’historien Lucien Romier, extraite de son livre Qui sera le Maître, Europe ou Amérique?, — problème déjà d’actualité en 1927 :
« En attendant, observons bien. La ‘liberté’ américaine, ce n’est rien d’autre que l’indépendance des activités économiques et sociales à l’égard du ‘jeu’ politique. De là les tâtonnements, les incohérentes ‘puérilités’ ou faiblesses de la politique américaine. De là encore, l’invisible attrait que la société des Etats-Unis exerce sur tout homme qui a souffert des “excès politiques” de l’Europe. »]
Maintenant, le “matériel” transféré par ce processus affectant la psychologie. Sa puissance, ce qui fait que la contrainte du mécanisme est d’autant mieux acceptée, c’est que ce matériel est fondamentalement vertueux. Le point central que véhicule la psychologie américaniste, c’est donc l’“inculpabilité” de l’américanisme, c’est-à-dire l’impossibilité absolue que l’américanisme puisse être coupable dans le sens d’un acte répondant à une intention, une appréciation, un jugement mauvais. Même des actes foncièrement mauvais, inéluctablement mauvais commis au nom de la politique américaniste sont présentés dans un contexte tactique qui ne concerne en rien le fond de l’attitude américaniste. Ce qu’il y a de mauvais dans l’acte tactique est porté au débit d’un partenaire, d’une circonstance ou d’un hasard.
L’essentiel à comprendre est qu’il ne s’agit pas, pour l’américanisme, d’écarter ou de discuter les critiques et les jugements selon lesquels un acte commis par une nation ou une communauté est mauvais, blâmable, condamnable, etc. (cela, c’est une recherche de relativisation d’une accusation historique: toutes les nations et communautés se livrent à cet exercice) ; il s’agit d’affirmer et de réaffirmer ad nauseam que l’Amérique est bien absolu et justice pure, et ne connaît par conséquent pas la notion de culpabilité. Il s’agit d’un caractère absolu puisqu’il s’agit d’une conformation formatrice d’une psychologie. Ce caractère conduit à interpréter de façon complètement différente, en noir et blanc, les mêmes actes selon qu’ils sont accomplis par l’Amérique ou par quelque chose qui n’est pas américain. Ce caractère est un “outil” pour fabriquer le jugement et nullement un moyen pour influencer le jugement.
Dans le cas qui nous occupe (tortures) : les USA pratiquent ces actes de tortures mais l’unique responsabilité, la culpabilité de cet acte mauvais retombent entièrement sur ceux qui les subissent, parce qu’ils sont ce qu’ils sont (terroristes) et ce qu’ils font (actes de terreur). Cette interprétation absolue basée sur l’inculpabilité est absolument réservée à l’Amérique. Une autre nation ne peut s’en prévaloir. Les pays qui recevront les “terroristes” torturés par les Américains sont avertis qu’ils devront se comporter avec eux d’une façon vertueuse, c’est-à-dire américaniste, — en faisant le contraire de ce que font les Américanistes.
Cette fonction essentielle de la psychologie américaniste entraîne le reste, qui est par ailleurs conforté par une orientation religieuse taillée sur mesure : le jugement que la force américaine est nécessairement juste et représente nécessairement le droit ; le jugement que l’Amérique est, de par son inculpabilité, invulnérable et ne peut être vaincue par conséquent ; le jugement que l’Amérique est, complètement par nature (y compris par la géographie) et nullement par ambition, totalement différente du reste du monde. Ces jugements inhérents à la psychologie américaniste entraînent les travers fondamentaux du comportement américaniste : le désarroi profond et sans remède devant l’idée inconcevable de défaite (Viet-nâm, Irak aujourd’hui) ; l’incapacité également sans retour de s’adapter aux autres et de conduire victorieusement des conquêtes historiques ; l’incapacité évidente d’influencer les autres cultures (l’américanisation n’est pas une influence dans le sens historique, comme fut évidemment influente la culture romaine : c’est une tentative de destruction des autres cultures pour y mettre le fait américaniste à la place) ; et ainsi de suite. Les constats viennent naturellement, à la lumière de cette hypothèse.
