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5102Le numéro daté du 10 mars 2011 de dde.crisis consacre sa rubrique centrale (dedefensa) au phénomène d’enchaînement de crises, ou “chaîne crisique”, qui s’est manifesté dans le monde arabo-musulman depuis le 19 décembre 2010. Il s’agit de cette série de crises de formes différentes, qui s’est enchaînée depuis décembre, qui se poursuit actuellement sous des formes également variées.
En présentant notre analyse, nous entendons d’abord montrer ce que nous jugeons comme étant deux caractères essentiels de ces événements : le rôle fondamental de la psychologie et le phénomène de ce que nous nommons l’“eschatologisation” des crises.
«Ce n’est pas une crise de plus, ou une série de crises de plus. Nous ne parlons pas ici de l’ampleur du phénomène, de son importance politique, etc. Nous entendons parler le moins possible de géopolitique, d’économie, de stratégie, parce qu’à notre sens ces facteurs ne tiennent que des rôles secondaires dans le phénomène. Nous entendons parler du système de la communication et de la psychologie d’une part, des forces de la métahistoire et de l’évolution du Système d’autre part. […] Ce qui se passe, […] c’est l’“eschatologisation” des crises humaines. Il s’agit d’un raccourci pour compléter notre présentation du phénomène en signalant que ces crises en apparence humaines échappent aux hommes.»
Nous observons également que cette chaîne crisique n’est pas limitée au Maghreb et au Moyen-Orient, ou monde arabo-musulman. On peut y inscrire certains événements internes aux USA, comme les événements de Madison, dans le Wisconsin. L’enchaînement et la rapidité de ces crises suscitent des situations nouvelles et exceptionnelles, donnant tout son sens au phénomène d’eschatologisation signalé plus haut ; il ne suit pas une évolution spatiale logique, effectuant des mouvements d’expansion et de rétraction sans guère de logique de continuité pour la raison ; le facteur temporel (rythme des crises) compte bien plus que le facteur spatial (localisation et extension de crises localisées).
«[L]e résultat général de cette situation est que cette série de crises, depuis ses début, n’a jamais été rationalisée et définie précisément, notamment par les directions politiques… […] Cette situation perdure aujourd’hui, alors que la “chaîne crisique” continue à être dévidée. Il n’y a aucune explication “officielle”, aucune narrative sérieuse... C’est bien ce que nous nommons l’“eschatologisation” de la crise. Comme l’on disait des guerres, les crises humaines sont choses trop importantes pour être confiées aux sapiens.»
Confrontés à ces événements extraordinaires, les services de renseignement (au sens large) qui assurent la prospective du Système admettent qu’ils n’ont rien vu venir et que, fort probablement, ils ne verront rien venir des événements de cette sorte qui vont suivre. Nous sommes passés avec ce phénomène dans une époque où le flot d’informations, – essentiellement avec le surgissement de ce qu’on nomme “les réseaux sociaux” type Internet, – a atteint une telle puissance quantitative qu’il rend indescriptible toute prospective.
Nous sommes passés du dilemme (“quelle information choisir ?”) à l’impasse (“il y a trop d’informations pour avoir ‘le choix de choisir’”). La dynamique quantitative de la communication a étouffé toute perception “qualitative” dans le chef du Système, retournant contre lui sa principale arme de destruction des structures traditionnelles (identification spatiale des structures pour les attaquer avec une puissance définissable du point de vue quantitatif). Il en résulte que l’événement défini par l’information devient insaisissable puisqu’il est indescriptible ; importent désormais les conditions générales de la dynamique de communication qui permettra aux événements de se former.
«Nous ne sommes plus devant le choix entre le qualitatif et le quantitatif (par exemple, identifier l’information de valeur ou l’information significative, dans la masse quantitative des informations), qui caractérisait la phase précédente, – où, d’ailleurs, tous ces services de renseignement organisés autour des conceptions quantitatives de la modernité n’eurent guère de succès; nous sommes devant la disparition complète du qualitatif dans l’océan du quantitatif... […] C’est le constat le plus remarquable de ce processus de crises en série, de ce que nous nommons “enchaînement crisique” ou “chaîne crisique”. Il n’y a pas organisation des événements, mais des conditions menant à ces événements...»
