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2138Le Premier ministre russe Dmitri Medvedev a donné une interview au journal allemand Handelsblatt, qui a paru vendredi. Horreur : le doux et libéral Medvedev ne nous promettait pas moins que la grande Guerre mondiale si des opérations terrestres étaient engagées en Syrie par une puissance quelconque (aussi bien la Turquie et l’Arabie que la Russie elle-même). Protestation faite et texte vérifié, il s’est avéré que le traducteur du journal allemand s’était trompé : il avait traduit “guerre permanente” dit en russe par “guerre mondiale“ écrit en allemand. Les grands réseaux russes ont aussitôt mis la faute en évidence, et cela donne notamment cette explication de RI-français, le 12 février :
« Le Premier ministre russe Dmitri Medvedev a donné une interview au journal allemand Handelsblatt. Dans celui-ci, il parle de guerre “permanente” et la traduction [a modifié le sens pour nous donner] guerre “mondiale”, affolant ainsi tous les médias. Dans son entretien, Dmitri Medvedev explique que la Russie ne souhaite pas voir menées d'opérations terrestres en Syrie et veut engager des négociations. “Toute opération terrestre a pour conséquence de transformer la guerre en une guerre permanente”. Mais ces propos ont été déformés par la traduction et l’adjectif “permanente” est devenu “mondiale”.
» Cette faute reprise par tous les médias y compris par l’agence de presse AFP a engendré des articles aux titres inquiétant ! Le Journal de Montréal [La Presse] titre “une troisième guerre mondiale ?” et Reuters intitule sa dépêche “La Russie fait planer la menace d’une guerre mondiale si les négociations échouent en Syrie”. Reuters décline toute responsabilité et assure n'avoir fait que traduire les propos [en allemand du Premier ministre russe] et rejette donc la faute sur la traduction allemande. »
On doit remarquer que le passage incriminé de l’interview de Medvedev, telle qu’il apparaît sur le site du Premier ministre et qui était retranscrit par le texte anglais de RT sur l’affaire, donne, dans sa traduction anglaise par RT, une version encore un peu plus divergente, d’où toute idée plus ou moins approchante du concept de “guerre mondiale“ est exclue : « What is necessary is to use strong measures, including those taken by Russia, by the Americans and even under certain provisions those that the Turks are trying to take, to sit at the negotiating table, instead of unleashing yet another war on Earth. We know all too well the scenarios leading to that. »
Quoi qu’il en soit le propos-“guerre mondiale” a effectivement fait florès, d’ailleurs de façon différente : du « Syrie: Medvedev évoque un risque de “guerre mondiale” » de L’Express au « La Russie agite la menace “d'une guerre mondiale” » du site suisse 20 minutes qui n’est pourtant pas particulièrement antirusse. Même les Iraniens de PressTV, plutôt amis des Russes, ont repris la nouvelle, d’ailleurs sous une formulation assez neutre : « Syrie: risque de “guerre mondiale” en cas d'offensive terrestre étrangère (Medvedev) ». Il semble donc acquis qu’il s’agit d’une erreur de traduction, qui a fourni une occasion de plus d’exposer l’aspect à la fois extrêmement délicat, potentiellement faussaire et aux immenses effets psychologiques et de jugement, de tout ce qui concerne la communication, jusqu’aux erreurs de traduction.
Un autre incident, également dans le domaine de la communication et de la transcription d’une déclaration officielle, est cité par RT (dans la même dépêche en anglais sur Medvedev), cette fois dans le chef du Financial Times (FT). Au contraire du cas Medvedev, il s’agit d’une véritable fraude, une action délibérée de transformation faussaire du sens d’une déclaration officielle faite au prestigieux et hautement professionnel journal britannique. Cela concerne une interview du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon au FT, dont le sens est délibérément modifiée, par le biais de citations tronquées ou de citations accompagnée de membres de phrase qui se voudraient synthétiques, pour en faire une quasi-condamnation de la Russie par le SG de l’ONU. Le texte de RT est accompagné d’un fac-similé de la lettre de deux pages du 9 février que le cabinet du SG de l’ONU a envoyée au FT pour demander une rectification. La lettre relève trois cas de transformation du sens, d’une façon assez grossière d’ailleurs puisqu’à chaque fois la Russie est nommément désignée par le FT alors qu’elle ne l’est jamais dans la transcription des propos de Ban Ki-moon.
