L’orchestre s’est arrêté de jouer ...

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L’orchestre s’est arrêté de jouer ...

Dans le film Margin Call, excellente réalisation et récit exemplaire, il s’agit d’une banque d’investissement de Wall Street (appelez-la la banque Steelman ou bien appelez-là la banque Saxe-Cobourg, ou bien les deux à la fois c’est encore mieux). On est en train de s’apercevoir, par le biais de l’un ou l’autre de ses analystes, l’un licencié l’autre promu, que la banque est en train de couler sous le poids de ses avoirs “toxiques”. Le PDG John Tuld (Jeremy Iron) interroge le jeune prodige Peter Sullivan (Sachary Quinto) “Vous voulez dire, jeune homme, que la musique est sur le point de s’arrêter, dans les heures qui viennent, c’est cela ?” “Non monsieur, je ne dirais pas exactement cela, je dirais plutôt que la musique s’est arrêtée déjà depuis quelques jours” ...

Parlent-ils, les deux lascars, avant de liquider en les soldant comme des voleurs ces avoirs “toxiques” de la banque Steelman-SaxeCobourg au risque de couler Wall Street à mort, de la musique de l’orchestre du Titanic ? Le scénario est un peu différent, certes, mais le facteur central est bien celui-là et il demeure : l’orchestre qui joue sur le pont du Titanic, version mélodieuse et inclinée de la caverne de Platon pour les amateurs de musique égarés à la corbeille...

• Si les séances dans les principales bourses, lundi, n’étaient pas très comiques à contempler, – quoique, si l’on le goût du paradoxe..., – les séances des JT de nos grands groupes d’information l’étaient sans nul doute. Les experts, consultants, spécialistes, tout le monde était effectivement sur le pont du Titanic où, selon Pierre Larrouturu (Libération du 18 août 2015), on s’est contenté de changer de place les transats pour les passagers depuis le précédent choc de 2008 avec l’iceberg bien connu, contre lequel on se cogne de plus en plus durement («On a déplacé les fauteuils sur le pont du Titanic, on n’a pas régulé le monde de la finance ni séparé les banques de dépôts et d’investissement...»).

Le pelé, le galeux, le faux-frère, disait-on hier soir dans ces antres de l’information libérée mais version light que sont les JT “officiels”, c’était désormais la Bourse elle-même qui avait ignoré l’“économie réelle”, laquelle était chargée des vertus de la réalité incontestable. Par conséquent, les cohortes de chômeurs, les fusions-acquisitions qui pulvérisent l’infrastructure économique, la croissance stagnante sinon en stade de contraction, la catastrophe environnementale permanente, la pulvérisation des structures pérennes, la paupérisation ultra-rapide et l’effondrement des salaires et des pensions, tout cela constituait la référence vertueuse que les spéculateurs infâmes avaient perdu de vue et que le bon sens populaires les obligeait à considérer à nouveau. Ce n’était donc qu’une “correction” : “les marchés c’est une chose, mais ils ne rendent pas compte de l’économie réelle, alors hein...”, nous révélait l’expert-consultant de service sur LCI... Leur chute, aux marchés, était par conséquent une sorte de preuve de santé du Système ; c’est vrai, lorsqu’on arrête d’écouter l’orchestre pour considérer l’iceberg qui approche, on retrouve le sens des réalités selon le Système et tout va donc pour le mieux.

• L’orchestre interprète (interprétait ?) au moins à 20% trop haut, – il sur-jouait, littéralement, sans que le compositeur ne l’ait autorisé à prendre cette sorte de liberté, bordel ! 20%, estimation minimale, réaliste, etc., de Doug Ramsey, chef des placements à Leuthold Weeden Capital Management Doug Ramsey, parlant à Bloomberg et repris par Sputnik.News : «La baisse de l'indice boursier de Standard & Poor's pourrait atteindre 20% [...] La chute des indices américains la semaine passée a marqué la fin du cycle de croissance des indices qui aura duré six ans et demi depuis la crise financière globale. [...] Ce sera vraiment profond. C'est effrayant et les tendances de ces derniers jours apparaissent redoutables.»

