Ma nostalgie et leurs $500 millions

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Ma nostalgie et leurs $500 millions

18 septembre 2015 – J’ai procédé ce matin à un exercice qui pourrait paraître étrange, ou bien qui paraîtrait finalement tout à fait logique dans le sens d’être humain ; c’est selon qu’on se situe par rapport aux habitudes qu’on n’a aucune raison de changer ou par rapport à l’intensité affreuse des pressions que fait peser sur nous cette époque maudite (j’y reviendrai). D’un côté, comme je fais chaque matin, je parcourais les nouvelles, à droite et à gauche, d’une source l’autre... Celle-ci m’a arrêté un instant, dont je vous donne la référence renvoyant à RT (peu importe la source) et qui concerne une audition devant la commission des Forces Armées du Sénat des États-Unis, certainement très solennelle comme sont ces choses, du général de l’US Army Lloyd J. Austin, qui est à la tête du puissant commandement CENTCOM (pas mal sur la sellette en ce moment, CENTCOM). Je donne ici quelques bribes de sa déposition où Austin se sentit fort mal à l’aise et qui donna l’occasion aux sénateurs de s’exclamer et de s’esclaffer à propos de la formation d’une force militaire syrienne (les fameux “modérés” opposés à Assad et destinés à combattre Daesh, et qui plus est extrêmement démocratique tout cela)...

Austin a dû « confesser que seuls “quatre ou cinq” combattants syriens formés par les Etats-Unis combattaient actuellement sur le terrain. Nous sommes bien loin de l’objectif de 5 000, initialement annoncé par le Pentagone en début d’année. Seuls 54 combattants ont été formés jusqu'à maintenant et la plupart d'entre eux ont été attaqués par un groupe lié à Al-Qaïda dès leur arrivée en Syrie. Une centaine de combattants seulement sont actuellement en cours de formation, selon les chiffres fournis par une responsable du Pentagone, Christine Wormuth. Ce chiffre ridiculement bas est en mettre en rapport avec le coût estimé du programme. Pas moins de 500 millions de dollars. De quoi en énerver certains. Kelly Ayotte, sénatrice républicaine, a qualifié ces résultats de “blague”. “Un échec total” pour son collègue Jeff Sessions. » (“Quatre ou cinq”, est-ce une erreur, ou bien une traduction traîtreusement erronée de RT ? Pourtant, voici AP : « No more than five U.S.-trained Syrian rebels are fighting the Islamic State, astoundingly short of the envisioned 5,000, the top U.S. commander in the Middle East told angry lawmakers on Wednesday. They branded the training program “a total failure.” »)

Je n’ai pas envisagé, dans l’immédiat, de faire précisément un texte là-dessus dans nos rubriques habituelles (peut-être l’humeur changera-t-elle ? On verra) ; je veux dire par là que la sottise et l’incompétence sont si répandues par les temps qui courent tellement vite, essentiellement dans le chef des pays du bloc BAO, qu’elles ne sont plus un objet de mobilisation immédiate pour la verve commentatrice du chroniqueur, s’il en a, dans les rubriques courantes du site. (Ils ont 4 ou 5 soldats qui se battent : à la fois la précision, les chiffres de 4 et de 5, et l’imprécision, c’est 4 ou 5, sont touchants dans le ridicule ; et à côté la précision très-comptable sur le programme qui a coûté $500 millions, ce qui fait autour de $100 millions par combattants, non ? On peut tellement trouver à en rire dans ces sottises contrastées que cela n’est plus vraiment drôle, que cela en devient effrayant.) Était-ce un peu d’agacement, de la lassitude puisque la sottise elle-même finit par lasser ? Je suis passé pour une petite heure à un autre travail, la suite d’une correction approfondie de la conclusion du deuxième tome de La Grâce de l’Histoire.

Pour ce cas, comme dans pas mal d’autres dans l’entreprise de La Grâce, le travail se nourrit de lui-même et devient gigantesque en excitant l’esprit et en sollicitant l’âme poétique : la correction prend très vite des allures de réécritures tandis que le thème de la conclusion, qui devrait être de conclure et que l’on n’en parle plus, s’est transformé en une exploration d’une orientation conceptuelle qui m’est devenue extrêmement chère. Elle s’insère dans le propos général, en prétendant annoncer le troisième tome autant que terminer le second, et elle implique le plus profond de moi-même dans cette énorme architecture qu’est devenue La Grâce. Il s’agit de l’idée, que je décris comme surgie de ce que je nomme “l’âme poétique” (expression déjà utilisée), de l’importance fondatrice pour moi de la nostalgie, comme un sentiment de l’esprit et un composant du caractère alimentés par la mémoire qui joue son rôle de Grand Mystère, pour percevoir avec une force de plus en plus grande et de plus en plus riche ce que j’identifie comme une conception de l’éternité. Tout cela est vite dit, au contraire de l’éternité, mais il ne s’agit ici que de résumer une démarche pour illustrer un contraste de la pensée en présentant la forme que peut prendre l’un des deux extrêmes que j’envisage ici.