Le même 12 février, Sputnik-français a également développé l’affaire à partir de la même lettre dont cet autre réseau russe a également reçu une copie. (Belle action de communication de la lettre.) Ce texte permet de relater plus en détails certaines des interventions du journaliste du FT et la réaction du cabinet du Secrétaire Général de l’ONU (la lettre est signée du porte-parole du SG, Stéphane Dujarric).
« Le porte-parole du secrétaire général des Nations unies a démenti l'information diffusée par le Financial Times (FT) et selon laquelle Ban Ki-moon aurait jugé la Russie responsable “de l'échec des négociations entre Damas et l'opposition à Genève”.
» En lisant l’article paru dans le journal britannique Financial Times, on apprend que le Secrétaire général des Nations unies aurait affirmé de manière explicite que les “raids aériens russes destructeurs de la semaine dernière en Syrie ont entraîné l'échec des négociations à Genève”. “Dès que la réunion de Genève a été convoquée, des bombardements et une opération terrestre ont commencé à Alep… Il était extrêmement difficile pour Staffan de Mistura de poursuivre les négociations dans de telles circonstances” a déclaré Ban Ki-moon dans un entretien accordé au Financial Times.
» L’auteur de l’article [le journaliste Sam Jones, du FT] a surtout souligné que M. Ban Ki-moon “avait averti, dans des termes bien choisis, que les agissements de la Russie et de la Syrie n'étaient pas ‘conformes’ à la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée en décembre.” Il apparaît pourtant que le Secrétaire Général n'est pas le seul à savoir “choisir soigneusement” ses mots. Stéphane Dujarric, porte-parole du Secrétaire général, a déclaré dans une lettre officielle adressée au FT, que bien que la plupart des citations attribuées à M. Ban Ki-moon dans l'article soient “techniquement correctes”, “elles sont replacées dans un contexte qui fausse leur interprétation.” Par exemple, M. Dujarric explique que la réponse exacte donnée par Ban Ki-moon à propos de la résolution 2254 a été “je pense sincèrement que les parties devraient agir de manière plus conforme à la mise en œuvre de cette résolution.” “Il est bien connu qu'il y a beaucoup de parties dans ce conflit. Le Secrétaire général ne faisait pas référence spécifiquement ‘à la Russie et à la Syrie’. Le Secrétaire général sait parfaitement choisir ses mots. S'il avait voulu se référer uniquement à ces deux parties il l'aurait fait”, souligne M. Dujarric.
» Et d'ajouter que ni le journaliste ni le Secrétaire général n'avaient mentionné la Russie par son nom en évoquant la question liée à l'impact des événements militaires sur les pourparlers de Genève. Il cite également une autre partie de l'article qui stipule que “l'augmentation du soutien militaire de la Russie au régime d'Assad a ‘un impact très négatif’ sur la résolution du Conseil de sécurité mise en route, selon M. Ban Ki-moon”. Apparemment, ce paragraphe a également fait l’objet d’une interprétation imaginative des paroles de Ban Ki-moon. »
Ces divers épisodes, avec les erreurs, les effets, les tromperies-dissimulation (dans le chef du FT pour celles-ci, le seul coupable assuré, le journal le plus prestigieux du Système), donnent une mesure de l’importance phénoménale du système de la communication. La déclaration de Medvedev telle que retranscrite (faussement) dans sa version initiale a eu un grand écho pour rendre cette semaine qui se termine avec ses nombreux points de tension crisique encore plus dramatique ; il est par exemple très probable que cette déclaration de Medvedev selon la traduction fausse du journal allemand a eu son rôle dans le dernier épisode en date du krach-sans-fin du système financier mondial. On doit par ailleurs, en acceptant l’hypothèse très probable d’une simple erreur de traduction “de bonne foi”, faire l’observation que cette erreur a dû être d’autant plus aisément commise que l’image née du déterminisme-narrativiste désignant la Russie comme fauteuse de guerre impénitente et menaçante devait certainement cohabiter dans l’esprit du traducteur avec sa recherche du mot juste ; un peu de psychologie sommaire nous convaincrait aisément de la justesse de l’hypothèse.