• Que se passe-t-il donc sur le pont du Titanic ? Non seulement plus personne n’écoute l’orchestre, mais pire encore, l’orchestre ne joue plus, comme le signalait le jeune Peter de Margin Call. On dirait que 20% des notes des morceaux qu’il interprétait ont complètement disparu et l’orchestre s’est retrouvé avec la vraie partition. Plus possible d’interpréter quoi que ce soit, il n’a pas l’habitude, il n’a pas répété, rien de rien, et du coup la musique s’interrompt ... «Les marchés sont en train de se rendre compte qu'il n'y a pas du tout de reprise économique [...] Les pays émergeants, le seul espoir qui demeurait, ont commencé à tomber comme des dominos [...] les chiffres économiques donnés par les gouvernements ne sont pas réalistes [Ce sont les 20% et plus de la partition qui se sont envolés ...] On est tous dans le même sac avec la mondialisation. Si un pays important comme la Chine ralentit, il y a des répercussions. Ce n'est pas en se retranchant derrière nos frontières qu'on va résoudre les problèmes» (L’économiste Philippe Herlin, pour Sputnik.News.)

Le “même sac” de la globalisation, pour être précis, n’est plus le sac Hermès que les richissimes touristes chinois venaient acheter rue du Faubourg Saint-Honoré ; c’est désormais un sac-bidon, crasseux, en plastique, celui que vous trouverez chez Mammouth ou bien un sac en papier-craft comme celui qu’on distribue chez WalmartSave money, Live better»)... Un de ces sacs que les migrants trimbalent avec eux, lorsqu’ils fuient précipitamment la Syrie pour rejoindre la Grèce, ou bien la Macédoine, ou bien est-ce la puissante et prospère Allemagne qu’ils tentent de rejoindre...

• L’invincibilité inéluctable du Système réside donc bien dans ceci que personne, absolument personne n’échappe à la catastrophe qu’il génère pour lui-même. En effet, pour les admirateurs du Système, l’universalité de la catastrophe est certainement un signe de sa surpuissance et le constat triomphant que l’on ne peut rien contre lui, l’important étant la preuve de cette universalité et nullement que cette universalité soit celle de la catastrophe qui le frappe d’abord lui-même ... Par conséquent, que l’on ne puisse rien, absolument rien contre sa surpuissance agissant à plus de 100% dans le mode de l’autodestruction, voilà effectivement une paradoxale démonstration de sa surpuissante supériorité et de sa victoire assurée. Nous en conclurons que la preuve ultime de l’invincible surpuissance du Système est que lui seul peut décider, et l’accomplir, de son autodestruction. Le suicide est la preuve ultime, c’est bien connu en philosophie, de la toute-puissance (de la surpuissance) du libre-arbitre qui fonde absolument la maîtrise du monde par le sapiens. C’est ce que les marchés nous montrent depuis hier. Tout de même, quelle surpuissance ce Système !

• Dans sa verve trotskiste, WSWS.org entend bien se rappeler à notre bon souvenir et nous rappeler d’où tout cela vient, précisément. Le 25 août 2015, dans la version française d’un article du 24 août 2015, WSWS.org nous montre non seulement la filiation entre les deux crises, celle de l’automne 2008 et celle qui s’amorce pour l’automne 2015, – cycle des sept années respecté [septembre 2001, septembre 2008, quasi-septembre 2015], – mais finalement la simple évidence qu’il s’agit de la même crise qui n’a jamais cessé, certainement depuis 2008, et psychologiquement (voir plus loin), certainement depuis 2001... Le titre de WSWS.org nous annonce que «[l]a combine de Ponzi à l’échelle mondiale menace d’imploser» ...

«Les investissements à grande échelle des fonds communs de placement dans des obligations à haut risque mettent en évidence les fondations pourries non seulement de la soi-disant reprise économique, mais encore du système capitaliste mondial même. Ils montrent que la réponse de la classe capitaliste à l'effondrement économique de 2008-2009 a été une continuation et une escalade du parasitisme et de la spéculation déjà à l’origine du krach.

»Ceci illustre le modus operandi du capitalisme mondial dans sa sénilité et sa décadence. Ce qui était considéré historiquement comme le processus normal – investir le capital pour construire des usines et des mines et mener la recherche et le développement, embaucher des travailleurs et générer des profits à partir de la plus-value extraite en les exploitant – est devenu presque accessoire à une ruée fébrile et incessante vers des rendements toujours plus élevés venant de diverses formes de manipulation financière et de la fraude pure et simple.

