Il y a 6 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
337113 avril 2016 – Le missile sol-sol de courte portée Iskander est un des systèmes qui marquent la résurgence russe au niveau des armements. Proposé dans plusieurs versions de portées différentes (jusqu'à 500 km), avec une capacité nucléaire, il dispose des capacités technologiques les plus avancées pour assurer sa précision, sa rapidité d’intervention et son indédectabilité. Pour l’intervention sur le champ de bataille jusqu’aux limites entre le tactique et le stratégique de théâtre, il constitue l’outil idéal pour une armée en ordre de bataille confrontée à la nécessité de passer du conventionnel au nucléaire.
Cette entrée en matière technique rejoint bien entendu la nouvelle récemment donnée (voir le 31 mars 2016) du déploiement de missiles Iskander sur la base aérienne russe de Khmeimim, en Syrie. La nouvelle, qui n’a pas été confirmée (et surtout qui n’a pas été démentie, ce qui lui donne tout son crédit) paraît conforme à une orientation et à une logique stratégique. On fera donc l’hypothèse qu’elle est fondée.
Le site DEBKAFile, qui donne cette information, ajoutait : « Le 15 mars, Moscou a annoncé que les formidables missiles sol-air S-400 resteront en Syrie après le retrait. Dix jours plus tard, le 25 mars, les systèmes Iskander M sont en place. Le Iskander-M est considéré comme le meilleur missile balistique de courte portée au monde. Cette combinaison, selon les sources militaires de Debkafile, fait de la base de Khmeimim le foyer des missiles les plus sophistiqués de tout le Moyen-Orient. »
Effectivement, Khmeimim est en train de devenir une base stratégique d’une puissance fondamentale en Syrie, dans un ensemble connecté à la base de Tartus, avec divers autres points de déploiement. Aux systèmes cités par DEBKAFile s’ajoutent des systèmes de défense antiaériennes rapprochée Pansir-1, des ensembles de contrôle et de maîtrise électronique de l’espace aérien couvrant un cercle d’un rayon de plusieurs centaines de kilomètres, ainsi qu’un reliquat d’aéronefs de combat (après le “retrait” annoncé il y a quelques semaines) qui s’avère être un contingent solide fait d’avions de supériorité aérienne et d’hélicoptères de combat, dont certains d’un nouveau type (Mil-28N et Ka-52) qui n’ont été que très récemment déployés (en février ou en mars). L’ensemble assure la défense aérienne de la base, la supériorité aérienne du domaine ainsi que les missions nécessaire d’attaque au sol, tout cela venant compléter le dispositif tactique/stratégique de contrôle offensif et d’interdiction de l’espace aérien. Un renforcement très rapide des système dans tous les champs envisagés peut être assuré en quelques heures.
Ainsi trouve-t-on, dans cette base, toute la graduation des champs d’action, du tactique rapproché aux limites du stratégiques, du champ offensif au champ défensif, du contrôle électronique avancé, passif et actif, de l’armement conventionnel jusqu’au nucléaire si nécessaire. Khmeimim contrôle jusqu’à la quasi-maîtrise l’entièreté de l’espace aérien syrien, plus les pays adjacents, complètement (Israël, Jordanie) ou en partie (Turquie), avec une équivalence navale sur la Méditerranée orientale. En fait, la base constitue un “nœud stratégique” qui tend à contrôler une portion importante de la région (le Moyen-Orient) avec possibilité très rapide d’expansion des capacités selon les nécessités.
Ce détail permet de comprendre le comportement militaire russe qui est de verrouiller une région entière à partir d’un nombre extrêmement restreint de points, avec toute une panoplie de systèmes se complétant les uns les autres. D’une certaine façon, on retrouve la même architecture comme une sorte de “nœud stratégique” dans la zone Baltique-Kaliningrad-frontière russo-polonaise et pays baltes, dans le Nord-Ouest de la Russie. Kaliningrad tient en quelque sorte le rôle de Hmeimim en Syrie. Les récentes manœuvres de l’OTAN, faites pour démontrer la puissance de l’alliance occidentale dans cette région, ont démontré exactement le contraire. Dans quasiment toute la Baltique et dans une portion majoritaire de l’espace aérien polonais, les forces du bloc-BAO/OTAN sont quasiment aveugles au niveau des communications et à la merci du contrôle de l’espace aérien par les Russes. Il semblerait qu’on puisse conjecturer qu’un “nœud stratégique” est en formation en Crimée, autour de la fameuse base de Sébastopol. Poutine a lui-même donné des détails sur les dispositions militaires en train d’être prises avec l’installation des systèmes terre-mer Bastion à la fois de défense en profondeur de l’espace naval, toujours avec cette notion de “défense-offensive” et des capacités conventionnelles ou nucléaires ; quant aux capacités électroniques dans cet environnement, les incidents de 2014 entre des Su-24 en version de guerre électronique et des frégates AEGIS de l’US Navy (le USS Donald Cook et le USS Ross) en ont donné une idée assez inquiétante pour la partie US.
L’ensemble forme une impressionnante succession de “nœuds stratégiques” en forme de barrière stratégique de la Baltique au Moyen-Orient, où la Russie est en train d’affirmer une maîtrise technique militaire, avec une formidable coordination des moyens offensifs/défensifs et de contrôle dans tous les sens de l’environnement électronique. Ce qui est caractéristique dans le dispositif russe, c’est, grâce à la maîtrise des technologies théoriquement “défensives” de créer des nœuds stratégiques à tendance défensive (défense et contrôle de l’espace) dont la capacité paradoxalement offensive n’a cessé de grandir, — une sorte de “défense de l’avant”, sinon une “défense de plus en plus en avant”, jusqu’à devenir une “défense contre l’ennemi dans l’espace de l’ennemi”. Même l’Iskander, engin tactique à portée “courte” à vocation défensive-offensive prend, dans les circonstances, une dimension qu’on pourrait quasiment qualifier de stratégique offensive. Cette évolution est le résultat de l’esprit russe de “défense de la patrie” transmuté par les capacités technologiques (défense de l’espace, maîtrise de l’électronique d’aveuglement) passant de la portée de l’impact à la projection de force. L’ennemi ne craint plus des destructions ponctuelles dans son espace, il se trouve face à une transformation ontologique de son espace.
