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191326 septembre 2016 – Le commentaire du Saker-US que nous citions dans les Notes d’analyse du 24 septembre commençait par cette phrase (le souligné en caractère gras est de notre fait) : « Les derniers développements en Syrie ne sont pas, je pense, le résultat de quelque plan délibéré des USA pour aider leurs alliés “terroristes modérés” au sol mais le symptôme de quelque chose de pire : la complète perte de contrôle des USA sur la situation en Syrie et, probablement, partout ailleurs... » Le jugement impliqué par l’expression “quelque chose de pire” est tout à fait justifié d’une façon générale, car le désordre où est plongée la pseudo-“politique” des USA est nécessairement “pire” qu’une politique délibérée conduite avec maîtrise, fût-ce une politique d’hégémonie ; reste à voir si le “pire” n’est pas somme toute préférable dans la mesure où le “pire” de la surpuissance en action maximale, – ce à quoi nous assistons, – n’est pas ce qui nous rapproche le plus de l’autodestruction. L’expression “partout ailleurs” est également justifiée, mais elle le serait encore plus si l’on précisait que cette perte de contrôle a lieu aussi bien sinon encore plus à Washington que dans le reste des autres situations de crise extérieures où les USA sont engagés.
Comme nous ne cessons de l’écrire, la pseudo-“politique” US est en fait un complet désordre (un hyperdésordre) où la perte de contrôle est structurelle, quasiment constitutive de toute l’action US. Le plus grave dans cette situation, – ou disons “le plus important”, pour ne pas dissimuler son aspect éventuellement et paradoxalement positif, – c’est que ce désordre et cette perte totale de contrôle touchent d’abord et surtout le gouvernement des USA, avec la mutinerie du Pentagone qui se fait si complètement à ciel ouvert que les guillemets ne sont plus nécessaires.
La situation du Pentagon et son actuelle mutinerie ont été l’objet d’une intervention récente du professeur Stephen F. Cohen, l’un des rarissimes universitaires et experts aux USA qui ne soit pas hostile à Moscou et qui défend au contraire une politique d’apaisement et de coopération. Lors d’une émission-radio, vendredi soir, Cohen a qualifié la “politique” du Pentagone, ou plus justement la mutinerie actuelle comme une tentative délibérée du Pentagone de saboter toute possibilité de coopération des USA avec la Russie. Il s’agit d’une interférence directe dans une dynamique opérationnelle en cours reflétant ce qui est (était ?) la politique officielle US, donc dans une circonstance dramatique où est en jeu la possible coopération ou le possible affrontement militaire direct entre les USA et la Russie.
(Cohen cite comme un précédent de cette situtation, l’affaire du U-2 abattu au-dessus de l'URSS le 1er mai 1960, l'vénement sabotant la conférence des “Quatre” à Paris et tout espoir de détente entre les USA et l’URSS, avec l’annulation d’une visite d’Eisenhower en URSS à l’été 1960. [Voir aussi texte du Journal-dde.crisis du 26 juillet sur les interférences des militaires sur la politique du gouvernement.] Bien entendu, la différence entre cette référence et la situation actuelle est que l’affaire du U-2, qui n'était évidemment nullement contrôlée jusqu'à l'interception du U-2 par un missile soviétique, s’était déroulée dans les normes du fonctionnement du gouvernement, au prix d’une manœuvre de la CIA restée à l’époque dissimulée et encore aujourd’hui objet d’interprétations divergentes. Dans le cas présent, le plus important est cette affirmation non dissimulée, à ciel ouvert, en public, etc., de la mutinerie et du refus d'obéissance presque comme une situation politique qui serait reconnue comme légitime.)
Cohen, cité par Sputnik-News avant-hier 24 septembre :
« ...Given the fact that US warplanes knew the Deir ez-Zor region very well and that the US Department of Defense (DOD) had openly expressed its skepticism regarding the US-Russian plan on Syria, it is “a little hard to believe” that the attack on the Syrian Arab Army was an “accident,” Professor Cohen suggested.