Le phénomène commencé le 19 décembre 2010 en Tunisie a enchaîné chronologiquement (sans lui être lié stricto sensu comme dans la chaîne crisique) sur la crise WikiLeaks/Cablegate. Cette crise WikiLeaks/Cablegate a achevé la complète relativisation de l’information, ouvrant le champ au contexte de communication permettant le développement de la chaîne crisique.
Cette phase capitale correspond à une dynamique psychologique enfantée par la puissance dynamique du système de la communication. Dans ce cas, la puissance dynamique du système de la communication est la source même de l’événement, il le crée littéralement. C’est à nouveau une occurrence où le système de la communication, née du Système général, se révèle un Janus agissant contre son géniteur.
«C’est à ce point que cette dynamique né d’un phénomène quantitatif colossal commença à se transmuter en des événements qui s’avérèrent, par comparaison, hautement qualitatifs. Elle exerça une influence décisive sur les psychologies en organisant un courant psychologique collectif, au travers des innombrables participants individuels du courant Internet. Ce courant collectif produisit en effet l’effet vertueux de rassembler les psychologies isolées et désespérées, et paralysées dans le fatalisme des situations atomisées, et de faire naître chez elles une perception collective de leurs propres caractères. C’est ainsi que naissent des phénomènes tels que la psychologie de “la révolte possible”, qui impliquent que la psychologie acquiert soudain la conviction, qu’elle transmet au comportement, tout cela sans conscience raisonnée de la chose, qu’une telle aventure (la révolte) est désormais dans le champ du possible. Quoi qu’il en soit par ailleurs, nous voulons dire objectivement, il reste que cette création psychologique, puis cette création de l’événement lui-même, ont par rapport à la situation qu’ils mettent en cause une véritable vertu. Si elles sont nées d’un phénomène quantitatif, elles acquièrent une vertu qualitative en se formant contre des situations nées du Système quantitatif.»
Il y a donc là un phénomène spécifique qui tient à la puissance du flot de l’information, conduite par la puissance du système de la communication. La capacité de ce phénomène de création de l’événement – celui qui est né le 19 décembre 2010 et qui prend la forme de ce que nous désignons comme une “chaîne crisique” essentielle par son rythme, son aspect temporel – tient beaucoup plus à la dynamique du flot qui le génère. Le contenu de l’événement (“révolution”, “printemps arabe”) n’a qu’une importance anecdotique et dans tous les cas conjoncturelle. L’essentiel est la dynamique structurelle qui est ainsi créée, qui implique un mouvement continuel mettant continuellement en cause les structures existantes, qui sont les structures du Système.
«A côté de la psychologie créatrice d’événements par le seul fait de sa tension et de la mutation des psychologies individuelles en une psychologie collective, il y a le rôle de l’information qui mérite notre attention. Dans le cas considéré, tout s’est passé comme si l’information comptait moins par son contenu, qui restait informe, contradictoire et désordonné (voir les plaintes des chefs du renseignement US), que par la dynamique que sa disposition, sa vitesse, sa variété, les canaux qu’elle empruntait ont créée…
»Ainsi le flot d’information devient-il une dynamique autonome, structurée, et non plus cet ensemble disparate de données et de facteurs anarchiques, indifférents, contradictoires, etc. Il acquiert une unicité créatrice, presque une identité propre, qui fait naître la conceptualisation des actes en devenir, à qui il manquait l’impulsion vitale pour exister. La puissance de ce courant est telle qu’il devient le maître des effets qu’il induit, écartant la nécessité de l’organisation, des hiérarchies d’habitude nécessaires aux événements. Ainsi aboutit-on à des mouvements, bientôt nommés “révolutions”, sans tête ni unité de but, mais irrésistibles dans leur action.»
Si l’on considère, comme c’est notre cas, que nous nous trouvons dans des temps fondamentalement et structurellement nouveaux, où les dynamiques comptent plus que le contenu des effets qu’elles génèrent, où le facteur temporel prend le pas sur le facteur spatial, il importe de créer une nouvelle “nomenclature” pour mieux identifier et comprendre les phénomènes impliqués.
