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2868Nous avons traité à plusieurs reprises, notamment le 8 avril 2010 et le 12 avril 2010, de l’évolution en cours entre la Russie et la Pologne. Nous avons également rappelé que ce rapprochement, un moment compromis par la “guerre” entre la Russie et la Géorgie, était le but initial du Premier ministre Donald Tusk (voir le 24 novembre 2007).
Nous présentons ici une courte analyse de cette évolution exemplaire, dans le sens où elle mélange divers ingrédients qui composent aujourd’hui la politique, à l’ère de la communication, – à côté des intérêts politiques, les références historiques, le symbolisme, et jusqu’à l’émotion de l’événement imprévu.
(Cette analyse est largement développée dans notre prochain numéro de dde.crisis, du 25 avril 2010. Les aspects psychologiques, historiques et autres, y compris les aspects émotionnels, sont pris en compte. Nous en rendrons compte lors de la parution de ce numéro.)
Le différend russo-polonais semblait être, il y a encore quelques semaines, pour ceux qui affectionnent la lecture superficielle des choses, le cas exemplaire de l’obstacle historique et émotionnel insurmontable. La formidable offensive d’influence et de communication anti-russe en cours depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine en 2000, avec en complément l’intégration de la Pologne dans l’UE et dans l’OTAN sur la base d’un sentiment anti-russe exacerbé (essentiellement sous la direction des “jumeaux terribles” Kaczynski), selon des notions de sécurité complètement distordues pour la circonstance, semblaient avoir verrouillé cet antagonisme pour une nouvelle période.
En d’autres mots, le “rendez-vous” de l’après-Guerre froide annoncé par le ministre des affaires étrangères (encore) soviétique Chevardnadze, en avril 1990, sous le nom de “Sinatra doctrine (d’après la chanson de Frank Sinatra My Way), qui se voulait libératrice des anciens pays de l’Europe de l’Est pour choisir leur voie politique propre, avait été complètement figé en une nouvelle situation d’affrontement Est-Ouest. La conjonction de l’activisme US (les capitalistes sauvages suivis des réseaux néo-conservateurs dans les deux décennies des années 1990 et 2000) et du reclassement des apparatchiks communistes de l’ex-Europe de l’Est dans la corruption capitaliste avaient permis ce verrouillage. Sur ce limon fécond, de nouveaux nationalismes est-européens s’étaient développés, appuyés sur la soi-disant alliance US et axés sur une russophobie justifiée par deux-tiers de siècle de contrainte soviétique.
Sans aucun doute, la Pologne dominait ce processus, par sa puissance en Europe de l’Est, par son assise historique, par la justification symbolique de sa russophobie appuyée sur le terrifiant symbole du massacre de Katyn. Le règne des “jumeaux terribles”, les frères Kaczynski, entre 2003 et 2007, représenta le paroxysme de cette situation. (La victoire de Tusk en novembre 2007, laissant le seul Lech Kaczynski dans une position incertaine de Président, interrompit la période.)
De leur côté, les Russes furent, pendant longtemps, figés dans une position de “défensive agressive”, au moins jusqu’en 2005-2006, se considérant comme l’objet de pressions elles-mêmes agressives par le biais des “révolutions de couleur” (Géorgie, Ukraine, etc.), avec en plus l’extension de l’OTAN vers l’Est considérée comme une officialisation de cette “agression”.
Contrairement à l’apparence de la description dynamique de cette situation en “poussées agressives” et en “défensive agressive”, c’est d’un gel progressif de la situation qu’il faut parler. Le passage d’un certain nombre de pays sous des régimes favorables à l’Ouest, par les moyens de montages subversifs entrepris par des réseaux privés soutenus indirectement par la puissance US, ne faisaient que concrétiser une dynamique générale d’inspiration US, s’inscrivant dans la politique générale d’expansionnisme sans frein de l’administration US et, surtout, des réseaux s’en réclamant. La position de “défensive agressive” de la Russie était elle-même un gel de la situation, dans une position antagoniste.
Ainsi, ce qu’on crut être une dynamique d’investissement et d’encerclement de la Russie n’était en fait que la concrétisation par des actes politiques d’influence et de subversion assez grossiers d’une politique réalisée dans les années 1990, à la fois par la destruction de la souveraineté de ce qu’il restait de la Russie d’Eltsine sous la poussée du capitalisme financier US, et l’installation de conditions assez similaires dans les pays d’Europe de l’Est.
Dans cette situation, la Pologne tenait un rôle central, peut-être plus que la Russie en un sens. Sa puissance en Europe de l’Est, ce qui était tenu pour une russophobie sans retour puisqu’appuyée sur tant de facteurs historiques et culturels, son rôle également historique dans la sortie du communisme (avec la Hongrie, mais de manière bien plus spectaculaire, plus “héroïque” si l’on veut, la Pologne fut le premier pays à s’émanciper démocratiquement de la tutelle de l’URSS), – tout faisait de la Pologne le pilier et l’axe central de cette “nouvelle” Europe de l’Est plus russophobe que jamais. Nul besoin de “révolution de couleur”, ni d’activisme de groupes US et assimilés quelconque, – la Pologne était, si l’on veut employer un équivalent commercial cher aux pratiques US, un “marché captif”.
