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250718 février 2018 – L’Allemagne fait aujourd’hui tout le contraire de ce à quoi elle nous a habitué en matière de rangement politique, de discipline à l’intérieur des partis, etc. L’habitude, pour un système aussi bien rôdé et fonctionnant justement “à l’allemande”, c’était qu’une élection dégageait rapidement la majorité parlementaire désirable, et par conséquent la forme du gouvernement évidemment conduit par la vedette du moment confirmé par le scrutin. Rien de cela...
On a vu que les élections de septembre ont fortement atteint le prestige de la “vedette”-Merkel, qui ne vole plus qu’avec un moteur sur deux, puis conduit le processus pré-gouvernemental à une première impasse. Finalement la négociation a redémarré sur l’hypothèse de l’alliance qui était quasiment la seule à être inenvisageable à cause de l’engagement solennel du SPD de ne pas participer à un nouveau gouvernement Merkel : justement, la recherche de la reconduite de la “Grande Coalition” classique entre le cartel CDU/CSU conduit par une Merkel extrêmement poussive, et un SPD conduit par un Schulz carnassier, et chargé de façon assez comique par effet d’inversion de son serment personnel que jamais il ne ferait partie d’un gouvernement Merkel. La manœuvre a abouti à la signature le 8 février d’un accord, pour un nouveau gouvernement Merkel où le SPD aurait, – part du lion qui alimente une constante fureur anti-Merkel chez les CDU/CSU, – à la fois le ministère des finances et celui des affaires étrangères ; et où le ministère des affaires étrangères, – effet d’inversion qui fit exploser une fureur anti-Schulz chez les SPD, – irait effectivement... à Martin Schulz, l’homme du serment d’aversion à Merkel.
Dans ce dernier cas, la fureur du SPD fut si grande qu’en quelques heures apparut la menace d’un désaveu de l’accord par la direction du SPD elle-même, sans parler des militants, et que deux jours après avoir annoncé triomphalement sa nomination aux affaires étrangères, Schulz “démissionnait”, – ce fut le plus court parcours ministériel de l’histoire de l’Allemagne. Il le dit piteusement dans un communiqué où il reconnut sa mise en minorité tandis qu’il subissait les attaques violentes, “pour abus de confiance et violation du serment donné” de la part de Sigmar Gabriel, ancien président du SPD devenu ministre des affaires étrangères et qui entend garder son poste. Exit Schulz, Gabriel reste en place...
(“...[D]evrait logiquement rester en place” lorsque le nouveau gouvernement de “Grande Coalition” sera formé, devrions-nous écrire par simple et honnête prudence. Désormais, le conditionnel est de rigueur pour de telles situations jusqu’alors verrouillées en Allemagne. Voilà qui, vraiment, constitue un événement complètement inédit dans l’histoire ordonnée et rangée de l’Allemagne d’après-guerre. Nous sommes en pleine terra incognita.)
Mieux encore... Comme nous en informe le site WSWS.org, il ne s’agit pas seulement d’une querelle de personnes. Quelque chose de plus fondamental est en jeu, et l’article nous donne quelques indications importantes à propos des aléas de cet épisode et du contour de l’enjeu essentiel de cette querelle. L’article a été publié le 12 février 2018, soit deux jours après la “démission”-éclair de Schulz ; nous en donnons ici notre adaptation en français.
« Deux jours seulement après qu’il eut annoncé qu'il confierait la présidence du Parti social-démocrate (SPD) à Andrea Nahles et qu'il dirigerait le ministère des Affaires étrangères dans un nouveau gouvernement de grande coalition, Martin Schulz a annoncé qu’il renonçait à ce poste. Les circonstances de sa démission indiquent que des luttes acharnées pour le pouvoir et aussi pour l’orientation de lq politique étrangère se déroulent dans les coulisses de Berlin.
