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286618 août 2016 – Nous l’avons déjà écrit, le Backfire fut l’objet d’une longue et grande polémique du temps de Guerre froide, lorsque fut développée une dynamique, sinon de désarmement dans tous les cas de gel et de contrôle des armements stratégiques (accords SALT essentiellement, START pour compléter) des deux superpuissances nucléaires stratégiques. Le Backfire (Tu-26 puis Tu-22 comme le précise un de nos lecteurs, et aujourd’hui Tu-22M3 dans une version complètement modifiée) se trouvait un pied-dedans un pied-dehors de la catégorie suprême, hautement privilégiée et sanctuarisée, des armes stratégiques nucléaires à capacité intercontinentale. Toute la polémique porta sur le rayon d’action de ce bombardier qui le faisait ou non entrer dans la comptabilité SALT des systèmes d’arme contrôlés et limités. Elle ne fut résolue que par un compromis qui “noya le poisson” d’une façon ambigu ; par ailleurs, on débouchait sur l’ère nouvelle des années 1980, jusqu’au duo Reagan-Gorbatchev à partir de 1985, où l’aspect politique, – une volonté commune d’aller au terme de la Guerre froide, – prenait le pas sur l’aspect technico-militaire de l’équilibre des armes stratégiques. Depuis, les normes s’étant assouplies et l’équilibre stratégique nucléaire exactement comptabilisé n’étant plus un problème de premier plan, le Backfire est définitivement entré dans la catégorie des systèmes stratégiques (et nécessairement nucléaires, mais aussi à capacités conventionnelles bien entendu).
C’est donc bien une arme stratégique du plus haut niveau qui a été déployée il y a quelques jours sur une base (Noji) proche de la ville de Hamadan, en Iran. De même, c’est bien pour accueillir cette “arme stratégique du plus haut niveau” que des travaux d’agrandissement de la base désormais légalement russe en Syrie de Khmeimim ont déjà commencé. Dans les deux cas, il s’agit d’un événement stratégique et symbolique de la plus haute importance, tant pour la situation au Moyen-Orient et pour la situation de la Russie au Moyen-Orient, que pour la situation de la Russie en général.
... Et dans les deux cas (Khmeimim et Hamadan), il y eut “surprise stratégique”, parce que le bloc-BAO ne vit rien venir précisément et ne sait encore rien de précis quant aux intentions russes. Ces deux remarques, venues de deux sources différentes, rendent compte de ces deux “surprises stratégiques“ de communication, – et de renseignement.
• Le New York Times du 16 août signale, d’ailleurs de sources officielles les plus ouvertes possibles, que les USA ne savent pas encore grand’chose à propos des Tu-22M3 en Iran : « While American officials said they were not surprised by the Russia-Iran military collaboration, it appeared to catch them off guard, with no solid information on the Kremlin’s intentions. “I think we’re still trying to assess exactly what they’re doing,” a State Department deputy spokesman, Mark Toner, told reporters in Washington. »
• Le site DEBKAFiles du 16 août 2016 également signale, d’après ses propres sources, en général proches du renseignement israélien : « Less play was made by the media of the failure of Western intelligence to detect the new Russian air base that was under construction to complement their Khmeimim facility in western Syria. Our exclusive sources add that Moscow plans to fly over Spetznaz Forces to defend the new base. »
Ainsi cela commence-t-il à devenir une habitude, essentiellement depuis mars 2014 et l’investissement de la Crimée par les forces russes : les services de renseignement du bloc-BAO, malgré des moyens considérables et une dialectique à mesure, ratent régulièrement les plus importantes initiatives stratégiques, même quand elles sont massives, de la Russie. (Par contre, elles ne sont pas avares, les sources proches du renseignement BAO, de longs et péremptoires bavardages sur des opérations de communication, – comme les invasions-fantômes russes de l’Ukraine, – qui satisfont les narrative en cours.)
Ainsi est-ce le premier enseignement du déploiement des matériels stratégiques russes en Iran : l’incapacité du bloc-BAO de prévoir les initiatives russes, même lorsqu’elles se placent dans un cadre connu (l’accord de coopération stratégique entre l’Iran et la Russie). Cette incapacité naît d’abord, à notre estime, de la psychologie des analystes et des prévisionnistes sous influence américaniste, qui se placent d’un point de vue d’une supériorité considérable, irréfragable et quasiment d’essence divine, du bloc-BAO, et d’une faiblesse et d’une infériorité ontologiques de la barbare-Russie par conséquent. Cette sorte d’analyse naît d’une narrative qui impose elle-même un déterminisme-narrativiste, et ainsi les Russes sont-ils jugés a priori et péremptoirement incapables de faire ce qu’on découvre qu’ils ont fait après qu’ils l’aient fait.