» He quoted the New York Times editorial, which read that “at the Pentagon, officials would not even agree that if a cessation of violence in Syria held for seven days — the initial part of the deal — the Defense Department would put in place its part of the agreement on the eighth day.” The editorial also referred to Carter, “who has deep reservations about the plan for American and Russian forces to jointly target terrorist groups.” “In other words,” Cohen noted, “Pentagon officials refused to say whether they would obey President Obama.” The US academic stressed that in a Constitutional democracy where the military is clearly subordinated to the civilian leadership that is extraordinary. “We've come to a point in this craziness, in this New Cold War with Russia where DOD is openly saying it may or may not obey President Obama. If DOD will say that publicly you can imagine the opposition in Washington against the Syrian deal, [US Secretary of State John] Kerry brokered with Russian Foreign Minister [Sergei] Lavrov,” Professor Cohen highlighted.
» The professor remarked that the opposition comprises very influential figures from the Pentagon, the US State Department, both Democratic and Republican parties and the US' mainstream media. He recalled that such a situation is not new: during the previous 40-year Cold War the US party of war had repeatedly thrown a wrench in the Russo-American détente. Cohen drew historical parallels between the Deir ez-Zor attack and the 1960 U-2 incident, when a US U-2 spy plane was shot down in Soviet airspace. What is remarkable about this historical episode is that it occurred while Soviet leader Nikita Khrushchev and Dwight D. Eisenhower were seeking a détente. The CIA-led incursion ruined the possibility of the US-Soviet rapprochement, the US professor explained. »
(On peut aussi observer que les Russes commencent à ne plus prendre des pincette et à nommer un chat un chat, pour ce qui concerne les relations entre le Pentagone et son Commandant-en-Chef... Voir et entendre Lavrov, hier sur la chaîne russe RTV : « On m’a toujours assuré que le chef suprême des armées américaines Barack Obama soutenait la coopération avec la Russie. Il l’a confirmé lui-même lors de son entrevue avec le président Poutine en Chine. Il semblerait que les militaires n’obéissent pas tout à fait à leur chef suprême. »)
Ici, nous allons apporter un rappel important, qui tend à montrer que la mutinerie du Pentagone n’est pas accidentelle et simplement conjoncturelle, mais qu’elle est déjà quasiment structurelle. Il s’agissait de l’annonce de la décision du Pentagone d’instaurer de facto une “zone d’exclusion” dans certaines zones syriennes où se trouvaient les “alliés”, ou “terroristes modérés” (!), cela revenant à l’établissement d’une no-fly-zone. L'événement date du 22 août, avec une déclaration du porte-parole du Pentagone, et il interférait complètement dans la politique officielle de l’administration Obama. Daniel McAdams, du Ron Paul Institute for Peace, avait présenté la chose, le 22 août 2016 :
« Pentagon Spokesman Peter Cook was asked numerous times in numerous ways whether this amounts to a US “no fly zone” over parts of Syria. His first response was vague but threatening:
» “We will use our air power as needed to protect coalition forces and our partnered operations. …We advise the Syrian regime to steer clear of [certain] areas.”
» The policy shift was so apparent that, one-by-one, the press corps asked for clarification.
» Does this mean that the US would shoot down Russian or Syrian planes if they attacked any US-backed partners even if they were engaged against Syrian government forces?
» Are those “coalition forces” and “partnered operations” receiving US protection against attack from the air always in receipt of that protection, or only when they are actively engaged in military operations? What are the rules of engagement?
» There was no clear answer from the Pentagon spokesman.
» “Is this a ‘no-fly’ zone, then,” asked another reporter. It’s not a “no-fly zone” Cook responded.
» Another journalist tried to get some clarity:
» How is telling Syria not to fly in certain areas not a ‘no fly’ zone?“Call it what you will,” Cook eventually said.
» Another journalist asked, “Do you think the Syrian regime has the right to fly over its own territory?”
» Same answer: “We will use our air power as needed to protect coalition forces and our partnered operations.”
