Notes sur Daesh et Gustave Courbet

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Notes sur Daesh et Gustave Courbet

20 novembre 2015 – Daesh, ou EI (État Islamique), est l’objet de nombreuses et très intenses analyses, spéculations, révélations, supputations, etc. La question centrale est celle de l’origine, un peu comme Gustave Courbet avait résolu l’énigme à sa façon dans son fameux tableau L’origine du monde. (La description de Wikipédia, qui bien sûr nous montre le tableau : « Le tableau représente le sexe et le ventre d'une femme allongée nue sur un lit, les cuisses écartées, et cadrés de sorte qu'on ne voit rien au-dessus des seins ni en dessous des cuisses. » Œuvre parfaitement provocatrice, qui reste aujourd’hui un sujet de polémique, d’enthousiasme ou de rejet, éventuellement d’inspiration malgré notre avancement dans le domaine ; mais surtout, œuvre aux origines incertaines, enfantant ainsi, – si l’on peut dire sans ironie, – la même polémique quant à son esprit... Il n’y a rien de plus esthétiquement clair que la peinture de ce tableau, et rien de plus objectivement mystérieux que l’esprit de sa conception et de ses effets.)

Le fait est que, nolens volens, le 13-novembre a fait de Daesh le centre même de l’appréciation de la situation de notre Grande Crise d’effondrement du Système. C’est d’ailleurs un échange de procédés qu’on hésitera à qualifier de “bons” selon l’expression classique, puisque c’est bien Daesh et les divers mystères qui l’entourent qui ont fait du 13-novembre un événement que le système de la communication a intronisé comme une sorte de “nouveau 9/11”. Nos lecteurs savent ce que nous pensons, de façon très directe, de cet événement ainsi interprété (« J’ai traité, et dedefensa.org avec moi, le 13-novembre comme un évènement très important, mais important selon les conditions absolument démentielles de cette époque... », etc.). On ne s’attardera donc pas à cet aspect de la question pour nous concentrer effectivement sur “le mystère des origines”, tout en ayant bien à l’esprit ce que nous pensons de “cet aspect de la question”.

Des “relations incestueuses” ...

Il nous paraît intéressant d’introduire d’abord une interprétation assez large, et plus sensible à l’esprit des choses qu’aux choses elle-même, c’est-à-dire plus à l’“esprit de l’événement” (que ce soit le 13-novembre que l’origine de Daesh) qu’à l’événement lui-même. Cela vient de la dernière chronique (le 19 novembre) du site TomGram, de Tom Engelhardt, présentant comme il le fait une fois sur cinq-six des parutions, un texte d’Engelhardt lui-même. Le titre va bien dans le sens de notre propos puisqu’il y est question de “relations incestueuses” entre Daesh (ou EI) et le National Security State (NST) des USA, officiellement fondé en 1947 et qu’on peut présenter comme équivalent à l’interprétation actuelle dite de l’“État profond” (US dans ce cas) si l’on prend l’expression “sécurité nationale” dans le sens le plus large qu’il mérite ; mais Engelhardt prend l’ordre inverse, place le NST en premier et l’EI en second, pour nous suggérer dans quel sens va la chose du point de vue de la manufacture plus que de l’action du 13-novembre : « The National Security State's Incestuous Relationship with the Islamic State »

La thèse d’Engelhardt, qui est d’ailleurs plus le commentaire d’une évidence, est que Daesh est né du National Security State, mais moins comme un complot, comme un montage, etc., que comme une évidence de la nature des choses (et nous pourrions même dire : une “évidence de la nature du Système en phase de surpuissance-autodestruction”). Il montre simplement comment chacun des protagonistes (ou “partenaires”, ou “amants” après tout ?) a besoin de l’autre ; en gros, parce que chacun des deux a besoin d’un monde représenté en “noir et blanc” pour justifier son existence, sa puissance et sa violence, et que les évènements seraient (c’est nous qui mettons le conditionnel, Engelhardt est plus convaincu) en train de supprimer les “zones grises” (nous dirions les “zones d’humanité”) pour permettre l’établissement de cette dualité manichéenne... Laquelle “dualité manichéenne” n’implique pas nécessairement, ou plutôt en premier lieu, l’affrontement entre NST et EI, mais plutôt une similitude de perception (le manichéisme de situation, justement, “noir et blanc”).

