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269919 mars 2016 – Nous qualifierions la crise en cours aux USA de “crise américaine de l’américanisme”, parce qu’il s’agit de la crise d’un système épouvantable (l’américanisme) dans le berceau même où il est né (l’Amérique), qu’il ne cesse de mystifier et d’opprimer depuis l’origine. Cette crise, particulièrement l’épisode en cours qui est d’une gravité sans précédent, n’est pas un sujet de réflexion qu’on aborde aisément ; cela chez les petits messagers-Système de la presse du même qualificatif, ce qui n’est pas une surprise ; mais aussi chez nombre d’antiSystème, ce qui pourrait être une surprise mais qui ne l’est pas vraiment car nombre de ces antiSystème restent prisonniers d’une fascination (celle de l’Amérique)...
D’où la difficulté de prendre cette crise vraiment “au sérieux”, – alors qu’au bout du compte, il n’y a qu’elle seule qui compte décisivement en théorie d’une part, et dans le champ crisique actuel du monde d’autre part, et que c’est même la première crise parmi tant d’autres qui pourrait s’avérer décisive. Cela, bien entendu, c’est notre avis, et il ne cesse de se fortifier parce que nous l’avons, latent en nous, avec des espérances (le mot est choisi) soudaines à chaque fois qu’apparaît la possibilité pour cette crise d’être au bon paroxysme, celui qui fait tout bousculer.
Cet avis latent avec des espérances soudaines sur l’importance centrale de la crise américaine de l’américanisme pour la séquence en cours date de 1992. Effectivement, un retour en arrière n’est pas inutile, pour la perspective, et pour expliquer également combien la séquence actuelle n’est pas déraisonnable, imprévue ni illogique. C’est même complètement le contraire.
Prendre le problème de cette façon séquentielle sur le terme de quasiment un quart de siècle, c’est montrer sa puissance opérationnelle en lui ôtant le caractère “accidentel” que certains voudraient lui prêter, avec les conclusions à mesure (du type “Finalement, Hillary sera élu et tout rentrera dans l’ordre”, ou bien “D’accord, Trump sera élu mais il sera aussitôt récupéré“). Ce qui nous intéresse n’est pas tant le cas des personnalités politiques, sinon dans leurs rôles indirects (l’excès insupportable de corruption et l’hystérie affectiviste chez Clinton, l’aspect démonstratif quasi-bombastique et l’instinct populiste extrêmement développé chez Trump) qui servent à constamment exacerber ce qui a été mis à jour de la fureur de l’homo americanus. Ce qui nous intéresse est la fureur de l’homo americanus dès l’origine de la séquence, – le pourquoi et le comment.
Il y a une approche spécifique des évènements qui donne une parabole permettant de penser que cette saison 2016, où le grain semé près d’un quart de siècle plus tôt pourrait bien avoir germé décisivement. Le premier point essentiel à rappeler est qu’entre 1989 et 1996 (jusqu'à “la rupture d’Atlanta” des JO de juillet 1996), l’Amérique a connu une terrible crise d’identité. Cette expression de “crise d’identité”, nous l’empruntons à William Pfaff, ce brillant historien-chroniqueur qui nous a quittés récemment.
Au début de 1992, après un voyage de plusieurs semaines aux USA (il habitait à Paris), il revenait dans sa capitale d’adoption et rédigeait une série de trois articles dont il nous disait au cours d’une discussion personnelle qu’ils reflétaient “un sentiment de désarroi comme il n’en avait jamais connu dans ce pays, y compris dans les souvenirs d’enfant qu’il avait de la Grande Dépression, un sentiment de désarroi qui semblait impensable pour l’Amérique”. On empruntera ici la conclusion du premier et du second de ces articles (disponibles sur ce site), tous les deux dans l’International Herald Tribune des 10 et 11 février 1992. On notera bien entendu que Pfaff nous parle déjà de l’“Amérique multiculturelle“, de cette Amérique qu’on qualifiait alors d’“arc-en-ciel”, qui est la cause et la manifestation de la crise d’identité. Par rapport à la situation présente, le fondement du problème n’a pas changé, sinon qu’il s’est aggravé au-delà de toute mesure, et peut-être au-delà de toute possibilité de résolution.