» The anti-Russia rhetoric in Cook’s comments was inexplicable as well. According to the Pentagon spokesman, the suffering in parts of Aleppo is not due to its ongoing occupation by al-Qaeda’s Nusra Front, but rather by Russian and Syrian government attempts to expel Nusra from the city. Cook’s explanation defied logic. Russian actions in Aleppo are…
» “…only adding fuel to Syria’s civil war and [do] nothing to degrade extremist groups, which is Russia’s original reason for its military intervention in Syria.”The sentence only makes sense if one accepts the premise that al-Qaeda in Syria is not an extremist group, as it makes no sense to argue that bombing a certain group does nothing to weaken that group. Unless the Pentagon is suggesting that Russia and Syria are only bombing the civilian population, presumably for fun?
» Whatever the case, this is a trial balloon. If this de facto “no fly zone” becomes a fact on the ground, it will be expanded beyond Hasakah and may be a US last-ditch effort to prevent Syrian government forces, aided by Russia, from taking back Aleppo and thus breaking the back of the foreign-backed insurgency.
» This is endgame time. »
Il faut à notre sens faire une différence entre la “réalité” en Syrie telle qu’on pourrait se la figurer, ou plutôt tenter d’en tracer la perspective à partir de ces affirmations du Pentagon, – plus de communication que d’application opérationnelle, – qui constituent une illustration, une sorte de “travail pratique” de la mutinerie (bien que la “réalité” soit pulvérisée, selon notre analyse, ou justement parce que...) ; et, d’autre part, l’implicite mais considérable vérité-de-situation que nous disent ces activités du Pentagone, par rapport aux engagements de l’administration Obama, et par conséquent par rapport à la façon dont l’autorité de la hiérarchie suprême est bafouée. Ce que dit assez vaguement le porte-parole Cook, le 22 août, comme ce qui a suivi de la part du Pentagone, tout cela n’a guère eu d’effets opérationnels ; aucun engagement entre Russes et Américains n’est (officiellement) intervenu dans l’intervalle et l’attaque-“erreur” de Deir Oz-Zoar est présentée par les militaires US comme un “accident”, un acte sans signification politique, donc une opération sans rapport avec ce qu’on pourrait croire de la nouvelle politique-mutinerie du Pentagone, et en aucun cas un acte relevant de l’hypothétique quasi-no-fly-zone annoncée le 22 août. Tout cela est effectivement bien insuffisant pour que nous puissions déduire quoi que ce soit de la perspective politique et militaire en Syrie, notamment la possibilité d’un engagement sensationnel entre des avions de combat US et russes, et dans tous les cas une “politique” spécifique effective du Pentagone sur une grande échellecstratégique. Par contre, et là est bien le plus important, ces diverses interventions du Pentagone constituent bien un défi public à l’autorité du président Obama, et de ce fait constituant un révélateur de plus de la situation de désordre régnant à Washington.
Le Pentagone est un bon exemple, parce que c’est le Pentagone bien sûr, mais aussi parce qu’il se trouve, malgré que ce soit le Pentagone, dans une situation pathétique quant à ses capacités opérationnelles. (Ce qui compte est donc bien la situation d’influence et de communication au sein du désordre actuel du pouvoir à Washington, et non pas les capacités réelles, du Pentagone dans ce cas. Il s’agit d’une bataille à l’intérieur du Système, et nullement d’une compétition de puissances avec des effets extérieurs...) Le Pentagone a, comme nous l’avons déjà dit, la direction politico-militaire la plus faible qu’il ait eue depuis de très nombreuses années. Selon notre expérience, qui implique évidemment une part importante de jugement subjectif, Ashton Carter, nommé comme une sorte d’intérimaire entre le départ de Hagel et la fin de l’administration Obama après une longue recherche d’autres personnalités, est à classer au niveau des plus obscurs parmi les secrétaires à la défense. Le général Dunford, par rapport à ses prédécesseurs, le général Dempsey et l’amiral Mullen, apparaît également comme une personnalité sans relief.
L’armée elle-même, celle qui est constituée selon les structures actuelles, est à peu près le contraire de ce que la publicité de la communication affectionne d’en faire. L’armée des USA présente tous les signes de pathologies bureaucratiques incurables, à la fois de lourdeur structurelle, de gaspillage et de corruption, d’atomisation entre des services et des branches pléthoriques cantonnées dans la défense de leurs intérêts corporatistes. Cette situation renvoie évidemment, dans le contexte actuel qui touche à une sorte de perfection d’impuissance, de paralysie et d’inefficacité, à la médiocrité de sa direction qui est complètement le produit, le reflet et le miroir de la situation générale... On rappellera ici ce que nous écrivions le 2 avril 2016, à ce propos...