Paris sera toujours Paris, ou 11/13 au-delà de 9/11

... Pourtant nous n’allons pas citer le développement d’Engelhardt mais son début qui, d’une façon assez curieuse ou bien significative, démarre sur un détail caractérisé par ce constat abrupt et en apparence contradictoire (concernant le 13-novembre) : « A la suite du massacre de Paris, deux phrases se sont imposées à mon esprit pour commencer cet article : “Paris a tout changé”, “Paris n’a rien changé”... »

On gardera cette remarque à l’esprit, elle nous servira plus loin. Pour l’instant, contentons-nous, en citant Engelhardt, de noter combien le symbolisme de la capitale française et ce qu’elle représente dans la mémoire de notre civilisation pèsent de tout leur poids, – quoi qu’il en soit de la France et du Paris d’aujourd’hui. C’est ce que nous voulions signifier lorsque nous écrivions : « En écrivant ce que nous écrivons, nous parlons aussi bien de “Paris-c’est-la France” que d’une autre chose qui repose dans notre mémoire d’une civilisation lorsque cette civilisation embrassait le monde sans l’étouffer encore, selon laquelle “Paris-c’est-le monde”. [...] ... Avec cette expression, “Paris-c'est-le-monde”, nous voulons parler de la Ville-Lumière, la grande ville de la civilisation, aussi bien celle qui conserve (le présent est de mise) quelques signes puissants de la nostalgie d’un temps passé que celle qui a montré (ici, le passé semble malheureusement de mise) une certaine “modernité à visage humain” comme l’on parla en d’autres temps du “socialisme à visage humain”. »

De cette façon, on retrouve, esquissée dans cette introduction du texte de Engelhardt, cette dimension symbolique dont nous parlions à propos de Paris, qui participe si fortement (à notre sens) de l’importance de communication qu’a pris le 13-novembre... Après tout, et ce n’est pas le moindre des symboles, si l’on adopte les habitudes de datation américanistes (mois avant jour) l’attaque du 13-novembre pourrait se dire, comme dans une impeccable progression mathématique (9 + 2 et 11 + 2), – 11/13 après 9/11 :

« Honestly, I don’t know whether to rant or weep, neither of which are usual impulses for me.  In the wake of the slaughter in Paris, I have the urge to write one of two sentences here: Paris changed everything; Paris changes nothing.  Each is, in its own way, undoubtedly true.  And here’s a third sentence I know to be true: This can’t end well.

» Other than my hometown, New York, Paris is perhaps the city where I’ve felt most at ease.  I’ve never been to Baghdad (where Paris-style Islamic State terror events are relatively commonplace); or Beirut, where they just began; or Syria’s ravaged Aleppo (thank you, Bashar al-Assad of barrel-bomb terror fame); or Mumbai (which experienced an early version of such a terror attack); or Sana’a, the capital of Yemen, now partly destroyed by the U.S.-backed Saudi air force; or Kabul, where Taliban attacks on restaurants have become the norm; or Turkey’s capital, Ankara, where Islamic State suicide bombers recently killed 97 demonstrators at a peace rally.  But I have spent time in Paris.  And so, as with my own burning, acrid city on September 11, 2001, I find myself particularly repulsed by the barbaric acts of civilian slaughter carried out by three well-trained, well-organized, well-armed suicide teams evidently organized as a first strike force from the hell of the Islamic State (IS) in Syria and Iraq... »

Ainsi nous trouvons-nous confirmé dans l’idée que le 13-novembre a échappé au Système (aux autorités-Système concernées, soit la direction française), au contraire de la crise de janvier (Je-suis-Charlie). Effectivement, le Système n’avait pas de narrative prête pour 13/11, alors qu’il en avait une prête pour l’attaque du 7 janvier qui, en tant que telle, n’a laissé quasiment aucune marque dans la progression de la Grande Crise en restant confinée aux sempiternels débats franco-français (liberté d’expression, etc.) sans la moindre signification intéressante ni la moindre conséquence notable, – sauf le pactole amassée par Charlie-Hebdo du fait de l’élan de solidarité, qui a prestement liquidé l’aspect provocateur et sensationnel de cette publication, qui a perdu désormais sa raison d’être dans l’habituel effet dissolvant de la fortune. (Les effets de Je-suis-Charlie n’ont été qu’indirects et intérieurs, les effets de 11/13 sont directs et concernent bien plus que la France.)