« In practical matters of policy and national realignment, it seems to me that one is justified in taking an unexcited view of the effects of the Cold War's end on American life and institutions. But there is a deeper question to answer, which I will take up in a second column. I believe that the end-of the Cold War has laid bare a very deep crisis in what may be called the American identity — the American's sense not only of national purpose but of what he or she really is, or wishes to become... » [...]
«... So where do we Americans go now? Who are we now? I have no answer. I simply know that I find the idea of a multicultural or “rainbow” nation unconvincing. In ways it is a pleasing idea. It rights injustices. It invites a new social order of cooperation and goodwill. I fear that the actual results will be the contrary. But I do not know. I argue simply that the disorientation and anxiety felt by Americans in this aftermath, this hangover, of the Cold War, have to do with the loss of an identity — not the loss of an enemy. »
Passons de février 1992 (mais selon des remarques embrasant l’Amérique de 1991-1996) à la fin du printemps de 1992. En nous référant aux bruits de troubles et de violences qui entourent les élections de 2016, et qui n’ont strictement aucun fondement idéologique fondamental (y compris les accusations-Système de “racisme”, “xénophobie”, etc., habituels mots de passe des vigiles-Système) mais sont le résultat de pressions, de manipulations, et surtout d’une extrême tension alimentées par une colère générale s’exprimant dans tous les sens, on comprend que la grande menace que contient cette crise est celle de troubles graves occasionnées par une colère populaire considérable où les causes sont souvent mélangées et manipulées.
Il nous paraît intéressant, ici, de rapporter ce qui nous semble être l’événement originel de l’actuelle séquence de colère populaire telle que nous l’entendons s’exprimer de tous les côtés, sans faire ces classements primaires et simplistes conservateurs-progressistes, racistes-antiracistes, etc., qui valent en signification morale et intellectuelle ce que vaut la paire Clinton-Soros dans ce domaine. Ainsi en venons-nous à avril-mai 1992 et aux fameuses et sanglantes (près de 60 morts, près de 3.000 blessés) émeutes de Los Angeles.
A l’époque, cet événement fit grand bruit et porta une ombre terrible sur la situation des USA. Dans notre éditorial de la Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie (dd&e) du 10 mai 1992, nous écrivions (les autres citations de ce passage viennent du même numéro de dd&e) : « l’Amérique en état de siège, comme dans les années 60 ? il y avait alors des perspectives, les droits civiques que les Noirs n’avaient pas et qu’ils ont reçus depuis. Que reste-t-il ? Des leçons de morale irresponsables et dérisoires... La crise américaine entre dans sa phase aigüe. S’en étonneront ceux qui voient le monde d’une manière parcellaire. Pour le reste, les soubresauts du grand pays suivent les lignes d’une époque qui retrouve la logique cruelle l’Histoire. »
Dans ce même numéro de dd&e, nous faisions les remarques suivantes sur ces émeutes, dont l’écho médiatique avait été considérable : « Aujourd’hui, les violences sont non seulement incontrôlées mais incontrôlables, sans revendications réelles sinon une protestation générale contre une situation globale ; sans organisation ni leaders, “une explosion de guerre économique et sociale, à simple finalité darwinienne note un sociologue français. Tuer pour ne pas être tué, voler pour ne pas être volé et ainsi de suite”. [...] L’explosion de fin avril [...] met en évidence une situation connue mais jusqu’alors contenue... [...] [...P]lus que jamais, la crise de confiance que traverse l’Amérique est particulièrement impressionnante et elle semble justifiée par la paralysie des pouvoirs dans les questions intérieures, même les plus pressantes... »