» Ces luttes ne se limitent pas au SPD et à son partenaire de coalition, l'Union chrétienne-démocrate (CDU), où les critiques à l'égard de la chancelière Angela Merkel se multiplient. Jeudi [9 février], l'influent rédacteur en chef du Handelsblatt, Gabor Steingart, a été limogé par l'éditeur et actionnaire majoritaire du journal, Dieter von Holtzbrinck, après que Steingart ait violemment attaqué Schulz dans sa chronique régulière mercredi. Le limogeage de Gabor, cependant, n'a pas pu sauver Schulz.
» Officiellement, Schulz a justifié sa démission en déclarant qu'il ne voulait pas mettre en péril le prochain vote des membres du SPD sur le pacte de coalition. Il a joué un rôle important dans la négociation du pacte. Dans sa lettre de démission, Schulz écrit : “J'ai vu un vote couronné de succès mis en danger à cause du débat autour de ma personne.”
» La décision de Schulz de prendre le relais en tant que ministre des Affaires étrangères au sein de la grande coalition avait provoqué une consternation généralisée au sein du SPD. Il y a seulement quelques semaines, il avait déclaré qu'il ne rejoindrait jamais un gouvernement dirigé par Angela Merkel. En outre, la décision de Schulz signifiait l'éviction du ministre des Affaires étrangères [actuel], Sigmar Gabriel, qui, selon les sondages d'opinion, est actuellement le politicien SPD le plus populaire.
» Certains médias, avec Handelsblatt en première ligne, avaient travaillé dur pour attiser l’hostilité contre Schulz. Dans son “Morning Briefing”, Steingart avait accusé Schulz de chercher à “faire pression sur Gabriel pour prendre sa place dans le ministère”. “Le crime a été méticuleusement planifié ces jours-ci. La victime doit s’effondrer sans qu’on ait à la pousser. Elle doit s’affaler sur le sol, apparemment sans influence extérieure. Quand le visage cessera de donner le moindre signe de vue, Schulz veut être le premier à déterminer la cause de la mort de son ami de Goslar [Gabriel]” ... “Il a réussi rien de moins que le meurtre parfait”.
» Gabriel, qui avait dirigé le SPD pendant sept ans avant de céder la présidence à Schulz en mars dernier, est intervenu et a accusé Schulz de ne pas avoir respecté sa parole. “Il ne reste plus qu'à regretter le manque de respect dans nos rapports au sein du SPD et le peu de cas qui est fait des promesses que l’on fait...”, a-t-il déclaré dans une interview accordée au groupe de presse Funke.
» Les échos des associations étatiques et locales du SPD rendent compte que la colère suscitée par le comportement de Schulz serait un facteur potentiellement décisif pour nombre de membres, pour rejeter l'accord de coalition, annoncé la semaine dernière après des mois de négociations à huis clos. Apparemment, l'exécutif du parti a fait pression sur Schulz jusqu'à ce qu'il décide finalement de renoncer au poste de ministre des Affaires étrangères vendredi après-midi. Moins d'un an plus tôt, Schulz avait été salué par les médias comme le sauveur du SPD et avait été élu président du parti avec les votes de 100 pour cent des délégués.
» La montée et la chute rapides de Schulz ne peuvent pas être expliquées par la seule cause des rivalités personnelles. Les enjeux politiques sont également mis en évidence par le limogeage de Steingart, qui a déclenché une grave crise au Handelsblatt. Dans une lettre adressée à l'éditeur du journal, Dieter von Holtzbrinck, les rédacteurs en chef et les directeurs généraux du groupe de presse se sont déclarés “choqués et stupéfaits” par le limogeage de Steingart et ont protesté contre cette intervention contraire au principe de la liberté de la presse. Ils écrivent : “C’est un signal dévastateur pour les rédacteurs en chef et toute notre maison : la punition pour une opinion un peu gênante est un limogeage immédiat.”
» On ne peut, à ce stade, que spéculer sur les questions politiques précises en cause. On en sait peu sur les ententes et les accords conclues à l’insu du public pendant les semaines de querelles au sujet d'un nouveau gouvernement.