11/13 avait déjà explosé avant d’exploser

Poursuivons le parallèle tentant entre 11/13 et 9/11 (d’ailleurs souvent dressé par divers médias en comparant les photos de GW et de Hollande informés respectivement et respectueusement de 9/11 et de 11/13). Le plus intéressant devient alors de mettre à jour ce qui sépare décisivement ces deux évènements qu’on a eu une tendance naturelle à rapprocher, car alors on peut avoir une lumière sur les différences entre les deux époques, époques dont l’une (2001) a accouché de l’autre (2015). Alors que 9/11 s’est imposé comme un mystère et une polémique (Qui a réalisé cet acte ? Y a-t-il eu complicité ou machination de ceux qui ont subi l’attaque ?), 11/13 est au contraire clair comme de l’eau d’une roche boueuse sur l’essentiel : on sait, du point de vue impératif de la communication acceptée unanimement, que l’attaque implique une entité qui est elle-même un imbroglio extraordinaire d’alliances, de complicités, de compromissions et de machinations, où le bloc-BAO, et notamment la cible elle-même avec ses alliés habituels, sont complètement impliqués dans le cadre d’une quasi-complicité sinon d’une quasi-manipulation (la France, avec ses liens avec le Qatar et l’Arabie qui financent Daesh, les USA certes, et ainsi de suite). Ainsi la polémique 11/13 avait-elle déjà éclaté et se trouvait mise en pleine lumière et présente dans les esprits, aussi solide que du roc, avant même que l’attaque ait lieu.

... Ainsi l’occupation principale qui s’est imposée après l’attaque du 13-septembre, au niveau de la communication, a-t-elle été “la chasse au Daesh” du point de vue de la communication, c’est-à-dire la mise à nu officielle des manigances, dont tout le monde est par ailleurs persuadé, entre “victimes” et agresseur. Le premier et le plus agressif dans cette pratique a été le président russe Poutine,  qui n’et jamais meilleur que lorsqu’il joue avec des vérités-de-situation à l’encontre de ses “partenaires”. Ce fut la fameuse déclaration de sa conférence de presse à la fin du G-20, lorsqu’il comptabilisa qu’à peu près 40 pays étaient impliqués dans des pratiques d’aide à l’organisation de l’État Islamique, dont certains qui sont membres du G-20, donc avec lesquels il (Poutine) venait de papoter amicalement au cours des réunions du sommet. MK Bhadrakumar, tout en notant le triomphe-Poutine au sommet du G-20 contre un Obama “prisonnier de l’obsession d’isoler la Russie de son administration”, nous rapportait l’épisode le 18 novembre...

« There is no jubilation in Moscow after the Putin-Obama meeting. Moscow senses that Washington still is playing the ‘cat-and-mouse’ game. At his press conference in Turkey on the sidelines of the G20, Putin sounded partly stoical and exasperated and at times irritated. He said, “We have established that financing (for the IS) is coming from 40 countries, including G20 countries”. He all but hinted that the US has not been transparent in its so-called fight to “degrade and destroy” the IS, noting sarcastically that the IS has enjoyed a free hand to raise income through oil sales:

I also showed our colleagues satellite images and aerial photographs that show very clearly the scale of this illegal trade in oil and petroleum products (by IS). You see columns of refueling vehicles stretching for dozens of kilometers in lines so that from a height of 4000-5000 meters they vanish over the horizon. It looks more like an oil pipeline system.” (Transcript)

» This has been the nearest Putin came to expose the US’ doublespeak regarding the IS threat. Unlike Putin, however, Foreign Minister Sergey Lavrov didn’t mince words during a television interview on Tuesday when he accused the US of using the IS as a tool to weaken the regime of President Bashar al-Assad. [...] This is a sharp attack on the US’ dubious policies towards the Syrian conflict and the stunning thing is that it comes 48 hours after Putin’s meeting with Obama in Turkey. [...]