Car pensez, justement, à la solennité de l’audition du brave général Austin, premier Africain-Américain à détenir ce rôle stratégique essentiel de la puissance américaniste qu’est le commandement de CENTCOM, et chargez-là du surréalistissime ridicule de ces 4-5 soldats en action en Syrie, à $100 millions le soldat ; et comparez cela avec une recherche de l’esprit tentant d’exposer cette idée qu’il a conçue de faire de la nostalgie une manifestation de l’éternité... Pensez aux deux occurrences, soupesez l’une et l’autre, et comparez. Il ne s’agit pas de solliciter l’appréciation, de s’attacher au contenu, – de susciter la dérision évidente quoique fatiguée dans un cas, l’attention admirative et interrogative dans l’autre ; il s’agit bien de soupeser ces deux formes de pensée comme l’on fait deux mesures et rien d’autre, sans juger de la signification du contenu mais en jugeant de la substance et de la forme du contenu ; cela fait, il s’agit d’apprécier les différences de l’apparat des lieux et de la solennité des circonstances par lesquels sont accueillis respectivement ces deux démarches... Partout règne le contraste, l’exceptionnelle inversion qui caractérise tous les actes possibles de notre vie intellectuelle et des circonstances sociales qui en rendent compte dans notre époque, dans cette époque maudite.

Car comment peut-on encore avoir quelque estime pour une civilisation, prétendument notre et prétendument la mienne, qui organise cette cérémonie pompeuse et bombastique pour entendre ces très-hauts personnages du Système proférer d’aussi remarquables sottises, sur un ton piteux, avec des mots passe-partout, à peine conscients de l’absurdité complète de ce qu’ils disent ? On sait bien que ce n’est qu’un exemple parmi un million, et que tout est aujourd’hui réduit à cette bassesse extraordinaire, mais cet exemple a sa réelle valeur et sa force symbolique ; il donne la mesure de ce qu’est devenue la vie publique dans cette civilisation, de ce que l’on fait désormais du débat politique dans les assemblées représentatives. (Je relisais récemment, pour le plaisir de l’esprit, quelques pages des Mémoires de Talleyrand, lorsqu’il se trouve comme ambassadeur et ministre représentant de la France à Londres, et qu’il participe aux grandes négociations européennes sur la formation et l’établissement de la Belgique, en 1831. Lors d’une séance publique de la Chambre des Lords, il est mis en cause par un des Lords et aussitôt défendu par deux autres, dont le duc de Wellington, ces deux derniers qui font l’éloge du prince de Bénévent. Lisant ce compte-rendu des débats dans le Times d’alors [23 septembre 1831, pour être précis] qui reproduit les interventions et que Talleyrand reprend dans ses Mémoires, j’étais sous le charme de la hauteur des sentiments, de la forme intelligente des arguments, de la conscience politique des enjeux, de l’estime et du respect marquant les rapports des uns et des autres, de la beauté de la langue pour exprimer tout cela, – même en anglais pour une oreille française, cela paraît évident, – et dans les deux camps ma foi, bien que j’eusse choisi le mien et que je ne fusse pas indifférent au sens du débat...)

Je n’aime pas mon époque, essentiellement parce que je n’ai aucune estime pour elle, que je la juge vulgaire, inélégante, grossière dans le sens de l’absence complète de finesse et des nuances, d’un machiavélisme de pickpocket de gare ou de chiotte, d’une pensée et d’une langue réduite à ses apparences les plus voyantes et les plus vides, d’un conformisme effrayant d’alignement sur le plus vil et le plus bas. C’est alors que je trouve ma façon à moi de me sortir de ce marais gluant où la puanteur et la crasse de l’esprit réduit à ses lambeaux vous emprisonnent à la moindre faiblesse ; je veux parler, bien entendu, puisque c’est à l’entame de ce passage, des réflexions sur l’hypothèse de la nostalgie comme expression de l’éternité. C’est alors que vous comprenez combien cette sorte de réflexion, loin d’être de l’intellectualisme au mauvais sens, de la spéculation vaine, est en vérité le contraire, – une véritable thérapie de l’esprit, qui s’élève jusqu’à ce que je nomme l’âme poétique pour n’avoir plus rien de commun avec les débats pompeux et bombastiques de la commission des Forces Armées du Sénat des États-Unis. (Je ne suis pas de leur parti, là encore, mais j’imagine fort aisément ce qu’éprouveraient en fait d’horreur et de dégoût leurs Pères Fondateurs des années 1780 et 1790 confrontés à un tel spectacle...)

L’espérance principale que je mets dans tout cela, c’est que ce soulagement, cette guérison permanente de la pandémie permanente que répand cette époque maudite, que je trouve dans cette activité personnelle par rapport à celle à laquelle je suis nécessairement confronté par mon travail, outre de me sauver en permanence, puissent apporter à celui qui me lit un soulagement assez semblable. Lui-même, celui qui me lit, doit également trouver sa forme de thérapie contre la même peste qui l’accable comme elle m’accable, et sa guérison permanente sera alors la mienne. Nous ne menons certainement pas un combat politique, nous menons un combat de survie, contre un emportement bien pire que la mort. D’ailleurs, la mort, à ce compte-là, ne m’effraie guère, je parviens même à l’apprivoiser puisque j’ai à mes côtés, dans mon âme poétique, la nostalgie qui est la clef de l’éternité.