» Ce qui est certain, c'est que le ministre des Affaires étrangères Gabriel a plaidé, comme aucun autre membre du gouvernement, pour une politique de grande puissance pour l'Allemagne basée sur ses propres intérêts nationaux. Il a également plaidé vigoureusement pour le relâchement des relations de longue date de l'Allemagne avec les États-Unis. Sur ce sujet, Gabriel est d'accord avec Steingart, sous la direction duquel le Handelsblatt a adopté une vision résolument critique des Etats-Unis.
» Au début du mois de décembre, Gabriel a prononcé un discours devant le Foreign Policy Forum de la Fondation Körber à Berlin où il a décrit les États-Unis comme “un concurrent et parfois même un adversaire”. Il a souligné que ce n'était pas seulement la politique d’un seul président [Trump] et que cela ne changerait pas fondamentalement, même après les prochaines élections [US]”. Il conclut : “L'Allemagne doit défendre ses intérêts avec plus de décision à l'avenir [...] Elle ne peut pas se permettre d'attendre ou simplement de réagir aux décisions prises à Washington.
» Il existe un large consensus avec Gabriel au sein de l'élite dirigeante allemande sur le fait que le pays doit renforcer sa force militaire et poursuivre sa propre politique de grande puissance. Cette question est au cœur du pacte de coalition conclu entre le SPD, la CDU et son parti frère, l'Union chrétienne sociale (CSU). Mais il y a des différences sur la question de savoir jusqu’où il faut aller dans une démarche de distanciation d’avec les États-Unis et dans la poursuite du rapprochement avec la Russie et la Chine.
» Il n'y a pas de débat public sur ces questions à cause des craintes que les plans du gouvernement pour un réarmement massif et éventuellement une guerre se heurtent à une puissante opposition populaire. C'est pourquoi les médias présentent les affrontements au sein du SPD uniquement comme une lutte de pouvoir entre individus... »
Cet aspect d’affrontement entre deux politiques est largement renforcé par un autre article de WSWS.org, qui a décidément une grande attention et une belle couverture des évènements allemands, avec l’habituel tropisme de la crainte du “revanchisme” de 1945. Cet autre article, du 14 février 2018, est axé sur ce qui est perçu par l’auteur (Peter Schwarz) comme le projet du nouveau gouvernement de lancer un grand programme de développement qualitatif et quantitatif des forces armées allemandes. Il s’appuie sur un long article du numéro de janvier-février 2018 de la revue IP, revue doctrinale du think tank allemand, Conseil Allemand pour les Relations Extérieures (DGAP, pour Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik e.V.). On y trouve abordé le débat actuel en Allemagne entre “atlantistes” et “post-atlantistes” (maintien des liens de dépendance des USA de l’Allemagne ou rupture de ces liens) ; on y trouve aussi, parallèlement, une estimation des coûts du renforcement militaire envisagé, selon les deux options : un minimum de €30-€40 milliards et des investissements plus coûteux pour une politique post-atlantiste que pour la continuation de la politique atlantiste.
Figure également dans ce numéro le texte d’un discours du ministre des affaires étrangères Gabriel, le 11 décembre 2017, pour la cérémonie funèbre pour la mort accidentelle de la rédactrice en chef d’IP... Le texte de WSWS.org du 14 février consacre un passage à cette intervention : « ... La même édition de IP contient un discours prononcé par le ministre des Affaires étrangères Gabriel, le 11 décembre 2017, lors d'un service commémoratif pour la rédactrice en chef d’IP, Sylke Tempel, victime d'un accident mortel. Gabriel se place explicitement dans le camp des post-atlantistes, avec toutes les conséquences que cela implique. Gabriel dit ne pas ne partager “l’espoir de nombreux atlantistes allemands, qu’après une période exceptionnelle sous la présidence de Trump, nous retournerions à notre ancien partenariat.” Des actes posés sous la présidence Trump interdisent un “retour en arrière”. Ce que nous considérions comme l’évidence du rôle de protecteur dévolus aux USA “commence à s'effondrer”. On mesure cela à “notre désaccord avec les USA sur des questions centrales, – que ce soit le traité avec l’Iran ou le libre-échange mondial.”