Tous ces caractères et ces jugements ont évidemment leur origine dans la formation du pays, qui est un artefact historique et non pas une nécessité historique ; qui se réfère à des principes (ceux des Lumières revus “à la lumière” particulière de cet artefact) perçus comme absolument vertueux et eux-mêmes marqués, selon l’interprétation américaniste, d’un caractère d’inculpabilité. Les circonstances historiques et géographiques (isolationnisme, puissance naturelle, etc.) n’ont fait que renforcer, peut-être décisivement, ce trait psychologique. La puissance virtualiste nourrie par la communication et par le conformisme (voir le phénomène de Group Think) constitue aujourd’hui un ciment d’une très grande force et fait penser que l’inculpabilité américaniste ne pourra que se renforcer. Attendre un changement aujourd’hui de l’Amérique, notamment sous des arguments aussi éculés que la globalisation et le développement des communications, est d’une niaiserie complète. C’est le contraire qui ne cesse de se renforcer.
Il y a, aujourd’hui également, à cause des événements politiques que nous connaissons, des effets contraires très déstabilisants pour le système américaniste et une crise de la psychologie qui ne cesse de s’aggraver. Il y a, dans la confrontation de la fiction de l’inculpabilité avec la réalité, une tension inconsciente permanente entre l’inculpabilité et les accusations qui sont en permanence jetées à l’Amérique à cause de l’anti-américanisme que suscite sa politique. Il y a enfin, toujours à cause des circonstances politiques qui font croire aux américanistes à l’opportunité ultime, une allure de “lutte finale” entre la psychologie américaniste et la réalité historique du monde. Nous sommes arrivés à la phase paroxystique finale. Comme on dit, “ça passe ou ça casse”.
Bien entendu, ce trait psychologique n’est pas également réparti ni, surtout, absolument imposé (au contraire de ce qu’il prétend être du point de vue du jugement qu’il avance). La matière humaine résiste ou rechigne. Il existe des “dissidents” en Amérique ; et l’on doit employer ce mot et non pas celui d’“opposants” parce qu’il s’agit d’individus ayant nécessairement rompu avec le système d’une manière radicale, par leur psychologie rétive qui fait qu’ils ont échappé à la conformation générale. Il est à la fois juste et nécessaire de nommer ceux qui appartiennent complètement au système des “Américanistes”, pour les différencier des “Américains” (terme plus général et historique qui englobe le tout et qui n’implique pas d’appréciation idéologique). Il est également juste et nécessaire d’observer que tout individu victime de l’américanisme peut, en théorie, en sortir s’il se révolte contre lui. Il ne nous semble pas qu’il y ait, à cet égard, d’emprisonnement sans retour.
Il ressort de tout ce qui précède que les “Américains” en général sont d’abord des victimes d’un mécanisme dont la responsabilité reste à établir, et qui dépasse une nationalité, une circonstance particulière, pour se fixer sur ce qui s’avère être une force collective qui met en question le concept de la civilisation qu’elle prétend être. (Ce projet de civilisation n’est-il pas l’ultime ambition de la barbarie déguisée? Des textes, venus d’auteurs d’une qualité assez moyenne mais bien représentatifs du système, nous le font penser. Nous faisons précisément allusion à ce texte du colonel Ralph Peters qu’on trouve sur ce site, mis en ligne en 2002 et remis en ligne en 2003, Peters que nous avions rebaptisé “le Barbare jubilant”.)
Bien entendu, l’hypothèse que nous avançons doit continuer à être explorée. Elle contient d’immenses questions, dont la principale, qui est au cœur de toute appréciation sur la psychologie, est le rapport entre l’organique, la matière, et l’artefact immatériel de la communication, voire l’aspect spirituel. Il s’agit de la question de savoir si l’action générale de ce qui doit être identifié comme un système socio-politique (cette notion d’inculpabilité), et qui est d’essence psychologique finalement, laisse une trace au niveau organique chez les individus. L’extraordinaire puissance de la cohésion américaine observée jusqu’ici suscite de telles questions. Aujourd’hui, cette extraordinaire puissance devient une extraordinaire faiblesse, à mesure des revers que connaît le système dans son imprudente confrontation avec le monde et avec l’Histoire par conséquent. Cela explique que la plus grande chance de “victoire” contre lui est dans l’exploitation contre lui-même de sa propre action, devenue auto-destructrice.
Nous nous arrêtons là dans l’exploration d’une hypothèse qui demande des volumes pour être poussée dans toutes ses implications. Il est évident que cette exploration doit être poursuivie par tous les moyens.
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