Ces concepts nouveaux, nous les nommons “enchaînement crisique”, pour désigner la dynamique que nous identifions, et “chaîne crisique”, pour désigner l’empilement accéléré de crises liées entre elles, effectivement comme les maillons d’une chaîne. C’est une différence fondamentale du phénomène de “structure crisique”, que nous utilisions auparavant, qui désignait des crises sans liens directs entre elles, qu’on distinguait d’un point de vue spatial (quelle crise, où, pourquoi dans telle situation spatiale, etc.). Ce nouvel ensemble crée un caractère temporel nouveau : le “temps crisique”, ou un temps historique dont la substance exclusive est la crise.
«Ce qui était en germe dans la structure crisique initiale devient une évidence structurelle, avec la chaîne crisique qui passe ainsi du stade d’accident exceptionnel […] au stade d’un aspect dynamique essentiel nouveau du même phénomène général, phénomène évidemment structurel et fondamental. Les relations internationales, la vie même du monde devient fondamentalement crisique, elle ne peut plus s’exprimer que par le phénomène de la crise, désormais extraordinairement diversifié et si puissant qu’il ne laisse plus la place à aucun autre phénomène. Notamment, le phénomène de l’apaisement d’une crise, de la résolution d’une crise tend à devenir impossible: tout n’est plus désormais que crise. […]
»Ce foisonnement de crises, qui dans la structure crisique initiale, qui dans la chaîne crisique nouvelle venue, qui dans la structure crisique ainsi renouvelée et dynamisée (phénomène de l’extension), tend à se rassembler, à s’unifier, à se structurer d’une façon fondamentale dans le Grand Un, ou la Grande Une pour dire plus juste: la grande crise générale du Système. C’est la phénomène de la contraction qui, loin d’être une réduction, constitue une synthèse formidable pour caractériser le temps historique que nous vivons.»
Le temps crisique est non seulement un temps qui se caractérise structurellement par le composant exclusif de la crise, c’est aussi un temps dont la dynamique même implique l’accélération, c’est-à-dire la contraction qui est un facteur qualitatif d’enrichissement. Par voie évidente de conséquence, l’Histoire elle-même accélère, devient plus dense, gagne également en enrichissement.
Ce phénomène se répercute sur les événements eux-mêmes. Leur signification s’enrichit, leur substance se pare d’une essence qui donne un sens à leur existence même, hors du sujet qu’ils concernent. De quel sens s’agit-il ? On le trouve dans le rapport analogique de ces événements avec la crise centrale du Système.
«L’Histoire qui accélère, qui gagne en signification fondamentale, qui gagne en puissance créatrice, constitue aussi incontestablement un facteur qualitatif. Ainsi le temps crisique se caractérise-t-il lui-même par une plus grande richesse, une signification plus haute; il gagne à son tour dans le domaine du qualitatif. Il influe alors lui-même sur les événements dont il est le propagateur, et les transforme en leur donnant une dimension qualitative nouvelle. […]
»Ces événements d’une qualité élevée, de cette qualité confirmée par le cadre du temps crisique et de l’accélération de l’Histoire où on les situe, ne peuvent affirmer cette qualité que dans une fonction essentielle, qui ne peut être que celle de la lutte contre le Système. […] Ainsi observe-t-on que les circonstances spécifiques (les événements) autant que leur cadre métahistorique et cosmique convergent-ils vers la situation de lutte contre le Système, et cela constitue effectivement un acte fondamental de renversement, de transmutation des valeurs. Cette lutte s’oriente vers la mise en cause fondamentale des facteurs quantitatifs, vers une rupture au profit d’un passage vers l’aspect qualitatif.»
Se pose alors la question de l’interprétation et de l’identification de ces phénomènes dans l’évolution politique que nous observons. Leur caractère essentiel à cet égard est que la rapidité même de ces crises, leur importance située dans le domaine temporel plus que dans le domaine spatial, conduisent à une intégration de tous les domaines de la situation politique et psychologique au sens le plus large.
Ainsi, plutôt que nous arrêter à leur localisation, à leur signification politique conjoncturelle (“révolution”, “printemps arabe”), il faut aller à leur signification dynamique par rapport à la situation du Système. La signification politique conjoncturelle n’est qu’un biais pour conduire, par la dynamique temporelle, à une intégration de tous les domaines de la situation. Par le fait de cette intégration totalitaire de tous les domaines de la situation, ces crises constituées en chaîne crisique deviennent une reproduction à mesure de la crise centrale du Système.