» Les USA, note Gabriel, “nous perçoivent comme un concurrent et parfois même un adversaire”. “Le monde n'est plus considéré comme une communauté mondiale, mais, comme il est dit dans le déjà célèbre article du New York Times de Cohn et McMaster, comme une arène de bataille où les conflits plutôt que les accords contraignants réguleront le monde.”
» Gabriel ne laissait aucun doute sur le fait que cela signifie un retour à la politique de la grande puissance allemande avant 1945. “Nous ne pouvons pas nous isoler des problèmes du monde”, a-t-il déclaré. “Cela signifie que nous devons également définir nos intérêts et ne plus nous contenter de la prétention bien intentionnée de poursuivre une politique étrangère basée sur des valeurs. Je crois que nous devons reconnaître la nécessité de formuler nos intérêts et d'avoir une vision stratégique du monde.” »
Il est intéressant de noter que cette intervention de Gabriel, restée discrète jusqu’à la parution de la revue IP, recoupe totalement celle qu’il avait faite une semaine plus tôt, à Berlin, le 5 décembre 2017, lors d’une conférence publique, – également en qualité de ministre des affaires étrangères, comme s’il semblait assuré d’avoir devant lui une perspective suffisamment longue pour conduire à terme un programme. Dans ce cas, dans le rapport que nous en faisions le 6 décembre 2017, Gabriel mettait effectivement l’accent sur l’aspect irrémédiable de la rupture avec les USA avec l’arrivée de Trump, exactement dans le même esprit que dans le discours du 11 décembre.
(Il y avait aussi une longue approche d’une perspective de relations plus serrées avec l’Est, vers l’ensemble Russie-Chine et, surtout, en connexion avec le projet chinois de “Nouvelle Route de la Soie” : Il s’agit de « [l]’initiative OBOR pour “One Belt One Road” (la “nouvelle Route de la Soie”), [...] “concept géostratégique dans lequel la Chine applique ses notions d'ordre : politiques commerciale, géographie, géopolitique, et éventuellement aussi force militaire...” » Et Gabriel de préciser aussitôt que cette description “n’a nullement pour but de “blâmer la Chine”, mais au contraire de “susciter le respect et l'admiration”. Nous, en Occident, pourrions être à juste titre ”critiqués pour n’avoir conçu aucune stratégie comparable.” »)
Nous relevons quelques autres citations de ce même article, où l’on voit la constance et l’insistance de la pensée politique du ministre, dans un sens hostile aux USA, et dans tous les cas très pessimiste, – et d’un pessimisme sans appel, – sur la possibilité d’une amélioration des relations entre les USA et les pays d’Europe. Les jugements de Gabriel, ainsi répétés et authentifiés dans la durée, mesurent la perception d’une dégradation extraordinairement rapide de ces relations depuis les élections présidentielles US de 2016, – et nous dirions aussi bien du fait du “climat” de ces élections, de l’attitude des divers acteurs, des affrontements internes, que du seul fait de l’élection de Trump. Ce point justifie le pessimisme de Gabriel : Trump n’est pas la cause de cette dégradation, il n’en est que le détonateur et l’occasion à la fois.
« Ce discours est fondamentalement appuyé sur la poutre-maîtresse d’une quasi-rupture avec les USA, dépassant le seul Trump, à partir du constat que les USA abandonnent leur rôle de quasi-protecteur de l’Europe : Gabriel “a expressément souligné que cela resterait le cas, même après le départ de Donald Trump de la Maison Blanche : ‘Le retrait des États-Unis ne dépend pas de la politique d'un seul président. Cela ne changera pas fondamentalement même après les prochaines élections’.” [...]
