Malaise... (Et conviction)

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Malaise... (Et conviction)

20 mars 2016 – Il est vrai que je ressens, d’une façon diffuse mais insistante, et qui revient par instant avant de s’apaiser en partie, une sorte de malaise devant la crise américaine, ou bien comme on l’a écrit hier la “crise américaine de l’américanisme”. Cet événement retient toute mon attention, peut-être, par certains côtés, contre mon gré, peut-être, au gré de certains, d’une façon trop envahissante. Elle envahit ce Journal dde.crisis, dans certains cas et par instants jusqu’à à une sorte de paralysie, lorsque je voudrais écrire sur autre chose qu’elle et que je n’écris rien, parce que je ne parviens pas à écrire vraiment sur autre chose qu’elle. (On pourra juger d’ailleurs que ce texte du 20 mars est une continuation de “Humeur de crise-8”, qui disait en quelques lignes, en partie, certains éléments de ce que je développe ici.)

Hier également, dans le même texte déjà référencé, je signalais cette particularité qui est aussi une difficulté de l’exceptionnalité de cette crise, mais sans mettre en cause directement, ni dedefensa.org, ni moi-même, comme je veux le faire dans ce texte. Il s’agit de ce passage, au tout début : « Cette crise, particulièrement l’épisode en cours qui est d’une gravité sans précédent, n’est pas un sujet de réflexion qu’on aborde aisément ; cela chez les petits messagers-Système de la presse du même qualificatif, ce qui n’est pas une surprise ; mais aussi chez nombre d’antiSystème, ce qui pourrait être une surprise mais qui ne l’est pas vraiment car nombre de ces antiSystème restent prisonniers d’une fascination (celle de l’Amérique)...

» D’où la difficulté de prendre cette crise vraiment “au sérieux”, – alors qu’au bout du compte, il n’y a qu’elle seule qui compte décisivement en théorie d’une part, et dans le champ crisique actuel du monde d’autre part, et que c’est même la première crise parmi tant d’autres qui pourrait s’avérer décisive. Cela, bien entendu, c’est notre avis, et il ne cesse de se fortifier parce que nous l’avons, latent en nous, avec des espérances (le mot est choisi) soudaines à chaque fois qu’apparaît la possibilité pour cette crise d’être au bon paroxysme, celui qui fait tout bousculer. »

Il faut que je tente de m’en expliquer, et je dis bien “tenter” car je ne suis pas sûr de parvenir à mon but d’une façon satisfaisante ; il le faut parce que dans ce malaise, qu’on pourrait aussi bien nommer “réticence” ou “scepticisme” à certains moments, contrastant avec des analyses qui tentent de démontrer que ces attitudes sont déplacées, dans ce malaise se trouve une partie non négligeable de la crise elle-même. Le domaine affecté, on le comprend, c’est la psychologie essentiellement ; et une psychologie incertaine, qui touche tout le monde d’une façon ou l’autre, c’est la porte ouverte à une complète incontrôlabilité de la crise. (Cela, par contre, n’est pas la plus mauvaise des choses.)

Au fond, ce malaise pourrait se résumer par des questions paradoxales, de la sorte où l’on se demanderait, en une seule interrogation pour résumer : “Mais cette crise formidable, essentielle, qui met en cause le Système, après tout est-ce vraiment une crise ?” C’est l’impression qu’on recueille dans la presse-Système et chez nombre et nombre de commentateurs qui se contentent de suivre une compétition électorale comme un comptable, un peu faussaire sur les bords d’ailleurs comme c’est la coutume chez ces gens (je parle de la presse-Système encore plus que des comptables). Il est vrai qu’il s’agit d’une compétition électorale (insistons sur le terme “compétition” qui donne l’impression que la chose est  fun plutôt que crisique) et qu’il y a par conséquent un cadre bien établi, une sorte de structure qui est un peu l’antithèse d’une crise ; certes, cette structure est évidemment une structure-Système puisque nous sommes où nous sommes, c’est-à-dire aux USA, mais la perception ne peut être complètement dégagée de cette apparence d'une forme structurée. Il est vrai également que nous sommes dans une entité qui n’est faite que de communication depuis ses origines, dont la communication n’est de rien de moins que sa façon d’être, et que cette agitation permanente, orientée, dirigée, manipulée, etc., donne une impression d’intense mouvement dans tous les sens, de rythme permanent, avec des narrative de tous les tons et de toutes les orientation ; tout cela nous conduit, au-delà, à la perception que l’objet de notre observation est d’une activité d’une extrême modernité, et cette perception tendant alors à nous apparaître comme le contraire d’une crise puisque le but des crises qui éclatent partout ont pour fonction et pour vertus essentielles d’être antimodernes.