« C’est un bon signe de l’excellente santé de l’“encadrement général” des forces armées US : le plus d’étoiles possibles, comme un véritable ciel d’été sans nuage, sur les côtes grecques, au milieu du débarquement des migrants-réfugiés. Selon The Daily Beast, qui donne une comptabilité précise à cet égard, il y a, dans la “guerre” (dénomination officielle) menée par les USA contre Daesh, actuellement, pour les 5.000 soldats US de diverses utilités recensés, un général pour tous les 416 soldats : 5.000 “militaires”, dont 21 généraux. (L’Irak mène la course : pour “aucune force US combattante” en Irak, selon le Pentagone, on trouve 12 généraux des forces armées US.) Selon les chiffres officiels, le rapport est même plus impressionnant puisque le Pentagone affirme qu’il y a seulement 3.870 soldats affectés à la “guerre” contre Daesh, – ce qui donne un général pour 323 soldats. (C’est le décompte du même Daily Beast, qui corrige le chiffre officiel et le porte à 5.000.) [...]
» L’armée US est aujourd’hui l’armée la plus lourde, la plus lente, la plus bureaucratisée, la plus sclérosée du monde et, d’une façon générale, de toute l’histoire militaire, certainement plus que l’armée soviétique avant l’effondrement de l’URSS. Elle est aussi celle qui possède le budget le plus haut, sinon le plus monstrueux, dépassant très largement les deux tiers de toutes les dépenses militaires du monde avec un budget réel proche de $1.200 milliards par an (près du double du budget “officiel”). Selon le GAO (Goverment Accountability Office) de 2013, le seul poste de l’entretien disons “domestique” (nettoyage, entretien des machines distributrices de Coca-Cola, etc.) des postes de commandement généraux et des quartiers-généraux des forces armées US a doublé entre 2007 et 2012, pour atteindre $1,1milliard par an. En 2001, la veille du 11 septembre, un secrétaire à la défense fameux, Donald Rumsfeld, avait averti que la plus grave menace contre les États-Unis, plus grave même que l’URSS durant la Guerre froide, se trouvait être “la bureaucratie du Pentagone”. Rumsfeld est parti, la menace est bien entendu plus que jamais en train de proliférer. »
Il y a donc dans cette situation que nous décrivons deux aspects : d’une part, le désordre du point de vue US, à Washington D.C. et dans les structures US, régnant par conséquent à Washington bien plus qu’ailleurs (sur les théâtres extérieurs) où Washington intervient ; d’autre part, le cas du Pentagone qui se trouve dans une situation de mutinerie d’une ampleur et d’un caractère jamais vus auparavant alors qu’aucune personnalité d’autorité ou d’influence n’émerge pour donner l’explication d’une dynamique ou d’une capacité de synergie humaines à cette situation, alors que l’efficacité opérationnelle du monstre est à tout le moins contestable et même inverse à ce qu’on pourrait en attendre. Bien entendu, les deux aspects se complètent : c’est parce qu’il y a ceci (le désordre à Washington) que cela (la mutinerie du Pentagone) est “techniquement” possible, selon les processus et les dynamiques ; mais c’est aussi parce qu’il y a ceci (le désordre) que cela (la mutinerie) est politiquement possible, selon les normes en cours à Washington.
