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1918Nos lecteurs connaissent Fédor Loukianov. Créateur de la revue Russia in Global Affairs, c’est un commentateur de grande influence à Moscou, de tendance qu'on qualifierait de “réaliste”, située quelque part entre une réelle modération et un poil de libéralisme. Il est proche du pouvoir par ses positions institutionnelles et l’on peut considérer qu’il représente une opinion qui est proche de celle du pouvoir, tout en conservant une vision assez indépendante et quelque fois critique. Nous lecteurs le retrouveraient notamment dans divers textes, le 24 décembre 2012, le 18 décembre 2013, le 6 mai 2015, présentant chaque fois l’évolution de la position russe dans cette période cruciale, d’une façon générale assez justement, mais également toujours avec une coloration légèrement pessimiste (pour la Russie), c’est-à-dire surtout se gardant des enthousiasmes et des exaltation qu’on trouve chez certains.
Cette fois, il s’agit d’un texte où Loukianov aborde la question de la position de la Russie après le début de l’intervention en Syrie, et cette intervention ayant désormais fait nettement sentir ses effets. (Le texte est paru pour la première fois en russe le 5 novembre 2015, dans Gazetta.ru, une seconde fois le 10 novembre dans la revue d’influence Russia & India Report, enfin sur Russia Insider [RI], le 11 novembre 2015.) Avec Loukianov, nous sommes donc raisonnablement assurés de disposer d’un texte mesuré, rationnel, ne cédant en aucune façon à l’enthousiasme ni au sentiment d’une sorte d’affectivisme pro-Poutine. C’est pour cette raison que le texte est intéressant parce que, justement, malgré cette modération implicite à l’auteur et à ses habitudes, l’hypothèse est extrêmement radicale... Qu’on en juge par le titre, qui est difficilement traduisible en un français imagé mais que, nous le pensons, tout le monde aura compris tant il est parlant : « A New Sheriff in Town: Will Russia Take Over as World Cop? »
Car c’est bien l’hypothèse que développe Loukianov : la Russie se trouve désormais devant le choix possible de remplacer les USA comme puissance gardienne de l’ordre mondial, ou plutôt disons du désordre mondial. Le début de son texte dit tout à cet égard : « La campagne lancée par la Russie en Syrie s’impose comme une nouvelle étape fondamentale dans la situation en continuel changement dans la politique mondiale. Sa signification se marque non seulement à Moscou, à Damas et au Moyen-Orient, mais également dans le processus général de la politique internationale. Moscou est désormais entrée dans la voie qui, durant les 25 dernières années (depuis l’opération Desert Storm) a été monopolisée par les USA : le droit d’utiliser la force pour modifier fondamentalement l’ordre mondial des choses. En d’autres mots, il s’agit de l’exercice de la fonction de “policier du monde”.
» Le monde unipolaire signifiait que la guerre pouvait être utilisée “pour le bien de la paix”, c’est-à-dire que celles qui ne sont pas motivées pour des objectifs concrets et clairs de celui qui les fait [mais pour un but plus général concernant les relations internationales] ne pouvaient être menées que par les USA et leurs alliés. En lançant ses opérations en Syrie, Moscou a complètement modifié l’équilibre des forces et les perspectives de résolution de ce qui est actuellement le conflit international le plus crucial. Une autre considération importante est que le conflit en Syrie [tel qu’il évolue désormais avec l’intervention russe] marque sans aucun doute la fin de l’approche de l’“idéologie humanitariste” jusqu’ici avancée pour réguler les crises locales... »
On voit qu’à peu près tout y est dans le champ des commentaires les plus avancés et les plus audacieux qui ont accompagné l’intervention russe en Syrie. Bien entendu, le plus important dans ces considérations, c’est la remarque concernant le rôle international qui brusquement se trouve placé devant la possibilité qu’il passe, avec une extrême rapidité et une extrême brutalité, des USA vers la Russie. On trouve là une considération des plus extrêmes ; qu’un esprit aussi mesuré, un jugement aussi équilibré et prudent que ceux de Loukianov conduisent l’auteur a de telles considérations, en fonction de ce qu’il (Loukianov) représente, nous pousse à faire l’hypothèse qu’une réflexion aussi profonde et révolutionnaire est effectivement en cours à Moscou, dans les cercles dirigeants, et certainement aussi dans d’autres capitales. (Le fait que le texte, publié d’abord sur un site russe, ait été repris par une publication très largement lue au niveau international que Russia & India Report, puis même dans RI, témoigne de l’importance qu’on peut accorder au texte en fonction de la notoriété de l’auteur. C’est autant qu’on peut lui accorder en fait de crédit.)
La suite du texte s’attache surtout à la situation de la Russie dans le conflit en Syrie, avec les difficultés et les problèmes que cela suppose. Mais c’est surtout la fin du texte qui importe. On y retrouve la prudence de Loukianov, qui, sans le moindre doute, reflète celle du Kremlin et de Poutine ; on sait, ou l’on devrait savoir, que le rôle de Global Cop, n’est pas vraiment du goût de la Russie : beaucoup trop de risques, beaucoup trop de moyens nécessaires dont ne dispose pas la Russie, beaucoup trop de complications que redoute la Russie. La Russie préfère un monde multipolaire où plusieurs pôles d’autorité se chargent du maintien de l’ordre en se coordonnant selon leurs intérêts mutuels, que le remplacement d’un flic (“cop”) par un autre.