«Faire de la chaîne crisique actuelle une “révolution arabe”, c’est se concentrer sur l’aspect le plus accessoire du phénomène. Si ce phénomène a pris court dans le monde arabe, c’est parce que le temps arabe, avec son importance stratégique, avec sa formidable contradiction entre des sociétés opprimées et culturellement confrontées à un système totalement déstructurant […] était en complet déséquilibre déstructuré... C’est donc lui qui a inauguré le temps crisique. […]
«L’important est qu’elle [la crise] est, et qu’elle est d’une façon dynamique; et, par conséquent, l’effet dynamique qu’elle exerce sur le reste. En d’autres termes, et pour employer des concepts qui nous sont familiers, l’important de cette sorte de crise est son effet dynamique de déstructuration, évidemment contre des structures du Système.
»La seconde conséquence est que cette dynamique, qui est l’essence de la crise encore plus que sa substance, est une formidable intégratrice. Cette pression, cette contraction du temps, entraînent que la crise, qu’elle démarre à partir de telle ou telle chose, dans tel ou tel domaine, devient aussitôt générale et embrasse tous les domaines de la vie sociale, politique et culturelle, et elle embrase toutes les psychologies.
La conséquence de ces différents facteurs est que la chaîne crisique, au lieu d’être un événement spatial limité à des situations spatiales elles-mêmes limitées, devient un événement temporel dont la dynamique est générale et fondamentalement antiSystème. Elle devient destructrice des structures du Système, elle devient déstructurante de l’espace du Système, dont on sait qu’il est lui-même constitué en une structure déstructurante prédatrice.
Cette dynamique génère un caractère définitif, une évolution “sans retour” parce que la prise de conscience psychologique (pas nécessairement consciente) du phénomène change les psychologies et interdit effectivement un retour en arrière. On ne peut accepter de revenir vers une situation de Système lorsque la psychologie a mesuré jusqu’à en être changée combien ce Système est la “source de tous les maux”.
«A côté de sa puissance dynamique et de la rapidité de son rythme (ce qui renvoie au facteur temps), la chaîne crisique représente plutôt une occurrence informe quant à ses effets politiques et sociaux concrètement observés, dans les différents pays confrontés à des situations et à des évolutions différentes (ce qui renvoie au facteur espace)… […] Par contre, tous les témoignages, toutes les enquêtes faites sur place, tendent à montrer une conviction d’une réelle force quant à l’esprit de la chose, selon l’idée qu’aucun “retour en arrière” n’est possible.»
La chaîne crisique doit nous faire prendre conscience que tout se passe comme si nous approchions de la rupture finale.
Il est probable que cette dynamique temporelle de la chaîne crisique évoluera, en accomplissant son œuvre antiSystème (destruction de la dimension spatiale du Système), vers une extinction à mesure d’elle-même, pour déboucher, comme si elle en accouchait, sur un nouvel espace, pour s’ouvrir à un nouvel espace. La prospective redeviendra possible quand le temps crisique aura eu raison du Système, et le nouvel espace, la nouvelle situation constitueront la résultante d’une rupture cyclique avec l’effondrement du Système.
«Dans cette sorte de situation, on comprend aussitôt qu’on ne peut plus juger selon les critères habituels, anciens et dépassés; selon ces critères fondés sur la géopolitique, sur les nations et les groupes de nations, et donc sur l’espace; la confusion des positions, des situations, des intérêts, des perceptions, interdit cela, en nous montrant combien la logique géopolitique n’a plus cours. Ainsi l’affrontement se porte-t-il sur l’essentiel, selon les conceptions qui devraient désormais dominer les situations de l’époque nouvelle de la crise terminale du Système; il s’agit de l’affrontement entre forces structurantes et forces déstructurantes, avec la force de cet affrontement transférée au niveau du rythme et de la dynamique des crises, – le temps crisique, ou le facteur temporel. Cette situation transcrite en termes métahistoriques, il ne s’agit de rien moins que l’agonie de ce Système de la matière déchaînée qui a dominé le monde pendant les deux derniers siècles, au travers des péripéties des hégémonies et des affrontements successifs.»