» Gabriel est donc précis, implacable, sans aucune mesure de retenue qui ferait douter d’une réelle résolution opérationnelle : les USA ne jouent plus leur rôle, ils doivent devenir pour nous (l’Allemagne, l’Europe) un bloc de puissance comme les autres ; l’Allemagne, – oups ! c’est-à-dire l’Europe, – doit refuser de suivre les USA dans ses aventures et ses décisions complètement étrangères à ses intérêts et à sa vision du monde, mais par contre et par conséquent elle doit s’“autonomiser”, mettre sur pied sa propre capacité de puissance et surtout de projection de puissance, etc. Tout cela se fera avec l’incontestable ami français, l’excellent Macron plus que jamais acclamé, – avec cette recommandation qui, implicitement mais pas sans importance, reconnaît pour la première fois de façon aussi affirmée le rôle moteur de la puissance militaire française alors que le rôle moteur de la finance allemande est célébré depuis des décennies : Gabriel “a expressément salué les initiatives européennes et la ‘coopération de défense’ du président Emmanuel Macron, souhaitant que ‘la France devienne un peu plus allemande en matière financière et l'Allemagne un peu plus française sur les questions de sécurité’”... Et cette précision du commentateur aussitôt ajoutée : “Il est remarquable que, dans ses déclarations, Gabriel n’ait à aucun moment mentionné l'OTAN.” »
Ce qui nous intéresse principalement sinon exclusivement dans cet ensemble d’informations et de supputations, c’est la réorientation très-probable de la politique extérieure de l’Allemagne illustrée par les propos du ministre Gabriel. Nous accordons moins d’attention à l’aspect militaire (intention de “réarmement“), qui capte toute l’attention de WSWS.org, parce que nous estimons que des obstacles techniques encore plus que budgétaires rendent ces projets sinon irréalisable, dans tous les cas réalisables d’une façon significative seulement à très long terme, seulement dans le meilleur des cas.
(Ce “très long terme” [au moins une décennie, sinon plus] implique parallèlement à l’évènement envisagé des changements extraordinaires dans une époque de bouleversements quotidiens, ce qui rend très improbable sinon impossible que cet événement ait quoi que ce soit de la signification opérationnelle qu’on lui donne en théorie aujourd’hui. Qui plus est et pour conforter l’option extrême, il faut envisager effectivement l’option de l’“irréalisable” dans la mesure où l’Allemagne est privée d’une base technologique fondamentale absolument nécessaire pour réaliser les matériels et les structures essentiels à ce projet, – notamment pour la stratégie de la projection des forces, les matériels de type souverainiste comme l’avion de combat, etc., sans parler du nucléaire.)
Au contraire des projets militaires, il est complètement possible que les conceptions de politique étrangère du ministre Gabriel soient initiées sinon réalisables dans les plus brefs délais, si la volonté existe et s’affirme malgré les obstacles extraordinaires qui se dressent devant elles. C’est donc ce point qui mérite toute notre attention, et c’est à lui que nous allons nous attacher.
A la lumière de ce qui a été rappelé et dit de Sigmar Gabriel, il est complètement logique de donner une signification politique fondamentale à l’affrontement Gabriel-Schulz, et non pas s’en tenir à une simple “querelle de personnes”. Il faut noter que dans le texte du 12 février qui est cité plus haut, WSWS.org parle bien d’un débat politique fondamental derrière cet affrontement mais s’abstient de donner suffisamment de précisions à cet égard, notamment sur les conséquences de l’option novatrice (post-atlantiste), – ce qui est assez étrange. En effet, ce n’est certainement pas la question du renforcement militaire qui opposait dans leurs conceptions Schulz et Gabriel.