Le problème est que, dans le désordre actuel, on ne se bouscule pas vraiment au portillon pour assurer cette fonction. Dans cette étrange époque que les esprits futés en retard de plusieurs fausses-guerres ratées continuent à définir comme celle de l’hégémonie des USA, le concept d’hégémonie n’existe plus et personne ne se sent les épaules ni l’allant de tenter de le ressusciter dans cette marée du désordre qui ne cesse d’enfler et de rendre quasiment dérisoire toute tentative de restaurer l’ordre... Mais il reste le fait que, par défaut et absolument contrainte et forcée, c’est bien la Russie qui serait la plus apte à s’en charger et c’est certainement elle qui a le plus la conscience qu’il faut, malgré tout, malgré le désordre et en raison du désordre, tout faire pour tenter de restaurer l’ordre.
Ces constats d'évidence conduisent Loukianov à une conclusion où l'on retrouve certains des caractères qui, d'habitude, colorent ses commentaires. C'est sur un ton un peu désabusé, peut-être un pêu découragé, mais certainement extrêmement inquiet qu'il termine... C'est-à-dire, dit-il, que si la Russie devait finalement être forcée de s’en charger, il faudrait alors tout craindre, et jusqu’au pire, de la réaction des USA, qui sont l’hyperpuissance en chute libre transformée en “hyperimpuissance”. (« Si nous apprécions aujourd’hui la situation du point de vue de la perspective internationale, il est difficile de croire que le gouvernement russe ait l’intention de remplacer les USA et d’assumer le rôle et la mission de “policier du monde”. Mais si une telle possibilité s’imposait, alors il serait sage d’observer et de craindre la riposte inévitable des USA, qu’il est manifestement trop tôt encore pour écarter de ce grand jeu. ») Hors et au-dessuds des considérations justifiées sur la qualité de la politique internationale de la Russie, il y a une énorme hypothèquer qui pèse, qui vaut d'ailleurs pour ma Russie comme pour tous les autres, qui est celle de ce monde en fureur qui a complètement échappé des mains des sapiens.
The Russian campaign in Syria has become another milestone in the continuously changing realm of world politics. Its significance is reflected not only on Moscow, Damascus and the Middle East, but also on the development of general processes. Moscow has been encroaching on a path which, for the last 25 years (since Operation Desert Storm), has been monopolized by the U.S.: the right to use force to create international order. In other words, the function of being “the world policeman.”
The uni-polar world meant that wars “for the sake of peace,” that is to say those that are not related to the achievement of one's own concrete and clear aims, are waged only by the U.S. and its allies. By starting its military operations in Syria Moscow has changed the balance of power and the prospects of solving what is currently the most crucial international conflict. Another important consideration is that the conflict in Syria is likely to be ending the era of the “humanitarian-ideological” approach to regulating local crises.
Until recently the most significant element of discussions concerning civil wars were accusations of crimes against one's people, violent suppression of protests and so on. A leader tainted by such behaviour was placed into the category of those that have “lost their legitimacy” and consequently, holding a dialogue with such a leader became unnecessary and inadmissible. Such an approach reflected general changes in the interpretation of principles of international conduct that arose after the Cold War. This led to the expansion of the duties of the “world policeman.” Besides punishing the aggressor (as in Iraq in 1991), the job also required taking revenge on regimes (even changing them if necessary) that violated human rights.
The attitude towards Syrian President Bashar al-Assad evolved according to the same model. Two years ago the Arab League and a series of European governments recognized the Syrian opposition as the legitimate representative of the people, thus removing that status from the official government. Now everything has changed: the humanitarian element has given way to a realistic approach: pressuring the “criminal government” has become costly. Maybe even impossible.
The meeting in Vienna on October 30 was the second meeting this year (after the talks on Iran's nuclear program) with an open ending. In other words it was the second time when a solution’s format would be determined over the course of discussions and not prescribed beforehand. No one knows now what kind of political arrangement there will be in Syria after the war. Obviously, the changes occurred not only because of Russia’s efforts, but mainly because the previous approaches had reached a dead end. However, the next question is: what to do with these new conditions in the world?
The most rational reply would be to transform the current breakthrough into a “top league” and drastically increase Russia's weight in the upcoming bargain for the future order in Syria. But this means that Moscow must at some point distance itself from supporting Assad only and occupy the niche of an influential but impartial arbiter. Such a scenario would obviously not meet Assad or Iran's approval. For Tehran it is vitally important to preserve the current regime since any change would be fatal to Iranian domination in Syria. Iran cannot “give away” this country because of the hard clinch with Saudi Arabia, which in turn will do anything to prevent Syria from being Iran's outpost in the Arab world.
Russia must walk a fine line in order to solve this threefold problem. It has to: • guarantee its own geopolitical presence in Syria (in simpler terms, its military base) in the future, regardless of the government in Damascus ; • not undermine the evolving relations being developed with Iran, a very important regional partner in the future ; • not morph into a great power that serves Iran's regional interests at the same level that the U.S., for example, has served Saudi Arabia's interests for quite a while
Be that as it may, it seems that Russia's military operation has already produced benefits. Now it either needs an impressive military victory, which currently does not appear probable due to the weakness of the ground troops, or a subtle political process and a complicated deal on Syria.
If we look at the situation again from the international perspective, it is difficult to think that the Russian government intends to replace the U.S. and assume the full role and mission of the world policeman. But if such an idea does arise, it would be wise to consider the U.S.'s inevitable reply, which it is clearly still too early to dismiss.