Mort in absentia de la littérature

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Mort in absentia de la littérature

25 Décembre 2015 – Interviewé en 1933 au moment de la sortie du Voyage au bout de la nuit, Céline avait grommelé sur le rythme caractéristique de cette voix si rapide comme on est pressé d’en finir, que, de toutes les façons “la littérature est morte”. Vieille idée du siècle précédent, qui n’en finit pas de mourir. Elle vient à mon esprit parce que je songe à Houellebecq, parce que je n’ai commencé vraiment à le lire que récemment, parce que je suis dans un de ses romans pour le moment. Ses premiers livres ne m’avaient pas, comme on dit, “accroché”. J’avais cédé trop vite à la monotonie volontaire, ou bien involontaire que sais-je, de son style si caractéristique, si bien ajustée aux choses et aux actes qu’il décrit. Mais j’ai changé mon fusil d’épaule, récemment, avec Soumission, que j’ai trouvé excellent, parfaitement à son heure, absolument pas scandaleux ni mal intentionné puisque montrant l’état où la France s’est mise jusqu’à ce qu’on puisse envisager sans invraisemblance une fiction où elle accepterait bien volontiers l’empire de la foi musulmane un peu arrondie sur les bords, et là-dessus ce récit passionnant à la lecture.

Encore plus récemment, c’est-à-dire actuellement, lecture en cours, je me suis mis à La carte et le territoire, que l’on m’avait offert à un Noël quelconque ou bien pour mon anniversaire, – quelque part depuis sa publication et son Prix Goncourt 2010, je ne sais plus quand, – que j’avais laissé de côté, en attente ou bien sur une voie de garage. Après une dizaine des premières pages en équilibre un peu précaire, avec brève période incertaine et hésitante pour y entrer d’une façon intéressante, je suis effectivement entré là-dedans, très vite avec une certaine confiance qu’il n’y avait nulle arnaque à craindre, que j’y trouverais quelques aliments pour l’esprit qui valaient bien cet embrigadement. Hier, écrivant à un autre propos au jeune homme qui me l’avait offert, je fis un coq à l’âne pour lui annoncer que j’étais finalement dans cette lecture. J’écrivis cette remarque : « Pour Soumission, j’ai beaucoup aimé, et maintenant je suis plongé dans Carte & Territoire, dont vous m’aviez fait cadeau il y a deux ou trois ans. Il [Houellebecq] me passionne finalement, pas comme grand écrivain [romancier] car je pense que ce n’est pas le cas, de mon point de vue très personnel qui implique qu’aujourd’hui un bon écrivain-romancier selon la tradition de la chose est impossible (ce qui signifie que, pour moi, la littérature n’existe plus, – même si temporairement, – comme véritable art majeur) (*), mais comme formidable et extrêmement talentueux témoin objectif, quasiment clinique, de ce temps catastrophique. »

Peu après avoir écrit cette remarque, c’est-à-dire quelques heures après pas plus, j’arrive à la page 179 de Carte et territoire, après une fugue en Irlande du personnage principal du roman, le peintre Jed Martin, qui a visité l’écrivain Michel Houellebecq, – il se met en scène lui-même dans le livre comme personnage secondaire, – pour préparer un portrait de lui. Houellebecq est dans l’état apocalyptique qui est souvent le sien et qu’il se complaît à décrire dans ses moindres détails, selon son habitude, comme pour mieux nous faire sentir la profondeur de sa détresse psychologique, mais avec des propos pour retenir l’attention, qui montrent qu’il y a de la résilience au fond de la dépression... Ce propos-là, qui retint la mienne d’attention, et l’on comprend pourquoi : « Il est impossible d’écrire un roman, lui avait dit Houellebecq la veille, pour la même raison qu’il est impossible de vivre : en raison des pesanteurs qui s’accumulent. »

S’il donne ainsi, involontairement ou pas, une explication de cette détresse psychologique, il se fait aussi qu’il rencontre parfaitement mon sentiment, je dirais a contrario et tout aussi indirectement : aujourd’hui, on ne peut plus écrire que sur “les pesanteurs qui s’accumulent” et sur rien d’autre, c’est-à-dire sur la Grande Crise Générale pour mon compte, parce que rien d’autre n’est possible ; ce qu’il fait, et moi de même de mon côté, cela écrit sans rien comparer ni évaluer mais simplement parce que l’on parle d’écriture. On ne peut rien faire d’autre qu’écrire là-dessus, pour ne pas être en-dessous, complètement écrasé. Nous sommes témoins, c’est-à-dire combattants et résistants, chacun avec sa façon ; pas vraiment de surprise, car que peut-on faire d’autre qui ait quelque dignité ? C’est le seul honneur que cette terrible époque n'est parvenue à détruire et il importe de le mériter.

 

Note

(*) Pour moi, la littérature lorsqu’elle est ramenée au roman, ne se contente pas pour autant de témoigner de son temps. Un roman le fait en partie, mais il fait aussi de la psychologie, voire de la sociologie, et surtout il crée son propre monde à côté mais hors du monde où il s’inscrit. Le roman-en-soi ne peut se réduire à un témoignage, sinon il n’est pas. Mais aujourd’hui, il n’y a pas de psychologie à étudier sinon la psychologie-Système, c’est-à-dire soumise et faussaire, et les résistances antiSystème qu’on peut lui opposer, qui n'ont d'intérêt que dans la mesure où elles sont un bloc psychologie identifiable dans le champ de l'antiSystème ; le sociologie est pulvérisée, réduite à l’étude des quelques grains d’elle-même qui subsistent, c’est-à-dire sans intérêt à étudier ni caractère de quoi que ce soit sinon celui, inverti, de finir comme complice du Système. Enfin, il ne se peut concevoir de créer un monde à soi à côté mais hors de l’énormité écrasante (voir les “pesanteurs qui nous écrasent” d’Houellebecq) de cette terrible époque qui enferme notre monde et interdit à rien d’autre d’exister, et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’elle (cette époque, le Système) s’autodétruise. Ainsi la littérature (le roman) ne peut-elle plus exister pour la séquence métahistorique en cours, et n’existe plus.