Le nationalisme exacerbé des “jumeaux terribles” faisait le reste. Il garantissait aussi bien la russophobie qu’un atlantisme débridé au sein de l’OTAN, qu’une attitude de défiance vis-à-vis de l’UE qui empêchait toute concurrence excessive de l’OTAN d’une Europe institutionnelle pourtant elle-même viscéralement russophobe. Les Polonais étaient les rois de l’Europe de l’Est anti-russe, et même “plus royalistes” que leur propre roi d’Outre-Atlantique. Ils étaient la base morale et opérationnelle fondamentale de toute l’opération, comme par la nature même.
Mais, parfois, et peut-être même souvent, le mieux est l’ennemi du bien. La sagesse populaire n’est jamais à dédaigner.
Il y eut l’épisode du BMDE. On en a beaucoup parlé dans ces colonnes, aussi n’y reviendrons-nous pas en détails. Nous l’évoquerons sous un angle différent, propre à la Pologne. Le BMDE envisagé sous la présidence Bush était axé autour de la base principale d’anti-missiles, en Pologne. Le système était centré sur la Pologne et constituait un engagement américaniste autant qu’une “récompense” donnée à ce pays pour son rôle d’axe de la pénétration US dans son entreprise d’encerclement de la Russie. Alors que la Russes voyaient le BMDE comme un système éventuellement “agressif” contre eux, les Polonais le voyaient au contraire comme une assurance et une garantie fixées contre d'éventuelles pressions russes. Seule la narrarive officielle de Washington continuait à insister sur l'argument iranien pour justifier le BMDE.
L’idée culmina avec la signature de l’accord officiel sur la base anti-missiles US en Pologne, en pleine guerre de Géorgie, le 14 août 2008. Elle sembla court-circuiter, ou réorienter la “nouvelle politique” d’arrangement avec la Russie que préparait Donald Tusk. Mais la manœuvre fit long feu parce que la “guerre” de Géorgie ne s’avéra qu’une crise sans conséquence géopolitique notable.
Effectivement, le deuxième facteur important du tournant polonais fut cette “guerre” de Géorgie qui n’en fut pas une.
Rétrospectivement, la “guerre” contre la Géorgie fut un tour de passe-passe. Tout le monde crut à la résurrection d’une situation de tension géopolitique majeure, avec la réaffirmation de la puissance russe. Le seul moyen de donner un certain crédit à cette interprétation eût été une résistance géorgienne sérieuse, qui ne pouvait passer que par un soutien indirect US sérieux. Ce soutien US ne se concrétisa pas pour deux raisons essentiellement : parce que la Turquie avertit qu’elle ne soutiendrait pas cette politique, elle qui tient l’accès à la Mer Noire et, plus fondamentalement, parce que les USA n’en avaient ni les moyens, ni la cohésion politique pour en avoir la volonté.
Du coup, la tension géopolitique se transforma en une entreprise de négociation, où l’Europe, avec un Sarkozy pour une fois dans une phase inspirée, parvint à rétablir la communication. Le système du technologisme le cédait au système de la communication. La crise devenue guerre avec le retour de la géopolitique armée se résolvait en tournant court et en redevenant crise, en étant absorbée par le système de la communication. Les Russes n’insistèrent pas, constatant que la leçon avait porté.
Dans ce contexte, l’affaire de l'accord sur le BMDE signé en urgence avec la Pologne prenait des allures anachroniques, d’autant que les élections présidentielles US débouchaient sur la victoire d’Obama dont on disait qu’il avait de nouvelles idées à ce propos. La séquence se termina avec la décision de septembre 2009, l’abandon de la formule BMDE initiale et de la grande base polonaise. Le stationnement épisodique d’un bataillon de Patriot de l’U.S. Army en Pologne, décidée par les USA comme mesure “de rattrapage” n’a aucune réelle valeur d’équivalence. C’est un bouche-trou sans intérêt.
La décision de septembre 2009 a un intérêt pour nous dans le contexte purement russo-polonais. Elle détruit le “lien” (de-linkage) que l’administration Bush avait établi entre la Pologne et le système BMDE, englobant le vision russe de la Pologne dans le contexte général d’hostilité au système BMDE. La décision de septembre 2009 a “libéré” la Pologne de la tutelle du système de l’américanisme par le biais du BMDE et permis d’ouvrir une nouvelle phase dans les relations entre la Russie et la Pologne.