Notre hypothèse est que Schulz, connu pour ses opinions intégratrices européennes et proaméricanistes par réflexe, constituait une “torpille” lancée par une coalition d’intérêts réunissant Merkel, l’UE et les USA, pour empêcher Gabriel de rester aux affaires étrangères. (Ce serait alors un signe que les discours de décembre de Gabriel ont été pris très au sérieux.) Schulz et Merkel travaillant de concert pour la formation du nouveau gouvernement, une sorte de ce qu’on nommerait “complot” a pu être aisément tramé pour tenter ce qui ne peut être décrit que comme un “coup de force”, pour priver Gabriel de son poste et y placer Schulz, “homme sûr” par excellence parce que mercenaire de toutes les causes-Système et américanistes, brutal, sans scrupule et arriviste. (Schulz avec comme objectif de devenir chancelier à la place de Merkel, et peut-être un accord secret dans ce sens pouvait être envisagé entre les deux, pour un passage de flambeau en cours de législature.)
Schulz a préjugé de son influence sur le SPD, qu’il jugeait acquise après les 100% de soutien qu’il avait obtenus pour succéder à la tête de ce parti à Gabriel, passant aux affaires étrangères. Ce n’est pas étonnant de la part de Schulz, personnage arrogant qui présume trop souvent de ses forces et de son influence. Au contraire, Schulz désavoué pour le SPD d’une façon dramatique, la position de Gabriel et donc les conceptions de Gabriel sont bruyamment réaffirmées.
Il nous paraît très probable que Gabriel entendrait profiter de l’affaiblissement dramatique de Merkel, accéléré par le “coup de force” Schulz-Merkel, pour développer sa propre politique post-atlantiste s’il conserve son poste des affaires étrangères comme cela paraît effectivement très-probable. Il a pris des risques en affirmant sa position si tranchée en décembre, alors que le gouvernement était “en affaires courantes” et qu’un accord était négocié entre Merkel et Schulz ; il a confirmé que cette prise de risque n’était pas gratuite en se battant à mort pour écarter Schulz ; qu’elle payait finalement puisqu’il a obtenu la tête de Schulz.
Tout cela nous signifie que Gabriel considère son projet de nouvelle politique étrangère comme essentiel, et nous conduit sérieusement à l’hypothèse qu’il tenterait vraiment de le développer, et de l’imposer à Merkel qui n’est certainement pas une partisane acharnée d’une telle politique rupturielle.
Bien entendu, on peut aisément avancer des arguments contradictoires pour juger que ces projets de Sigmar Gabriel ne sont qu’un peu de fumée que le vent transatlantique emportera en quelques mois.
• Ce n’est pas la première fois que des projets rupturiels de cette sorte sont avancés. En général, il s’agit de pure rhétorique, ou bien, lorsque le projet est sérieux, d’une tentative qui ne peut devenir opérationnelle à cause de l’opposition passive mais extrêmement puissante d’une bureaucratie habituée aux automatismes transatlantiques, et particulièrement attentive à l’influence de l’OTAN de ce fait, et qui est évidemment la porteuse d’eau de la bonne parole qu’on imagine.
• Même si Gabriel parvenait à affronter avec un certain succès ces obstacles jusqu’à envisager de les franchir, il se retrouverait confronté à des liens de dépendance de la sécurité nationale vis-à-vis des USA, qui empêcheront sa tentative d’émancipation rupturielle d’aboutir.
Contre ces arguments sérieux, il y a la seule considération que nous sommes dans une étape exceptionnelle d’une époque exceptionnelle. Après tout, en 2002-2005 le gouvernement Schroeder s’opposa frontalement aux USA, aux côtés de la France, à propos de l’invasion de l’Irak, de sa préparation, de ses conséquences, etc., – autre “étape exceptionnelle“ “d’une époque exceptionnelle”. Pour autant, ce n’est pas précisément ce qui nous intéresse (s’il poursuit son parcours de ministre des affaires étrangères, Gabriel réussira-t-il à faire avancer sa politique rupturielle ?). Ce qui nous intéresse, c’est que cet épisode de l’affrontement Gabriel-Schulz, en même temps que les conditions de crise profonde qui affectent l’Allemagne, exacerbe la situation générale déjà en constante tension crisique, alors que les Européens ne cessent de constater la violence des pressions et des contraintes US vis-à-vis de leurs alliés.