» Paradoxically, Obama is a prisoner of his administration’s obsessive policy to “isolate” Russia in the international arena. The policy has only isolated him and the US. No doubt, Putin carried the day at the G20 summit. The Turkish President Recep Erdogan and King Salman of Saudi Arabia are expected to visit Moscow, while Putin himself is traveling to Tehran next Monday. »

 Historique d’une naissance incestueuse : EI en Irak

Les Russes, à cet égard, ne désarment pas. Leurs agences et réseaux de communication poursuivent sans discontinuer la piste des “révélations” sur les “relations incestueuses” entre le NST et l’EI, comme dit Engelhardt. On lira donc avec intérêt ce compte-rendu de Sputnik-français, le 19 novembre, où le réseau russe ne s’embarrasse d’aucune précaution particulière puisqu’il va jusqu’à citer un témoin à partir d’un article d’un site (RevolutionObserver.com) qui n’est pas précisément ami des Russes : on y trouve des articles où il est affirmé que Daesh a partie liée avec Assad, et d’autres, plus récents, qui exposent que l’offensive syrienne terrestre appuyée par l’aviation russe est un échec. Mais qu’importe, car ce qui importe aux Russes est bien de dévoiler le maximum d’informations concernant les liens NST-EI, avec ici des précisions venues d’un gardien d’un camp de prisonniers en Irak, où, depuis 2004, et en 2007-2008 pour lé témoin, la tournure des évènements s'employait à “fabriquer” les cadres du futur Daesh ...

« La fabrique des “cadres” de l'EI aurait été située dans le Camp Bucca sous surveillance permanente des États-Unis. Mitchell Gray, un ex-gardien de la prison de Bucca confie à Sputnik que c'est ce camp qui était le “terrain fertile” pour ce qui est aujourd'hui l'Etat islamique.

» Ces cinq derniers mois, les grands médias du monde entier ne cessent de discuter des origines du groupe terroriste l'Etat islamique et cherchent à retrouver les responsables de la naissance de ce groupe. La question la plus récurrente concerne les réelles relations entre l'EI et les États-Unis. Il est difficile d'y donner une réponse exhaustive, pourtant les révélations sur les Toyotas américaines de l'EI ou les armes fournies par Washington se trouvant entre les mains des terroristes alimentent les rumeurs. Ainsi, en avril 2015, l’agence iranienne Fars a cité le chef d'Etat-major général de l'armée iranienne Hassan Firouzabadi qui a déclaré: “Nous avons reçu des rapport attestant que des avions américains atterrissaient et décollaient des aéroports contrôlés par l'EI. Les États-Unis n'auraient pas dû livrer des armes, de l'argent et de la nourriture au groupe ‘Etat islamique’ pour ensuite demander pardon de l'avoir fait par erreur”.

» Un article publié le 26 mai 2015 dans le magazine allemand Focus rapporte qu'un document de l'Agence américaine du renseignement de la défense datant d'août 2012 avait fui dans des médias occidentaux et que le renseignement américain avait prévenu: la situation instable au Proche Orient mènerait à l'apparition de l'EI. Les auteurs du document tirent la conclusion suivante: l'affaiblissement de Bachar el-Assad crée une atmosphère idéale pour l'Al-Qaida et lui permettrait de revenir en Irak et de s'installer à Mossoul et à Ramadi. Aujourd'hui, constate l'auteur, tout ce qui avait été prédit il y a trois ans est devenu réalité.

» Pourtant, ce n'est pas la seule accusation qui apparaît dans les médias. Ainsi, l'article publié sur RevolutionObserver.com intitulé “ISIS a US proxy” (l'EI, intermédiaire des USA?) souligne que tous les hauts dirigeants de l'EI ont été rassemblés dans le camp Camp Bucca lors de la guerre en Irak en 2004. Mitchell Gray qui avait été gardien de prison dans le Camp Bucca dans les années 2007-2008 explique dans un entretien à Sputnik:

» “Le Camp Bucca a été une sorte de prison pour tous types de personnes. Quand j'ai travaillé là-bas, le nombre de prisonniers atteignait 30.000”. “30.000 prisonniers, il y avait tout, à commencer par des membres d'Al-Qaïda, des rebelles locaux, des criminels célèbres. Les employés du département spécial (ayant surveillé la prison, ndlr) ont compris que si on ne commençait pas à isoler les prisonniers, il y aurait des problèmes avec les radicaux qui influenceraient les modérés”, ajoute le gardien. Il poursuit, “On a alors commencé à séparer les sunnites des chiites, pourtant il y avait des incident lors desquels les prisonniers organisaient des jugements en fonction de la charia et humiliaient ceux qui n'acceptaient pas l'idéologie radicale”. Et d'ajouter: “Quand je suis venu pour la première fois à Bucca, ils m’ont encouragé et m’ont dit: ‘traite ces mecs d'une manière parfaite, car le prochain Nelson Mandela peut se trouver dans le bâtiment’. J'ai ensuite pensé, pas le prochain Nelson Mandela, mais le premier Abu Bakr al-Baghdadi”. »