Il y a d’autre part ce fait avéré, historiquement évident, psychologiquement éclatant, que l’Amérique n’est absolument pas tragique, qu’elle est l’antithèse de la tragique, l’ennemie de la tragédie, même si elle a connu, connaît et connaîtra (de plus en plus, à mon sens,  et de plus en plus vite), des évènements tragiques. Non seulement l’Amérique n’est pas tragique, mais son véritable et maléfique génie est sa capacité de dissimuler le tragique, de le recouvrir d’une bouillie pour les chats faite de jérémiades, de moralisme d’une convention-Système ahurissante, et de l’art de tout transformer en une production de fric qui lui donne cette frénésie hallucinatoire qu'on jugerait être le contraire du tragique. Ainsi la crise actuelle est à cette image trompeuse, elle n’a pas le caractère violent, dur, brutal, qui montre absolument qu’il s’agit d’une crise, comme en Ukraine ou en Syrie par exemple ; il y a toujours, en complète latence mais pourtant bien vivace, le facteur que je dirais hollywoodien que tout cela est peut-être du toc, que cette crise qu’on juge si colossale n’est peut-être, finalement, qu’un blockbuster de plus, dont le scénario n’est pas tellement mauvais au point qu'on y croirait, mais quoi, – mais qui reste du toc et rien que du toc, – qui est l’antithèse du tragique d’une crise.

Pire encore pour ce cas, le “héros” de l’affaire, l’homme-crise (on dirait “le soi-disant homme-crise”) a tout ce qu’on veut sauf l’allure et le verbe tragique. On reconnaît tout ce qui, chez lui, est d’habitude utilisé pour ridiculiser le tragique, et ainsi se heurte-t-on à cette question tout en distinguant le peu d’intérêt de l'enquête car l’essentiel est ce qu’il déclenche sans en avoir conscience : “Comment un personnage aussi peu tragique jusqu’à la bouffonnerie peut-il être le moteur d’une crise qui ne peut être que tragique ?”. En d’autres mots, cet homme qui est l’antiSystème qui fait que cette crise est une crise d’une ampleur sans précédent, est un personne-Système, version bombastique et relations publiques, quasiment archétypique jusqu’à la caricature...

(Pourtant, à tous ces arguments, les évènements sont en train de disposer une riposte imparable en ce sens que les adversaires du personnage, par l’opposition furieuse jusqu’à la diffamation et l’illégalité, jusqu’à la stupidité complète de leurs anathèmes, jusqu’à la violence latente qu’ils découvrent et commencent à concrétiser, ne sont pas loin de le forcer à devenir tragique sans qu’il le veuille ni s’en aperçoive, et avec lui rendre également tragique la situation en général... Mais pour l’instant, la perception dont je parle est encore présente, et le malaise par conséquent du fait de deux tensions si contradictoires.)

Il y a également la question de la fascination, rapidement évoquée dans l’extrait ci-dessus, – «...car nombre de ces antiSystème restent prisonniers d’une fascination (celle de l’Amérique)... ». Je ne me compte pas parmi cette sorte, que j’estime “emprisonnée” parce que tributaire d’une fascination inconsciente, qui est la pire de toutes. Toute ma jeunesse, j’ai été un ardent pro-américain et, comme c’est la coutume pour les jeunes psychologies, fasciné par l’Amérique. Je sais qu’on n’est jamais tout à fait quitte d’une telle perception parce qu’un être est fait nécessairement de son passé, et qu’il doit en conserver la marque, et cela consciemment, sans rien rejeter absolument ; il me reste donc des marques de cette fascination, si, bien entendu, elle n’exerce plus aucun empire sur mon esprit et son jugement. Au contraire, garder la conscience et la mémoire de ce passé-là que je décris rapidement alors qu’on est devenu si complètement, si radicalement antiaméricaniste, est la meilleure garantie qu’on se prémunit contre son action inconsciente.