(S’il y a une chose que Trump a réussi à imposer, d’ailleurs sans nécessairement le vouloir et cela quelle que soit sa position réelle dans le pouvoir de l’américanisme, c’est sa méthode de businessman sans le moindre frein dans la violence de son action. Tout ce que la doctrine America First à la sauce postmoderne, – c’est-à-dire “America First et partout”, sans le moindre souci de légalité, – recèle de violence, d’égoïsme nationaliste, de mépris des règles et des lois internationales, d’arbitraire sans le moindre frein, est exercé à l’encontre des adversaires bien entendu, mais encore plus à l’encontre des “alliés” que l’on voit plus comme des concurrents dont il faut extraire tout le jus possible, plus que comme des vassaux qu’ils s’étaient accoutumés à être avec le délice certain de notre « barbarie intérieure » que décrit Jean-François Mattéi.)
Les idées de Gabriel, simplement exposées (et ayant reçu un certain accueil favorable), et sans le moindre doute perçues comme étant dans la voie d’être opérationnalisées s’il poursuit aux affaires étrangères, devraient agir avec une violence extraordinaire dans le sens d’un durcissement des USA vis-à-vis de l’Europe. Nous n’attendons ni n’attendrions certainement pas qu’elles se concrétisent dans les sens ambitieux bien que parfois contradictoires que tant de discours fleuris et d’analyses préoccupées nous décrivent : soit un regain européen, avec le développement d’une sorte de “défense européenne autonome” (!!), soit une renaissance d’une “puissance” allemande ressuscitée dans le champ politico-militaire, en une sorte de “IVème Reich” de carnaval (le “Reich-bouffe”, comme nous le baptiserions volontiers). Ces conceptions sont des simulacres que les experts et les dirigeants politiques câlinent pour se donner l’impression qu’ils comprennent encore quelque chose encore.
Ce que nous attendrions avec intérêt du déploiement des idées post-atlantiques en Allemagne, c’est un accroissement furieux de la tension transatlantique, de la pression US atteignant la tension paranoïaque équivalente à celle de sa folie antirussiste. Il ne s’agit pas d’une “rupture” transatlantique, chacun acceptant la séparation au nom des différences de conceptions, parce que ce serait montrer encore un peu de cette rationalité dont nous sommes totalement privés avec une raison totalement subvertie par les simulacres que le Système nous conduit à monter. Il s’agit d’espérer un “effondrement transatlantique” avec la conjugaison et l’alimentation réciproque des différentes crises antagonistes, aussi bien à Washington qu’à Berlin, qu’à Bruxelles, qu’à Paris d’une certaine façon. Ce que laissent espérer le système Gabriel comme les affrontements pour la formation d’un gouvernement, notamment entre deux larrons (CDU/CSU et SDP) qui ne s’entendent plus comme si la foire était finie, c’est que l’Allemagne elle-même soit touchée par la folie du Système, un peu comme la folie a frappé Washington D.C., entretemps devenue “D.C.-la-folle”.
... Tant cette “folie”-là, par sa capacité d’autodestruction, est le seul moyen d’atteindre à une position de rupture d’une situation totalement paralysée et anesthésié par l’emprise du Système. (Il suffisait de suivre les débats de l’ex-Wehrkunde, avant-hier et hier à Munich pour comprendre ce que sont la paralysie et l’anesthésie du bloc-BAO. L’article Wikipédia qui lui est consacré, extraordinairement mince, semble s’arrêter à 2007, avec le discours de Poutine, comme si rien d’important ne s’y était déroulé depuis, – ce qui est le cas...)
La “rupture”, aujourd’hui, se nomme “effondrement”.