Une structure interne vulnérable

Ces machinations diverses et si variées font de 11/13 l’inverse de 9/11. Dans le cas de l’attaque du 11 septembre 2001, la fatwa postmoderniste interdisait (et interdit encore, mais plus mollement) le moindre soupçon de montage ; pour ce qui concerne le 13-novembre, Daesh est si complètement chargé de combines et d’hypothèses dans tous les sens, mais principalement avec le bloc-BAO, que cela en devient un sujet de plaisanteries. Les pilotes français effectuant des missions contre Daesh ne dissimulent pas combien ces missions sont d’abord liées aux bons rapports à maintenir entre la France d’une part, le Qatar et l’Arabie d’autre part, et donc que les “frappes” sont d’abord destinées à ménager ces relations autant qu’à rencontrer ce qu’on juge être les pressions de l’opinion publique. Cette contradiction devrait largement s’amplifier après le 13-novembren, suscitant encore plus de plaisanteries et de mauvais esprit.

C’est là un trait dominant qui doit frapper un observateur de l’extérieur du pays : le cynisme ou le dégoût, c’est selon, qui se sont emparés des structures de l’État (nous parlons là de l’État soi-disant régalien français) en raison de la politique française dans ces domaines, et cela correspondant à la perception qu’on a des dirigeants. A l’occasion de certains contacts, dans la haute administration ou dans les directions des industries stratégiques par exemple, les jugements off-the-record sur le président français, particulièrement sur son cynisme, constituent pour nous un climat sans aucun précédent dans un pays où la “hiérarchie régalienne” était jusqu’à il y a peu une règle impérative, et une règle de respect affiché.

Bien entendu, ce climat se retrouve ailleurs, et notamment aux USA. Les dénonciations de la politique officielle sont nombreuses, venant au moins d’anciens hauts fonctionnaires de services de sécurité nationale ou d’officiers généraux. Il y a bien entendu l’exemple que nous espérerions fameux du général Flynn et, plus récemment, celui de l’ancien n°2 de la CIA Michael Morrell, désormais consultant pour CBS, déclarant lors de l’émission Face the Nation le 15 novembre, que la stratégie US, si elle existe, est un échec complet, et que la solution est désormais de former une coalition anti-Daesh avec Assad et son armée, la Russie et la “coalition” menée par les USA.  

« “I think it's now crystal clear to us that our strategy, our policy vis-à-vis ISIS is not working and it's time to look at something else.” [...] “I do think the question of whether President Assad needs to go or whether he is part of the solution here, we need to look at it again,” Morell said. “Clearly he's part of the problem. But he may also be part of the solution.” He suggested an agreement where Assad stays in power for another year and fights ISIS with the Syrian army and support from the U.S.-led coalition and Russia “may give us the best result.” »

Entre 9/11 et 11/13, une extrême fragilisation

Ainsi le principal phénomène apparaît-il, de la poursuite d’une certaine comparaison qu’on pourrait faire entre “les conditions de l’effet” de 9/11 et de 11/13. En quatorze ans, les structures internes du Système, ce que représentent notamment ces perceptions et ces positions de ce qu’on pourrait nommer les créatures des technostructures dans le cadre des États concernés, c’est-à-dire nécessairement dans le cadre du Système, se trouvent extrêmement fragilisées du point de vue psychologique. Il n’est pas tant question des faits mêmes autour de Daesh, que de l’atmosphère évidente qui entoure se cas, où toutes les compromissions, toutes les perspectives tordues et inverties paraissent possibles. C’est un fait remarquable alors que 9/11 nous fut en général présenté à l'époque comme le “choc fédérateur” de l’empire accompli des USA/du Système sur le monde, désormais sans troubles ni récriminations (« We're an empire now, and when we act, we create our own reality »).

Or, c’est bien cela que Daesh a frappé, et non point une population, non point un mode de vie, non point une politique, etc. Nous ne disons pas, bien entendu : “c’est cela que Daesh a voulu frapper” ; peu nous importe ce que Daesh veut et s’il veut quelque chose, car nous considérons que Daesh est un acteur mineur pour ce qui est de son influence sur les évènements dans cette partie immense qui implique le destin du Système qui nous englobe tous, et notamment parce qu’il est (Daesh) plutôt un outil au service des évènements en cours (et non pas de forces humaines quelconques).