Bien entendu, la situation économique et sociale avait déjà son lot d’observations catastrophiques. En lisant ce que nous écrivions alors et ce qui est écrit aujourd’hui, il ne semble y avoir structurellement rien de différent sinon la poursuite conjoncturelle d’une aggravation vertigineuse des mêmes maux. « ...La seule situation comparable est, selon l’économiste de Harvard Claudia Goldin, celle “des bouleversements sociaux de la Grande Dépression et du New Deal”. [...] [S]elon les derniers chiffres qui viennent d’être publiés, – ils datent de1989, – 834.000 personnes, où 1% de la population, possèdent $5,3 trillions alors que 84 millions, ou 90%de la population, possèdent $4,6 trillions. (Les 1% de la population US possédaient en 1981 31% du patrimoine du pays, ils en possédaient 37% en 1989.) » (dd&e, 10 mai 1992)
Aujourd’hui, on connaît les faits, dont l’incroyable grossièreté est devenue monnaie courante, mais dont on constate qu’effectivement il s’agit toujours des mêmes caractères de déséquilibre confinant désormais à une sorte de situation caricaturale à force d’outrance : « Premier constat qui illustre le creusement des inégalités dans le monde : les richesses des 80 personnes les plus riches au monde ont doublé entre 2009 et 2014, tandis que les richesses des 50 % les moins bien lotis ont reculé en 2014 par rapport à 2009, constate Oxfam. “Les richesses de ces 80 individus sont désormais équivalentes à celles détenues par les 50 % les moins bien lotis de la population mondiale. Autrement dit, 3,5 milliards de personnes se partagent les mêmes richesses que ces 80 personnes extrêmement fortunées”, poursuit l'ONG. » (L’Obs, du 25 janvier 2015)
Finalement, les émeutes de Los Angeles de 1992, déclenchées à la suite d’un incident de type racial (un Africain-Américain tabassé par des policiers blancs à Los Angeles), se caractérisèrent par le contraire d’une crise raciale comme on en avait vu dans les années 1960. Toutes les communautés des quartiers touchés furent impliquées (Africains-Américains, Latinos, communauté d’origine asiatique, etc.) selon un schéma relevant de l’insurrection anarchique sinon “darwinienne” comme le relevait le sociologue cité.
Cela conduisait à des hypothèses concernant la réaction des autorités pouvant être tentée par des “aventures extérieures“ pour faire diversion de la situation intérieure. Nous notions dans ce numéro de dd&e : « D’ores et déjà, note un analyste européen, on se trouve dans un cas absolument inédit que la “seule superpuissance du monde“ commence à se percevoir comme étant en danger d’instabilité intérieure, et cela pourrait la conduire, un peu à la manière de l’Union Soviétique de la fin des années soixante-dix, vers l’aventurisme extérieur”. [... [..U]n journaliste canadien écrit que la classe politique américaine actuelle ressemble par sa paralysie et son discrédit dans la population à la “nomenklatura de la fin des années Brejnev en Union Soviétique”. »
Il est intéressant de noter que c’est la même année, en février 1992, que fut rendu public le fameux rapport Wolfowitz, que nombre d’analystes antiSystème juge être un blueprint pour la conquête du monde par les USA. (Voir encore William Pfaff, dans son troisième article de la série présentée, « To Finish In a Burlesque of an Empire ? »). A la lumière de ce que nous venons de présenter, ce fameux rapport, d’abord rejeté, finalement plus ou moins suivi, représenterait plutôt une mesure de sauvegarde du type-“fuite en avant”, pour tenter de tenir la situation intérieure, bien plus que le programme triomphant de la conquête du monde par une puissance sûre d’elle-même et irrésistible.
On connaît la suite, la “rupture d’Atlanta” avec la période d’euphorie virtualiste qui suivit, puis l’enchaînement des épisodes de l’aventurisme extérieur, à partir du Kosovo et des conséquences bellicistes de 9/11. Dans ce rappel, ce qui domine tout si l’on suit l’analyse présentée, c’est d’abord la crise de l’identité américaine telle que perçue par William Pfaff ; la tendance au bellicisme, à l’expansionnisme, etc., n’en étant alors qu’une réaction de sauvegarde représentée par des dirigeants de plus en plus corrompus et de plus en plus affectés par un affectivisme paroxystique et le déterminisme-narrativiste d’une part ; et des dirigeants de plus en plus inquiets, sinon paniqués par les tendances qui apparaissent épisodiquement comme témoignage du mécontentement de la population d’autre part. Il s’agit donc d’un renversement complet du schéma habituellement présenté, le bellicisme voyant et affiché des USA devenant la conséquence d’une situation intérieure alarmante, et non plus la cause de cette situation intérieure.
