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219825 décembre 2015 – On me dit souvent du genre “vieil ours solitaire”, ce qui veut dire “une personne qui fuit le monde”. (Je suis surpris par le nombre d’expressions, adages, etc., utilisant le nom de ce splendide animal.) Ce n’est pas tout à fait faux, et cela doit se comprendre lorsque l’on voit le monde qu’on a ; je suis pourtant d’excellente compagnie et en général d’humeur agréable pour qui me convient ; mais bon, la réputation elle aussi me convient, qui constitue une bonne cuirasse contre ce monde, justement, parce que ce monde-là représentes dans ses conditions à lui une affreuse agression, et permanente de surcroît. Tout cela bien compris et sans s’attarder trop à ma personne, il reste que je ne suis pas indifférent au monde, comme le réclame l’évidence de ma fonction et de ma mission ; en même temps que je m’instruis de la marche du monde, je reste attentif à ces petits signes qui parsèment mon petit monde autour de moi et je crois que la distance que je maintiens entre lui (le monde qui marche) et moi me permet de les mieux distinguer.
Ainsi ai-je remarqué cette année, pour cette saison dite-“des fêtes”, plusieurs petites choses qui sont autant de signes qui forment une perception de l’humeur d’une région, d’un pays, d’une civilisation, bien plus que tous les sondages et enquêtes statistiques du monde peuvent prétendre vous en instruire. Depuis plusieurs années, la “mode festive” était de décorer l’extérieur des maisons d’attributs assez incertains, en général d’une remarquable laideur et d’une médiocrité manufacturée, guirlandes de lampe de couleur, Pères Noëls en peluche ou assimilé, couronnes de sapin faites à la va-vite, etc. Cette année, cela m’est apparu depuis plusieurs jours, le nombre de ces manifestations individuelles d’un sentiment festif collectif conforme à l’optimisme de rigueur a considérablement diminué, dans un rapport étonnamment significatif. Autre signe dans le même sens, qui fait le bonheur de mon admirable Klara, ma superbe beauceronne, prise d’une affreuse panique au bruit de certaines détonations (bruit de tonnerre d’orage, pétard, détonations d’armes à feu) : il y a eu beaucoup moins de pétards cette année dans les quelques jours avant Noël, de ces pétarades habituelles qui constituent la stupide dégénérescence pyrotechnique de vieilles traditions pour saluer les “fêtes”. Autre chose encore : dans les papotages de voisinage, on parle du temps exceptionnellement doux avec l’absence de jubilation stupide que nous imposent en général les sapiens-météos de la TV, qui frisent l'extase lorsqu'ils annoncent plus de 25° ; au contraire, on distingue une sorte de sourde angoisse devant un événement perçu comme inhabituel et inquiétant (alors qu’il est bien entendu déjà arrivé d’avoir des Noëls aussi doux, mais cette fois, eh bien c’est différent).
Dernièrement, un jeune homme occupé des seules questions informatiques en marge du site, et qui n’a jamais montré le moindre intérêt pour les choses terribles de notre temps, est soudain intervenu dans une conversations que nous avions, avec une tierce personne, pour hocher la tête avec une phrase définitive, du type : “Quel bordel, quel bordel, mais que va-t-il nous arriver ?” ; mon dentiste, brave homme, seulement préoccupé d’implants, de caries et de ses voyages organisées de vacances, s’est tout d’un coup exclamé, roulette soudain bloquée à quelques millimètres d’une des rescapées de mes tristes gencives, sous mon regard soudain intrigué : “Mais c’est incroyable, tout ce qui se passe, monsieur Grasset ! Comment va-t-on en sortir ? Hein, à votre avis ? C’est impossible de continuer comme ça...” L’autre jour, ma fille, qui court d’une priorité à l’autre, d’un enfant à l’autre, d’un cours qu’elle donne à un autre qu’elle doit donner, à 180 à l’heure, qui me voit entre deux portes quand on arrive à les ouvrir, qui parle de tout et de rien, soudain s’arrête à un événement pour m’interroger, et je lui dis : “C’est une époque terrible, tu sais”, et elle qui répond, soudain angoissée : “Je sais, je sais, ne me dis rien, je préfère ne pas savoir !” ; puis soudain, pas dépourvu d’ironie matoise j’en conviens, presque un clin d’œil comme il faut avoir quand l’angoisse vous assaille :
— D’ailleurs, toi tu sais bien pour deux, alors hein...
Ce que je veux rapporter avec ce bouquet de choses variées, sans importance, sans véritable éclat, sans véritable signification propre, c’est l’impression d’un “climat”, – j’aime bien parler de “climat”... Comme le temps de cette saison, le climat est “inhabituel et inquiétant”, il est différent et l’on sent bien qu’il se passe quelque chose. Ce Noël-là, de 2015, est différent des autres, me dis-je alors que le 24 décembre allait sur sa fin, vers la fameuse soirée réveillonneuse ; l’optimisme jubilatoire des bataillons de présentateurs-TV, commentateurs-Système, sociologues-postmodernes, figurant en priorité sur leur feuille de route, comme ce qu’on nommait dans les années 1920 aux USA “l’idéologie de l’optimisme”, tout cela n’arrive plus à nous emporter vraiment. Il sonne faux, au point qu’on se demande si eux-mêmes y croient, au point que le maître-queue s’inquièterait de savoir si, vraiment, “la mayonnaise prend encore”.