A partir de ce moment, Russes et Polonais se trouvèrent dans une position nouvelle, où chacun de ces pays pouvait juger de la forme possible de ses relations avec l’autre, sans la contrainte de la problématique empoisonnée du BMDE. Les relations russo-polonaises pouvaient désormais évoluer hors de l’influence des relations russo-américanistes, avec ou sans le BMDE. (Le projets de nouveaux déploiements de missiles US en Pologne existe, mais suffisamment vague et dans un délai suffisamment long, – 2015-2017, – pour qu’il n’y ait plus aucune interférence.)
C’est sur cet arrière-plan du retrait US du BMDE que les relations entre la Russie et le Pologne ont commencé à évoluer. Elles sont complétées par une évolution de la Russie vis-à-vis de START-II, mimétique même si dans des conditions différentes, de l’évolution de la Pologne vis-à-vis du BMDE.
L’affaire de la commémoration de Katyn a été lancée par Poutine lorsqu’il est apparu que START-II n’apporterait pas les satisfactions qu’on attendait de ce traité et, notamment, éliminait de facto la possibilité d’une coopération efficace entre les USA et la Russie en Europe même. On sait que START-II, comme il se présente, est un accord a minima, qui n’élimine absolument pas le problème des anti-missiles (dans ce cas, pour la Russie seule), qui est déjà menacé au Congrès d’une ratification sur la longue durée (en 2011 au plus tôt), avec la probabilité d’amendements sur les anti-missiles sans doute inacceptables pour les Russes, et le traité qui pourrait finalement ne pas être ratifié du tout…
C’est en janvier-février 2010 que les Russes ont commencé à se convaincre de cette perspective, donc de l’impossibilité que les USA jouent un rôle constructif en Europe. C’est justement en février que Poutine a lancé l’idée de la commémoration commune de Katyn. Les Russes avaient choisi, mais d’ailleurs selon une situation qui leur imposait ce choix: la question de la sécurité européenne devrait être traitée sans les Américains, et elle devrait commencer par une tentative de rapprochement décisif avec la Pologne.
C’est à ce point où nous en sommes aujourd’hui, et la surprise est sans doute que les Russes ont soudain jugé opportun, et rencontrant à cet égard une oreille intéressée du côté de la Pologne, de remplacer leur projet d’attaquer le problème de la sécurité européenne par la plus grande porte possible (la coopération avec les USA), pour choisir la plus petite porte possible que sont les relations avec la Pologne.
Se sont-ils déjà aperçus de toutes les implications de la chose? En effet, cette “plus petite porte” n’en est pas moins un choix essentiel, qui ne concerne pas que les deux seuls pays. Une coopération russo-polonaise fondée sur une réelle réconciliation entre les deux pays, plus qu’aucun autre cas, aboutit à la problématique générale de la sécurité européenne.
D’abord, la perspective concerne deux pays d’une importance indéniable, tous deux en quête d’affirmation identitaire et nationale, tous deux voulant tout de même jouer un rôle dans le concert européen, eux deux formant en fait un “pont” entre l’extrême Est de l’Europe et l’ouverture sur l’Ouest de l’Europe de cet “extrême Est”. La Pologne est la voie régionale par laquelle la Russie peut s’“européaniser” d’une façon décisive, entraînant dans ce mouvement un processus qui tendrait à clore définitivement l’antagonisme Est-Ouest établi au cœur de l’Europe par la Guerre froide.
L’on voit alors combien cette possible réconciliation historique pourrait aussitôt, si elle se concrétise, devenir un événement européen d’une immense importance. Le rapprochement conjoint de tous ces pays, le rapprochement intégré de la Russie dans un “concert” européen (beaucoup plus que dans telle ou telle organisation, ici le problème est complètement secondaire), apporteraient à l’Europe un poids nouveau, un renforcement fondamental du camp des pays partisans de l’identité nationale contre les forces favorables à la supranationalité ou à la prééminence du “marché” (économisme). Ils affaibliraient d’autant les forces anglo-saxonnes qui régnaient en maîtresses sur les concepts européens, et qui sont elles-mêmes, aujourd’hui, frappées de plein fouet par une crise dont elles sont pour l’essentiel, sinon exclusivement, les responsables.
Ce serait une opération pleine d’une signification potentiellement inédite. Commencée comme une classique évolution historique et géopolitique, elle évoluerait et prendrait toute son ampleur et sa signification en se transformant en une force pleinement partie prenante dans la bataille entre forces structurantes et forces déstructurantes, – du côté des forces structurantes, bien entendu.
Une telle évolution “tournerait” les constructions, les infrastructures et architectures datant de la Guerre froide et d’inspiration anglo-saxonne, et placerait les pays européens devant un choix entre la poursuite d’une formule qui a fait ses preuves comme machinerie dispensatrice d’une crise nihiliste, et la rassemblements des identités nationales, ou la formule de l’“Europe des patries” s’imposant par une voie géopolitique inédite, à partir d’une situation où, justement, les antagonistes géopolitiques auraient été réduits.
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