On notera d’ailleurs que tout le monde en est resté à Medvedev nous menaçant d’une Troisième Guerre mondiale car bien peu de rectifications ont été publiée. (Nous n’en avons repéré qu’une, d’après Google à qui l’on peut faire une confiance aveugle : celle du site Le nouveau Paradigme, le 13 février, avec la simple reprise du texte RT-français ; peut-être y en a-t-il d’autres mais, comme l’on sait, l’effet d’un démenti est toujours beaucoup moins fort que l’effet de l’information fausse initialement publiée.) Cela n’est d’ailleurs pas, tout bien considéré et selon une vision réaliste sinon cynique, une si mauvais chose : il est bon que les Russes, de toutes les façons discrédités à hauteur de la diablerie de l’enfer par tous les esprits penseurs des élites-Système, apparaissent parfois d’une façon un peu plus effrayante qu’ils ne voudraient, — ils sont extrêmement prudents, eux, – de façon à inquiéter, sinon à terroriser le plus possible le bloc-BAO et le Système. Au point de tension et de déni des vérités-de-situation où l’on se trouve, la politique de la menace, même involontaire, n’est pas plus mauvaise contre un bloc qui a perdu toute capacité de se battre, qui ne sait plus rien ni de l’héroïsme ni du sacrifice, et qui est donc d’autant plus sensible à la menace pour venir à composition ou pour s’engager dans quelque sottise inédite. Malheureusement, – ou bien ironiquement pourrait-on dire, toujours dans le genre cynique, – le plus marri dans cette affaire c’est la pauvre Medvedev, dont on sait qu’il représente une tendance assez libérale, pro-occidentaliste, dans la direction russe.
L’aventure nous permet également d’avoir un peu plus de lumière sur les pratiques du FT, répétons-le le quotidien le plus prestigieux de l’anglosphère, donc du monde civilisé. Ces pratiques sont remarquables d’impudence et, éventuellement, d’imprudence du point de vue de la réputation journalistique dont ce journal fait son miel. Après tout, le SG de l’ONU n’est pas vraiment n’importe qui, ni même un simple président russe qu’on peut insulter à souhait, mais une personnalité importante du Système avec laquelle il est convenu d’avoir certains égards. D’une certaine façon, le sans-gêne du faussaire (FT) équivaut à l’amateurisme du traducteur (Handelsblatt) pour nous faire découvrir à la fois la vigueur de la guerre de la communication et la décrépitude, sinon la bassesse que cet affrontement entraîne, directement ou indirectement, sur les capacités et les mœurs des acteurs, principalement sinon exclusivement ceux du bloc BAO et de sa presse-Système.
Bien, – ainsi est-il acté, ou simplement confirmé une fois de plus que la guerre de la communication constitue sans aucun doute, aujourd’hui, le véritable champ de la bataille du Système et autour du Système ; par conséquent, les barbares s’en donnent à cœur joie. Mais comme dans toutes les évolutions à la fois confuses et déstructurées qui marquent cette période, les effets peuvent avoir des aspects intéressants, éventuellement antiSystème par inadvertance. Ainsi est-il possible que la lettre du cabinet de Ban Ki-moon au FT, qui semblait devoir rester privée bien qu’elle fût complètement officielle puisqu’elle est à en-tête du cabinet du Secrétariat Général de l’ONU, est-elle parvenue aux Russes sans que cela déplaise nécessairement au Secrétaire Général des Nations-Unies.
Mis en ligne le 14 février 2016 à 16H54
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