Les Israéliens échappent sérieusement à cette règle, parce qu’ils commencent à bien connaître les Russes, et ainsi sont-ils les premiers à nous annoncer que les Russes vont faire transiter des S-300 et des S-400 vers la base d’Hamedan (même texte de DEBKAFiles : même si les Iraniens ont démenti, dans tous les cas pour les S-400, on conservera l'hypothèse qui redouble l'équipement de la base de Khmeimim) : « Russian giant Antonov An-124 air freighters are ready to take off Wednesday, Aug. 17, carrying an array of advanced S-400 and S-300 air defense missiles bound for the new Russian air base just completed at Noji, 50 km from the western Iranian town of Hamedan (Biblical Shushan). [...] Moscow is getting set to explain to concerned Americans and Israelis that the sophisticated missile systems will not be put in Iranian hands but serve exclusively for defending he new Russian air base just established in Noji to house heavy bombers for air strikes against Islamist terrorists in Syria. »
Le bloc-BAO est réellement transmuté par ses propres démons qu’il produit pour déstructurer le “reste du monde” (tout ce qui n’est pas lui) et qui finissent inéluctablement par se retourner contre lui-même... Cela va de Soros aux réfugiés porteurs du “new normal”, des “producteurs” de Daesh (le POTUS et son ex-secrétaire d’État Hillary Parkinson) au déterminisme-narrativiste imposé à la pensée, aux manœuvres-paillettes orchestrées par l’OTAN le long des frontières de l’OTAN sans autre moyen militaire sérieux, enfin jusqu’à l’immense alarme lancée à l’assaut de Donald Trump “agent de Poutine” et Siberian Candidate selon le mot d’un Prix Nobel de l’Économie. A côté de cela, tout sens de la stratégie, des véritables rapports de force, des enjeux d’alliance et de restructuration des puissances, semble se dissoudre dans les esprits des zombies-Système. C’est déjà une chose d’observer que, de la Crimée au Tu-22M3 à Hamedan, ils n’ont rien venir, sans même plus être capable réussir un de leurs putschs habituels à 2 $milliards (Erdogan et la Turquie) ; c’en est encore une autre d’observer qu’après tous ces énormes fiascos, ils n’ont rien pu ni même voulu faire de sérieux et, à chaque fois, n’ont rien appris pour le coup d’après sinon d'être prêt à accepter le pire à venir sans en rien réaliser.
Le bloc-BAO est devenu stratégiquement autiste, intellectuellement plongé dans une totale impuissance conceptuelle. Il semble ne plus savoir qu’une chose, c’est le décompte presque indifférent de ses erreurs, de ses aveuglements, des énormes changements qui se produisent à ses dépens, du chaos qui s’installe sur ses propres territoires. Le bloc-BAO est comme paralysé, incapable d’accepter ces vérités-de-situation qui ne cessent de s’accumuler à ses dépens. Ainsi le New York Times, – cet épouvantable torchon qui redevient excellent pour l’occasion, pour décompter les sottises dont il applaudit et vénère la source productrice par ailleurs, – ainsi le NYT est-il capable d’aller pêcher dans les meilleurs jugements l’évaluation de ce que l’installation des Russes dans une base iranienne a comme signification politique et stratégique sans que la chose ne semble affecter le moins du monde les autorités en place dans les divers “États parallèles” qui poursuivent leurs diverses guerres picrocholines à Washington D.C.
On prendra donc les principaux extraits de l’article du NYT déjà cité, qui détaillent la dimension considérable de ce qui s’est passé depuis le début de la semaine en Iran, entre l’Iran et la Russie, et bientôt sinon d’ores et déjà étendu à d’autres... Qu’il suffise de retenir le principal argument qui sort de ces analyses, argument historique qui jette une ombre ironique sur la vaste puissance hégémonique installée partout dans le monde par les USA : ce que les Russes ont fait avec l’Iran, sans aucune pression, en laissant intact le sens de l’indépendance et de la souveraineté nationales et par conséquent le soutien constant et loyal des Iraniens, jamais les USA ne le réussirent avec le shah Mohammed Reza Pahlavi, pourtant véritable marionnette de la CIA de son installation sur le trône en 1953 à son départ précipité à la fin de 1978.
« Historians and American officials said Tuesday that the Iranian decision to let Russia base its planes and support operations in Iran — even temporarily — was a historic one.
» “This didn’t even happen under the shah,” said John Limbert, a former American foreign service officer who was stationed in Iran, referring to the reign of Shah Mohammed Reza Pahlavi. In the shah’s era, there were American military advisers who moved in and out of Iran, and a series of listening posts in the country’s northeast where the military and American intelligence agencies monitored the Soviet Union. Yet the sense of sovereignty runs so deep in Iranian culture that American efforts to have a bigger presence there were repeatedly rebuffed. Mr. Limbert, who as a young foreign service officer was one of the Americans taken hostage in 1979 at the embassy in Tehran, speculated that Russia was paying handsomely for the privilege. In Iran today, he said, the prospect of gaining revenue “can create a lot of flexibility.” [...]