Si l’on veut, on pourrait comprendre que les évènements depuis 1999-2001 représente une deuxième Guerre de Sécession, cette fois de l’Amérique avec le monde qui lui est lié, pour forcer à une union selon les normes du Système (tout ce qui est dit à propos de l’Amérique vaut pour le Système, cela va de soi), tout comme le Nord se lança dans la Guerre de Sécession pour ramener le Sud dans son giron et lui imposer ses conditions économiques, son industrialisation, etc. Sur la question des esclaves, on peut évidemment broder à-la-Spielberg pour faire pleurer Margot, tout en observant qu’aujourd’hui, la seconde Guerre de Sécession aurait plutôt pour but de rétablir l’esclavage, – on veut dire, en un sens, quoi, et en bonne part sous la houlette du premier président des USA Africain-Américain, – ce qui ne manque pas de sel, tout ça... Mais cette fois, les Yankees n’ont pas trouvé leur Grant-Sherman et, décidément, Obama n’est pas Lincoln ressuscité. Le personnel n’est plus ce qu’il était.
Divers épisodes ont signalé, toujours selon cette interprétation, l’existence et l’aggravation souterraines de la crise identitaire des USA, qu’elle se manifeste par des mouvements type Tea Party, Occupy, le succès de Ron Paul, etc., qui ne sont que des symptômes du même mal. Bien entendu, les évènements “extérieurs”, c’est-à-dire sans rapport direct avec cette colère populaire puisqu’on y met la crise financière de l’automne 2008, avec les divers conflits, les scandales, la mise en évidence de la paralysie du pouvoir, etc., ces évènements n’ont fait qu’exacerber cette colère intérieure.
On comprend alors combien nous sommes naturellement conduit à interpréter la crise actuelle, non selon les facéties de Donald Trump, non non selon les sinistres magouilles du parti républicain, non selon le piètre historique de l’affrontement constant entre Obama et le Congrès, mais selon l’idée puissante et impériale de la réapparition d’une crise sous-jacente de l’identité américaine qui s’était déjà signalée dans l’immédiat après-Guerre froide. Naturellement, cette réapparition prend ici et là des aspects raciaux et xénophobes parce qu’il s’agit effectivement de quelques-uns des signes qui caractérisent une crise d’identité. Et les questions de William Pfaff résonnent plus hautes, plus fortes et plus tragiques que jamais : « Alors se pose la question : où allons-nous maintenant, nous Américains ? Qui sommes-nous maintenant ?» ( «... So where do we Americans go now? Who are we now? »).
On notera que ces questions n’on font qu’une, qui est celle de l’ontologie, de l’être de l’Amérique elle-même, dès son origine. C’est la question de la fondation de l’Amérique, présentée comme une Révolution et qui s’avéra être la transformation d’une colonie en une oligarchie ; c’est la question de la Guerre de Sécession, qui priva les composants de l’Union de la capacité de faire sécession qui consistait un des points principaux de l’association des États de l’Union en fédération ; c’est la question de la Grande Dépression, où il apparut que le système économique sur lequel était bâti l’Amérique recélait tous les ingrédients de son anéantissement... Personne n’a jamais répondu, ou n’a jamais osé répondre à cette question ontologique. La question-sans-réponse n’a cessé de devenir vitale, écrasante, étouffante, et a poussé les dirigeants vers une politique de plus en plus extrême et de plus en plus folle. Il est très, très difficile de ne pas considérer que l’évènement si extraordinaire parce que si inattendue et si improbable de la crise actuelle ne constitue pas la tentative la plus puissante, sinon la tentative décisive de cette crise d’identité d’apparaître au grand jour et de constituer purement et simplement la crise ontologique, nécessairement finale, de l’Amérique dans toute sa puissance déstructurante et dissolvante.
Et, bien entendu, répétons la formule rituelle : tout ce qui est dit à propos de l’Amérique vaut pour le Système, cela va de soi... Et vaut pour nous également, car leur crise d'identité et aussi la nôtre, à chacun d'entre nous, tant cette contre-civilisation et le Système qui la conduisent sont castrateurs de tout ce qui est principe, et du principe identitaire en premier.
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