Cela n’empêche en rien de nourrir le malaise dont je parle, non pas du fait d’une influence restante de cette fascination puisque je mesure parfaitement la chose jusqu’à en faire “ma chose” (c’est-à-dire l’expérience que j’ai de ce que l’Amérique peut exercer comme fascination pour mieux m’en garder et l’identifier chez les autres), mais plutôt de cet autre fait que l’on a bien affaire, avec l’Amérique, à une synthèse totale de la crise que nos affrontons. Écrivant cela, je veux dire que côtoyons et affrontons absolument le Diable, c’est-à-dire sachant que le Diable peut vous fasciner, et plus encore sachant que le Diable ne contient pas en lui-même que des choses diaboliques puisque cette fascination m’a aussi appris que les premiers à être sous son empire en sont les prisonniers comme je l’ai moi-même été, et donc nullement nécessairement mauvais. La démonstration de la chose vient évidemment de l’événement lui-même que la crise contre le Système que j’estime la plus radicale, la révolte antiSystème la  plus décisive peut-être se manifeste justement en Amérique, au cœur du système, du fait des Américains eux-mêmes.

... Ce qui m’amène à l’essentiel, et peut-être à l’explication ultime du malaise dont je parle. Avec toutes ces remarques et particularités détaillées, qui poussent plutôt vers le désarroi que vers le certitude, qui tentent systématiquement et sans se lasser d’installer un environnement de normalité et de forme américanistes, se greffe la conviction qu’il s’agit de l’amorce, de la possibilité, peut-être de la probabilité de la phase ultime de la Grande Crise d’effondrement du Système. Comment, devant ce contraste, ne pas ressentir le malaise dont je parle ? Là aussi, l’on se trouve devant l’usurpation du tragique, qui est la ruse ultime du Diable, qui est de noyer l’essentiel dans l’écume des accessoires du tintamarre de la communication réduite au simple spectacle. On se dit bien entendu : ça l’effondrement du Système, ça la Chute finale ? Le malaise, certes...

Eh bien, contre lui la conviction ! Celle qui vous fait tenir, poursuivre votre enquête, peut-être aboutir au constat que ce n’est pas encore pour cette fois,– mais le Système chaque fois touché un peu plus, – mais la conviction pour poursuivre, pour attendre la suivante (la crise suivante)... Quoi qu’il en soit, la conviction ! Et celle-ci qui me dit que, cette fois, nous n’avons jamais été plus proche de l’événement catastrophique et sublime à la fois. Là, la raison reprend le dessus.

La raison m’autorise donc, pour termine, à vous confier mon sentiment final sous forme de quelques points, qui vous montreront dans quelle mesure la crise n’est pas Donald Trump, ou l’élection de Donald Trump, etc., mais bien le fait qu’on en soit arrivé là dans un environnement et une situation qui avaient tous les moyens pour qu’on n’en arrivât pas là, et surtout, plus encore, ceci que l’élection (si on y arrive), sous la forme assez probable de Trump versus Hillary (si ce n’est pas le cas, il y aura du grabuge) ne réglera rien mais ne fera qu’amplifier la chose (la crise).

• Au fait, Donald Trump : que faut-il en penser ? Mark Sloboda sur RT CrossTalk le 7 mars : « Il pourrait bien être élu et ce sera un désastre pour les USA, ce qui est exactement ce que je souhaite » ; ou bien celle de Eric Margoulis le 18 mars sur LewRockwell.com : « C’est le pire des candidats, – à part que les autres sont pires que lui... » Ces pirouettes devraient vous faire penser que je ne considère pas comme fondamental de savoir ce que sera et ce que fera un président Trump...

• ... Parce que, à mon avis, s’il est élu, commenceront aussitôt contre lui des manœuvres de regime change (du même genre qu’on employa lors des “révolutions de couleur” et qu’on compte employer depuis des années contre Moscou). L’Ange déchu sera à la barre, l’antiracisme sera sa bannière). Nombre d’associations (dont BlackLiveMatters.org), financées par Soros et soutenues par le Corporate Power, ont déjà annoncé qu’elles ont un programme d’action “si Trump est élu”. La crise civile pointe déjà, comme une guerre civile...

• Si Hillary est élue, – on a déjà envisagé le cas et il est particulièrement somptueux avec les nombreuses casserolles qu'elle traîne avec grâce (et d'autres nouvelles à ce propos, qui lui mettent la NSA à dos, en plus du FBI). Ce sera immédiatement une présidence-Watergate qui commencera, avec une pression populaire intense (les électeurs de Trump) que le Congrès s’empressera de relayer, et qui nous dirigera vers une crise constitutionnelle.

Voilà, c’est fait, la crise triomphe quoi qu’il en soit et la conviction nourrie de la raison a dissipé le malaise.