» The new arrangement seems to have brought Tehran and Moscow into greater accord on Mr. Assad, who has not had absolute support from Russia. “The Iranians have been all in on Assad, and I think the Russians have now moved in that direction,” said Cliff Kupchan, a specialist on Russia and Iran at the Eurasia Group, a political analysis firm in Washington.
The new flights help solidify Russia’s presence in the Middle East, where its roster of allies has dwindled since the collapse of the Soviet Union. Russia “now views Iran as a powerful ally in the region and a stable source of income for its state industries,” said Konstantin von Eggert, a political analyst and commentator on Dozhd, a Russian independent television channel. “Tehran is a rich anti-American regime in a strategic region important to U.S. interests. What could be better for Putin?” [...]
» Adm. Vladimir Komoyedov, the head of the defense and security committee in Russia’s Parliament, said that deploying from the Iranian air base would save on costs, a crucial advantage as Russia drags through a long recession. “The matter of warfare expenditures is at the top of the agenda today,” he was quoted as saying by the Interfax news agency.
» It is not clear how the Russian-Iranian agreement was negotiated, but there was no denying the historic, and somewhat ironic, nature of the agreement. “The irony is that the revolutionaries denounced the shah as a foreign puppet,” said Mr. Limbert, now a professor at the United States Naval Academy at Annapolis. “But these guys have done something that the shah never did.” »
Certes, il s’agit d’attaquer Daesh et les myriades d’autres groupes terroristes et de démolir le matériel obligeamment convoyé par la CIA qui ne cesse de s’enfermer dans les extraordinaires contradictions de ses coups fourrés qu’elle se porte à elle-même. Qui pourrait, au fond, adresser quelque critique que ce soit à Poutine et aux Iraniens alors que le bloc-BAO tremble sans aucune mesure en attendant le prochain attentat qui va la secouer tellement plus fortement que ne le firent la bataille de Verdun et la tuerie de la Somme ? Les deux, la Russie et l’Iran, et la Syrie d’Assad sans doute, et peut-être bien Erdogan s’il finit par comprendre dans quel sens souffle le vent, établissent une alliance dont nul ne peut contester le bien-fondé et la vertu. A côté de cela, le “coup d’Hamedan” constitue la meilleure défense antiaérienne, la meilleure couverture dont l’Iran pouvait rêver dans le cas d’un éventuel “retour de flammes” qui doit flotter dans l’esprit d’Hillary (et que Trump lui-même, pas toujours bien inspiré, lui, n’est pas loin d’évoquer).
Chacun sait maintenant, malgré les assurances comiques que les Russes seraient en train de donner à leurs “partenaires” par ailleurs impuissants à empêcher ce mouvement (notamment les USA et Israël), qu’une attaque contre l’Iran impliquerait par enchaînement de circonstance une attaque contre les Russes. Cette perspective vaut tous les S-300 et S-400 du monde même si les Russes, pour faire sérieux, vont sans doute en déployer à Hamedan (sans doute pour assurer une défense contre la flotte aérienne d’attaque de Daesh...). Même les Israéliens, notamment grâce à leurs juifs d’origine russe, finiraient bien par laisser aller leurs lubies anti-iraniennes car ils ont beaucoup appris, en une année, combien il s’agit d’être sérieux et attentif avec les Russes, et l'intérêt d'avoir de bonnes relations avec eux.
La Russie est au centre du jeu sans avoir une seconde dévoilé son jeu (ou plutôt sans que personne du côté du bloc-BAO ne se soit donné la peine de lire son jeu, à moins qu’ils ne sachent plus lire, dans ce cas également). Elle en est même à faire dire, par tel de ses généraux ou tel ou tel de ses experts, que, non, la base d’Incirlink, cette perle de l’USAF et de l’OTAN, ne lui sera guère utile, puisqu’il se chuchote avec entêtement qu’Erdogan continue à en proposer l’usage à Poutine.
Enfin, reste ce constat, que les hordes américanistes, habituées à tout occuper et à être partout chez elles, ont oublié : la puissance symbolique fondamentale du bombardier stratégique, lorsqu’il reste implicitement un outil disponible pour la dissuasion nucléaire stratégique. Certes, les Tu-22M3 ne sont pas à Hamedan pour cela, et il y a d’ailleurs longtemps que leur rôle, comme celui de tout bombardier à prétention ou possibilité stratégiques, n’est plus fondamental au sein de la vieille “triade” nucléaire classique (ICBM terrestre, SLBM lancés de sous-marins, bombardiers). En termes symboliques, c’est complètement différent.