Le désordre n’est bien entendu pas la cause de la mutinerie mais il constitue la circonstance générale qui non seulement la permet mais la favorise. En un sens, le désordre permet au Pentagone d’en prendre à son aise jusqu’à la mutinerie, et même il justifie à ses yeux mêmes cette liberté qu’il prend avec les contraintes et les nécessités du Système (du système de l’américanisme) ; plus encore, il agit ainsi, en “prenant cette liberté”, en estimant qu’il agit malgré l’apparence de cette transgression au profit du Système. De cette façon, le désordre de Washington constitue un événement politique complètement fondamental parce qu’il met tout sens dessus-dessous entre les différents acteurs et serviteurs du Système à ce point que l’on ne sait plus véritablement dans quel sens il importe d’agir. La responsabilité de cette situation paradoxale, où la mutinerie du Pentagone a lieu à ciel ouvert sans qu’une protestation générale ne se fasse entendre ou sentir, revient et incombe à l’autorité suprême elle-même, c’est-à-dire au président Obama. Depuis au moins trois ou quatre ans que la Syrie est devenue un bourbier de type “global”, le président Obama a eu le temps, et il avait l’autorité alors, d’entreprendre cette initiative de coopération avec la Russie. En ce temps-là, avec un Dempsey à la tête du JCS, avec une DIA conduite par Flynn qui ne cessait de tenter d’avertir la Maison-Blanche du danger d’alimenter les groupes terroristes, avec un Pentagone qui ne cessait de freiner contre toute intervention, Obama n’aurait eu aucune peine à affirmer son autorité dans le sens qu’on sait, parce que cette autorité aurait posé un acte légitime ; mais, comme l’on sait, il était paresseusement enfermé dans sa “narrative infranchissable”... Ainsi attendit-il le temps où, devenu président-lame duck comme on dit et ayant peuplé le Pentagone de personnalités falotes, il ne fait absolument plus le poids contre le monstre désormais déchaîné et finalement engagé en Syrie qu’est devenu le Pentagone. Qui t’a fait roi, Pentagone ?
Dans un tel contexte, l’affaire révèle des proportions remarquables et exceptionnelles... Car un autre point est à mettre en évidence, qui donne à la mutinerie du Pentagone un aspect complètement inédit, en la faisant passer du conjoncturel au structurel : le constat, vu plus haut, que le Pentagone était déjà publiquement en état de mutinerie le 22 août, pas moins que le 26 septembre, alors qu’entretemps un accord de cessez-le-feu a été signé (le 9 septembre) entre les USA et la Russie (Kerry et Lavrov), avec, du côté US, le soutien explicite et affirmé du président Obama. Cet événement solennel et significatif réaffirmant l’autorité suprême du président (le soutien d’Obama) n’a en rien modifié l’attitude du Pentagone : le pouvoir suprême s’est affirmé, le mutin a proclamé qu’il n’en tenait aucun compte. (Là encore et toujours, nous parlons de la situation des rapports des pouvoirs, et nullement de la situation “sur le terrain” en Syrie. La mutinerie, c’est Washington ; la Syrie, c’est d’une narrative à l’autre pour tenter de dissimuler la débâcle US...)
Cette affirmation structurelle est extrêmement importante, selon notre perception. Elle implique que la mutinerie n’est en rien un accident, ni une matière fortuite et marginale, mais bien une position fondamentale, une attitude qui prétendrait redéfinir entièrement la position et la dynamique du Pentagone, et essentiellement son droit de regard sur la politique extérieure des USA, avec l’affirmation implicite de pouvoir la refuser, de la modifier selon son point de vue, ses intérêts et ses conceptions. Il est évident qu’une telle situation, même à l’intérieur du Système et même si tout le monde est complice, ne pourra être acceptée par l’autorités suprême, au risque, dans le cas contraire, de bouleverser dramatiquement l’équilibre de l’ensemble, du système de l’américanisme. Cela ne concerne en rien Obama, qui est en fin de parcours, mais la personne qui lui succédera, qu’elle soit de sexe masculin ou de sexe féminin, – effectivement, aussi bien pour Hillary, – parce que c’est une question de fonctionnement structurel et nullement une question de simple option politique. Autrement dit, il s’agit d’une situation potentielle de crise institutionnelle, cadeau d’adieu d’Obama au système de l’américanisme et à son successeur, – bref, cette mutinerie est sans exemple ni précédent.