»Dans les vieux centres impérialistes, en particulier aux Etats-Unis, l'infrastructure industrielle a été largement démantelée, décimant les emplois et le niveau de vie de la classe ouvrière, dans le but d'obtenir des profits plus élevés issus de bulles financières. Après le krach de 2008, la classe dirigeante américaine a été la première à utiliser l’approvisionnement illimité de crédit quasi gratuit fourni par les banques centrales pour gonfler le prix des titres boursiers jusqu’à des niveaux records et générer une bulle financière sur les marchés émergents, tout en détruisant emplois, salaires et conditions de vie des travailleurs par des politiques d'austérité et de chômage de masse.

»La “reprise” économique qui en a résulté avait le caractère d'une combine géante de Ponzi, reposant sur une économie réelle stagnante et une inégalité sociale croissante. Ce château de cartes financier est miné par des tendances déflationnistes croissantes dans l'économie mondiale dont l’expression la plus radicale est l'effondrement du prix des matières premières et le ralentissement en Chine, mais aussi une croissance anémique ou la récession pure et simple, au Japon, en Europe et aux États-Unis...»

• Nous avions, nous, largement commenté dès le printemps 2009 où l’on annonçait déjà “la fin de la crise”, la façon dont l’orchestre, richement doté et équipé d’une nouvelle partition, s’était remis à jouer la zizique sur l’air des “jeunes pousses du printemps” (version Bernanke, dit “hélicoptère-Ben”), notamment, dans notre chef, pour tenter de décrire la formidable offensive de ce qui était alors pour nous encore du virtualisme avant de passer la main au stade ultime de la narrative comme moyen de relever l’économie et de déclarer la crise over par la simple magie du verbe postmoderne. On peut consulter trois textes dans ce sens, les 17 mars 2009, 22 mai 2009 (où l’on ressortait même les vieux croûtons type-Greenspan) et 23 mai 2009. Dans la première de ces trois références, nous ne manquions pas effectivement d’observer que la crise était effectivement terminée, bouclée, pliée et rangée au magasin des accessoires, selon la logique poétique du discours officiel :

«Tous les ingrédients d’une action sérieuse contre la crise sont réunis, puisqu’il est avéré désormais que l’incantation est à cet égard l’arme la plus sûre. Il est possible que le G20 “senior” du 2 avril, un jour après le 1er avril, annonce dans son communiqué final que l’accord unanime a été fait sur la décision péremptoire et irrévocable de la fin de la récession, fixée officiellement au 24 décembre 2009 à minuit moins une, histoire de montrer en passant aux islamistes de quel bois se chauffent l’Occident de Wall Street et sa “main invisible”. Ainsi soit-il.«

• Dans Margin Call, le héros principal, Sam Rogers (Kevin Spacey), rythme ces 36 heures de tragédie boursière intimiste d’un drame également intime qui est finalement le véritable nœud de la tragédie, qui est le sort de son chien atteint d’un cancer en phase terminale, et qui agonise. La dernière scène du film, à la fin de cette journée épique où la banque d’investissement IronMan Saxe-Cobourg s’est débarrassée de tous ses avoirs “toxiques” en mettant le feu à Wall Street, montre Sam Rogers, en larmes, venu dans son ancienne maison qu’il a laissée à sa femme lors de leur séparation, en train de creuser la tombe de son chien parce que c’est là que le noble animal a passé l’essentiel de son existence et que c’est là qu’il doit être enterré. Le chien de Sam Rogers, dont nous ne nous souvenons malheureusement plus du nom, est le véritable héros tragique de cette pitoyable aventure de la folie et de l’hybris des hommes. Il n’y a aucune musique pour accompagner cette mise en terre du noble animal. Le spectateur a beau tendre l’oreille, non, l’orchestre ne s’est pas remis à jouer... L’histoire de Margin Call et de la phase crisique de 2008 est techniquement différente de ce que nous subissons aujourd’hui, mais folie et hybris des hommes sont évidemment similaires jusqu'à être eux-mêmes obstinément recommencés jusqu'à la chute finale. C’est la même histoire de l’effondrement qui se poursuit.

 

Mis en ligne le 25 août 2015 à 11H50