Il n’y a rien de plus important que cet événement à venir, qui est peut-être déjà en train de se développer si la description chaotique et erratique que je fais a une véritable cohérence : la réalisation collective de l’ampleur eschatologique et universelle, et absolument sans retour, de la crise qui pulvérise notre civilisation, souterrainement, à la fois sans bruit et avec plein de craquements incertains, comme une plaque tectonique fait vibrer un continent entier, dans une atmosphère de folie rampante et d’aveuglement lumineux... C’est comme une marée qui monte, à la fois irrésistible, tranquille et d’une telle puissance, qu’on regarde sans la voir parce que la marée, vous savez, c’est une chose naturelle qui va-et-vient, et si tranquille, et dont on réalise soudain qu’elle court à “la vitesse d’un cheval au galop“ (cela pour les touristes qui approchent du Mont Saint-Michel). Et si, cette fois, elle ne s’arrêtait pas ? Et pourquoi, cette fois précisément, s’arrêterait-elle ?
Puis il y eut la nuit de Noël, c'est-à-dire la nuit dernière. Je ne parle pas de mon réveillon car il y a beau temps que nous ne faisons plus cette chose. La nuit de Noël, qui commence par la soirée comme toute nuit bien ordonnée, est d’abord, pour nous, un temps de vigilance, à cause de ces sinistres pétards qui paniquent ma chère Klara. Nous ne supportons pas cela, car il y a dans l’agression de l’animal par les bruits de la civilisation qui soi-disant festoie, quelque chose qui a la dimension de l’agression pure contre l’innocence pure. Cette fois, nous étions confiants et la vigilance était apaisée puisqu’il y avait eu si peu sinon pas de pétards les jours précédents, contre toutes les habitudes des nombreuses années précédentes. Néanmoins, les consignes des quarts de surveillance pour soutenir notre Klara établies pour ces nuits pétaradantes de fin d’année étaient respectées : je me couche assez tôt, ma femme veille jusqu’assez tard, puis je prends le relaie en pleine nuit vers une heure du matin, me levant donc un peu plus tôt que d’habitude, pour le deuxième quart. Il semblait donc que l’on dérogerait à cette saine habitude sécuritaire puisqu’on ne pétaradait point... J’avais pensé trop vite : vers 22H00-22H30, très soudainement, la pétarade commença, très violente, inhabituellement violente, jusqu’à menacer d’empêcher mon premier sommeil. Finalement, les quarts furent respectés, et à une heure et demie j’étais debout auprès de Klara, absolument terrorisée. Les pétards durèrent jusque très tard, vers trois heures, cela aussi très inhabituel. Chaque explosion suscitait chez moi une explosion de colère à mesure. Enfin, à trois heures passé, tout était fini, Klara apaisée et moi au travail.
Cela m’a frappé, cette brusque explosions d’explosions pétaradantes alors que tout ce qui avait précédé était comme je l’ai décris, dans le retrait complet, la retenue incertaine et sourdement angoissée. Je me suis dit de cette explosion brutale, qu’il s’agissait de réflexes plus hystériques que festifs des réveillonneurs pris de boisson, des enfants excités par la télé, comme une sorte de spasme d’obéissance aux consignes courantes qui avaient été si mal respectées jusqu’alors, de montrer cette exultation débordante d’une sorte de “bonheur climatisé”, standard “des fêtes” de la période nommée dans ce sens que nous offre le Système, comme une réponse furieuse du Système au Cauchemar climatisé de ce dangereux dissident d’Henry Miller. Ces pétarades furieuses et malvenues m’ont paru absolument sinistres, caricaturales, perdues dans le noir, sans la moindre signification et par conséquent comme des cris d’autant d’idiots voulant saluer une chose “pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien” ; bref, voulant saluer notre époque, selon les consignes.
De cette façon et par ce biais j’en reviens au “climat”, car ces bruits-là, malfaisants et inutiles, grossiers, vulgaires, interprétés en fonction du reste, s’insèrent parfaitement dans l’ensemble. Ils montrent l’autre côté, le côté hystérique et spasmodique de ce “climat” si singulier, fait de cette angoisse diffuse où “l’on sent bien qu’il se passe quelque chose” dont on ne sait rien de précis mais qui est bien, pourtant, cette “crise qui pulvérise notre civilisation, souterrainement, à la fois sans bruit et avec plein de craquements incertains, comme une plaque tectonique fait vibrer un continent entier, dans une atmosphère de folie rampante et d’aveuglement lumineux...” Ce soir-là de notre Noël-2015 avant 2016 dont on se demande comme de plus en plus chaque année si ce ne sera pas l’année ultime, il était tombé des cordes avant leur pétarade insensée ; et ce matin, rien n’était blanc, comme avant, dans les Noëls des neiges d’antan.