(Il est temps à ce point de noter qu’il y a déjà eu des “mutineries” au Pentagone, mais jamais de semblables. [Comme on a vu plus haut, nous écartons de cette analogie d’autres exemples d’interférences ponctuelles qui ne sont en rien des “mutineries”, comme l’affaire du U-2 abattu le 1er mai 1960 au-dessus de l’URSS.] Il y eut des “mutineries” comme “la révolte des amiraux” en 1949 ou la crise du JCS durant la guerre du Vietnam ; mais elles restaient dissimulées et ne défiaient pas ouvertement l’autorité, et encore moins l’autorité suprême ; elles avaient du sens du point de vue bureaucratique et poursuivaient un but stratégique cohérent concernant les structures du Pentagone ou sa politique interne. [Lorsqu’elle défiait l’autorité suprême publiquement, elle était alors le fait de personnalités précises et la mutinerie devenait aussitôt conflit ouvert et crise et se résolvait très vite au profit de l’autorité suprême : le cas de MacArthur contre Truman en 1952.] Il n’y a jamais rien eu de semblable à ce qui se passe aujourd’hui, où le Pentagone veut directement interférer sur la politique de sécurité nationale qui est normalement l’apanage du département d’État dans son application opérationnelle, tandis que son sens et son orientation émanent du président lui-même.)
Mais voyons plus large, maintenant... Ainsi trouve-t-on en effet, tous comptes faits et tous les nœuds d’explication classique dénoués, une situation qu’on peut juger, soit étrange, soit révélatrice, d’une énorme entité, d’une sorte d’égrégore (lors de son mandat 1997-2001, le secrétaire à la défense Cohen surnomma le Pentagone Moby Dick), dirigée par des personnalités effacées sinon médiocres, et prenant une position extrêmement affirmée de mutinerie vis-à-vis du pouvoir suprême. Qui plus est, cette posture extraordinaire est affirmée pour tenter de poursuivre et d’aggraver une lutte (en Syrie, contre Assad et la Russie avec l’aide de groupes terroristes bien connus) dont le bénéfice stratégique est complètement incompréhensible du point de vue du Pentagone, dans tous les cas de son point de vue lorsque des personnalités (des “personnes humaines”) marquantes se trouvaient à sa tête. En effet, le Pentagone s’est toujours fermement gardé des emportements du type de l’affectivisme, qui marquent notamment l’activisme de personnalités libérales-activistes (type-R2P) telles Stéphanie Power et Hillary Clinton, qui ont conduit à cette position de communication complètement idéologisée du “Assad Must Go”. Dans tous les cas, Moby Dick n’a certainement pas besoin de cette affirmation d’extrémisme pour maintenir son statut, pour poursuivre des conflits que le pouvoir civil favorise depuis 9/11, pour développer ses programmes monstrueux et recevoir son budget gargantuesque, bref pour justifier son existence dans tous ses excès mais dans le cadre constitutionnel du système de l’américanisme.
Le motif de la position de mutinerie du Pentagone apparaîtrait-il alors comme le fruit du simple hybris, du refus complet de reconnaissance d’une puissance pouvant figurer à parité, etc., comme dans le cas d’une possible coopération avec les forces russes ? Au niveau de sapiens du type Carter-Dunford, c’est possible, selon l’idée d’une hybris de type bureaucratique, d’un type fort grossier, comme on en rencontre beaucoup dans les grands organismes du bloc-BAO ; mais cela paraît évidemment bien insuffisant pour à la fois expliquer et justifier une telle mutinerie d’une telle puissance, justement parce que ces personnalités sont médiocres et ont une influence à mesure. Carter-Dunford sont plutôt des pantins, comme les autres généraux du théâtre, qui sont animés par une force qui les dépasse et les emporte.
Au-delà, il est manifeste qu’on retrouve alors la poussée de surpuissance propre au Système et aux forces qui l’animent, qui n’a nul besoin de stratégie cohérente, ni même de la plus petite lumière d’intelligence, pour se déployer avec toute son énergie possible. Ce qui se passe au Pentagone aujourd’hui renvoie directement à la dynamique du Système tel que nous l’entendons, dans toute son ampleur et sa phénoménologie métahistorique. Ainsi la crise de la mutinerie du Pentagone sort-elle de son contexte washingtonien et bureaucratique, pour s’affirmer comme un signe exceptionnellement puissant et significatif de la crise générale du Système, complètement au niveau métahistorique. C’est évidemment dans cette voie qu’il importe de l’observer avec attention, de la suivre et, peut-être, d’en attendre des effets remarquables et extraordinaires.