L’on comprend alors que, de ce point de vue, le débat sur les origines de Daesh, sur les accointances de Daesh, etc., n’a d’intérêt que dans la mesure où il agit sur le cadre et le climat psychologiques qu’on a identifiés comme extrêmement fragilisé... Et les conséquences ne sont pas à attendre autour de la question de la victoire finale ou non de Daesh, mais bien de l’évolution interne des pays du bloc-BAO dans ces conditions. Daesh et tout ce qui le concerne, y compris les mouvements de migrations, les questions des implantations et des relations de populations différentes, y compris la pseudo-cohésion de l’Europe qui n’a jamais été aussi éclatée, et d’ailleurs d’une façon tout à fait logique par rapport à la dynamique des temps, n’ont d’importance que dans cette mesure où tout cela influe sur le Système ; à eux seuls, ces évènements ne peuvent faire ni une révolution, ni une guerre, ni semer un désordre qui se prendrait pour du chaos et prétendrait avoir disposé, dans les débris ainsi pulvérisés, tous les éléments et facteurs d’une reconstruction.

“Paris n’a rien changé”, “Paris a tout changé”

Nous nous étions promis d’y revenir ... C’est-à-dire, en début de notre texte, à propos d’Engelhardt : « ...[M]ais son début qui, d’une façon assez curieuse ou bien significative, démarre sur un détail caractérisé par ce constat abrupt et en apparence contradictoire (concernant le 13-novembre) : « A la suite du massacre de Paris, deux phrases se sont imposées à mon esprit pour commencer cet article : “Paris a tout changé”, “Paris n’a rien changé”... [...] On gardera cette remarque à l’esprit, elle nous servira plus loin. » La remarque d’Engelhardt, malgré son hermétisme apparent quand on s’en tient à elle seule, en réalité déploie une complète logique si l’on inverse les deux phrases : “Paris n’a rien changé”, “Paris a tout changé”.

Rien n’est changé, effectivement, si l’on continue à raisonner selon la logique de la lutte antiterroriste qui continue à prévaloir dans l’imperturbable narrative officielle depuis 9/11, pour ce qui concerne les pays du bloc-BAO, – cette narrative officielle étant voulue par le Système pour écarter l’argument central de la Grande Crise d’effondrement du Système ; tout a changé si, effectivement, commencent à apparaître, comme on s’est employé à les identifier, les signes du contraire, – qu’il s’agit de la Grande Crise et que ce qui est nommé “terrorisme” n’en est qu’une des conséquences. Effectivement, il existe une chance que “Paris [ait] tout changé” car jamais un événement qui doit impérativement figurer dans “la narrative officielle (du terrorisme) depuis 9/11”, qui a eu un écho de communication qui le met à l’égal de 9/11, est aussi activement et efficacement mis à nu comme l’effet d’un montage qui témoigne d’abord de la Grande Crise d’effondrement du Système. Quelques pessimistes nécessairement optimistes par inversion vertueuse pourraient alors avancer l'hypothèse que 11/13 termine symboliquement une époque commencée symboliquement avec 9/11, et qu’alors de grands évènements nous attendent.

Courbet avait peint L’origine du monde comme on l’a vu plus haut, mais les relations incestueuses entre le National Security State et l’État Islamique sont peut-être en train de nous accoucher des conditions de l’origine de la fin du monde, ou dans tous les cas de la fin d’un monde, dont ils font tous deux partis jusqu’à en constituer les structures engendrées l’une par l’autre les plus caractéristiques et les plus représentatives. Il y a comme une communauté de destin entre les deux amants incestueux (sans doute transgenres tous les deux) identifiés par Engelhardt. C’est peut-être le sort qu’implique l’inceste, dont la dimension n’était nulle part signalée dans le tableau de Courbet ; le grand peintre était encore trop sage pour avoir une prémonition acceptable de notre époque puisqu’il ignorait que seul l’inceste permet d’espérer l’accouchement d’un monde nouveau par destruction de ses géniteurs emportés par la fin du monde qui a précédé et dont ils furent les plus fidèles représentants. Mais quoi, au final c’est la même chose : l’“origine d’un monde nouveau” vaut bien L’origine du monde tout court.