Il y a deux jours, à l’annonce du déploiement des Tu-22M3, un ancien chef de l’aviation stratégique russe se réjouissait pour les équipages qu’ils commandaient, qui allaient affronter des conditions tout à fait nouvelles, à la fois logistiques et opérationnelles, et dont il ne doutait pas qu’elles mettraient en évidence leurs capacités. (C’est notamment le cas pour des opérations “en altitude”, à partir d’une base située à haute altitude qui implique des décollages et des atterrissages plus délicats, – la ville d’Hamadan dont la base est proche est à 1.824 mètres d’altitude.) Bref, il se réjouissait que, pour la première fois, des unités de la DA, ou VVS-DA (DA pour Dal’nyaya Aviatsiya, ou Aviation à Long Rayon d’action) quittent leur environnement habituel, “sortent” de Russie.
Cet aspect anecdotique est fondamental du point de vue symbolique pour la signification de la puissance, du point de vue psychologique pour l’appréciation de cette signification, alors qu’il s’agit de l’aviation stratégique (nucléaire) russe. Les USA, puissance maritime hégémonique qui basent toute leur stratégie sur la projection des forces, “vivent” littéralement leur puissance militaire, y compris un certain nombre de bases à capacité nucléaire stratégique, hors de leur “espace national” (des bases pour des vecteurs stratégiques à capacité d’autonomie moyenne, également la rotation d’unités de B-52 et de B-1B sur des bases outre-mer comme Guam dans le Pacifique et Diégo-Garcia dans l’Océan Indien). La Russie, puissance et masse continentales par essence, fait “vivre” sa puissance stratégique dans son propre espace, et notamment depuis les débuts de la Guerre froide. (Les quelques exceptions sont des étapes-relais effectuées à certaines époques à Cuba, mais jamais d’unités stratégiques opérationnelles en tant que telles.)
Ce sont ces règles qu’on croyait immuables et qui enfermaient les acteurs dans un jeu au règlement connu impliquant l'acvquiescement à l’hégémonie stratégique US dans le plan géographique (*), qui sont brisées aujourd’hui, essentiellement c’est-à-dire symboliquement avec ce déploiement des Backfire. L’essentiel ici n’est pas d’ordre stratégique opérationnel car l’équilibre des forces stratégiques n’est pas bouleversé à strictement parler ; il est, répétons-le, de l’ordre du symbolique, au plus haut degré de la puissance. Par ailleurs, ce déploiement a toute sa place, qui est considérable, dans la logique également sans précédent d’une Russie qui, depuis un an, a entrepris de déployer un dispositif de projection de forces qui dépasse largement ses besoins habituels de sécurité de son “extérieur proche”.
Le paradoxe et l’ironie de cette époque absurde dans son inversion, c’est bien que le nihilisme politique, la non-stratégie du bloc-BAO l’y ont en bonne partie poussée : l’absurde dynamique de destruction nihiliste en Syrie, le “coup de Kiev” et ce qui a suivi en Ukraine, tout cela a mis en danger les dispositifs classiques de la Russie hérités de l’URSS, y compris son “extérieur proche”. La réaction russe a été de surmonter la poussée de l’adversaire et d’installer, autour de lui et presque dans son dos, avec de nouveaux alliés dont l’Iran est l’exemple même de la puissance de soutien, un dispositif stratégique qu’on croyait du seul domaine des capacités de la puissance américaniste.
Mais certes, les USA, qui résolvent des problèmes importants chez eux comme le montre l’enquête sur le Siberian Candidate, sont aux abonnés absents. Ils regardent, l’œil vide, et ils expliquent très bien ce qui se passe avec ce “coup d’Hamadan” sans y rien comprendre. Le Système est en train d’arriver au bout de sa route.
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(*) Bien que la problématique des missiles nucléaires soit différente et que les conditions de la crise soient toujours l’objet d’un débat historique, la crise des missiles de Cuba, en 1962, ressortait également d’une volonté évidemment compréhensible de la part des Soviétiques de rompre ce privilège exorbitant accordé aux USA de l’hégémonie géographique : en quoi les fusées russes envoyées à Cuba étaient-elles plus une provocation que les IRBM Jupiter de l’US Army déployés en Turquie, au sein de l’OTAN ? Au reste, l’accord symbolique/secret entre Krouchtchev et Kennedy pour clore la crise avait dans un de ses articles en “échange” de l’abandon du déploiement des missiles russes à Cuba, le démantèlement des Jupiter en Turquie. On pensera ce qu’on veut de cet aspect du “marché”, puisque l’US Army jugeait les Jupiter dépassés et prévoyait de toutes les façons leur démantèlement à échéance rapprochée.
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