Politiquement, il s’agit d’une “réponse technique” à une invasion “douce” (soft) par l’extension de l’OTAN : puisque l’OTAN a avancé jusqu’aux frontières de la Russie, on riposte par la pénétration “défensive” de l’espace annexé par l’OTAN. Ces considérations techniques doivent donc d’abord être considérées d’un point de vue politique, et interprétées en termes de communication au sens de l’interprétation psychologique. C’est en intervenant en Syrie et y établissant un nœud stratégique qui acquiert une prépondérance sur toute une région pourtant truffée de bases US que la Russie a renforcé décisivement la défense de la Russie grâce au concept de la “défense de l’avant” devenue “défense stratégique offensive” : la défense de la Russie est désormais installée, en plus de ce qui existe déjà, au cœur même du Moyen-Orient.
D’une façon générale, l’espèce de “génie” des Russe en l’espèce, – ce qui pourrait devenir la vraie définition de guerre asymétrique, ou guerre hybride, – c’est d’avoir réussi une adaptation remarquable des technologies les plus avancées pour la guerre conventionnelles de haute intensité aux conflits de basse intensité. Les Russes ont ainsi réussi une incursion par inversion vertueuse dans la G4G, en forçant les acteurs transnationaux et les acteurs subversifs (type bloc-BAO) à confronter leur propre sorte de guerre asymétrique à des dispositifs adaptés à cette forme de conflits (par définition de basse intensité et souvent non-conventionnel) et pourtant équipés des technologies de conflits conventionnels de haute intensité ; en quelque sorte, ils ont adapté la puissance et la sophistication du conventionnel à la ruse et l’insaisissabilité du non-conventionnel (hybride).
La situation du bloc-BAO, – des USA principalement sinon exclusivement, puisque la France a achevé la parfaite stupidité d’abandonner sa position d’indépendance, – est aujourd’hui désespérée de ce point de vue de la structuration, de l’efficacité et de l’adaptabilité des forces, face aux Russes. Appuyées sur deux axiomes absurdes, la bureaucratie du Pentagone a laissé couler toute la supériorité qui était la sienne en 1990-1991 (guerre du Golfe) : le premier de ces axiomes est qu’il n’y aurait plus de guerre conventionnelles de haut niveau sinon celle qu’il (le Pentagone) déciderait de faire, selon ses propres termes, tout simplement à cause de la supériorité écrasante des armées US à la suite de la disparition de l’URSS ; le second de ces axiomes est que les technologies de protection intégrées, essentiellement de type-stealth et dérivées (*), suffiraient pour l’essentiel là où, malgré l’extraordinaire supériorité US, interviendraient des technologies de conflit de haute intensité. (**) Le destin du JSF/F-35, précédé des déboires du F-22, montrent l’extraordinaire légèreté de cette décision en faveur de la stealth technology, qui devrait s’inscrire sans concurrence sérieuse comme l’erreur technologico-stratégique la plus fondamentale de l’histoire militaire ; elle risque bel et bien, si le processus n’est déjà commencé, de priver les USA de la supériorité aérienne absolue dont ils ont bénéficié depuis 1943-1944, et sur laquelle toutes leurs conceptions de la puissance militaire et de la projection de forces est basée.
Le destin du JSF, qu’on connaît bien, synthétise à lui tout seul l’effet stratégique catastrophique de ces décisions qui mettent totalement en cause la supériorité militaire US face à la résurgence de la puissance militaire russe. La chose est d’autant plus dramatique que les USA, et l’appareil de sécurité nationale US, ont été complètement emprisonnés, surtout depuis 2012-2014 et les crises syrienne et ukrainienne dans le piège d’une pseudo-doctrine antirusse qui est la prison du déterminisme-narrativiste basée sur l’antirussisme et le suprémacisme anglo-saxon notamment et paradoxalement appuyés sur la prétention suprématiste de la technologie.
Le mépris total où la suffisance des militaires US et de leurs zélotes anglo-saxons et du bloc-BAO tenaient l’ex-URSS et la Russie sinistrée des années 1990 en matière de technologies explique d’autre part qu’ils n’aient pris aucun intérêt à l’évolution militaire russe alors qu’eux-mêmes suivaient la voie faussaire de la stealth technology. Il s’ensuit qu’à partir de 2014-2015, notamment à partir de l’investissement de la Crimée, les militaires-BAO, essentiellement yankees et les autres alignés derrière, ont par conséquent connu le choc de leur vie. Il est même possible que l’une des constructions du déterminisme-narrativistes sur les quelques dizaines d’invasion russes de l’Est de l’Ukraine doive beaucoup à ce choc de la Crimée : affirmer des invasions russes de l’Ukraine que rien ne détectait, c’était simplement confirmer les capacités russes, démontrées en Crimée, d’envahir un pays sans que les gros sabots otaniens ne détectent rien... Du coup, cette réelle capacité russe s’est transformée en une véritable légende, un mythe en plus d’être une vérité-de-situation.
Depuis deux ans également, les généraux US s’agitent devant ce qu’ils découvrent des capacités russes. Ils découvrent, pour leur compte, qu’ils ont axé tous leurs efforts de développement sur ce qu’ils percevaient de cette nouvelle sorte de guerre (asymétrique, G4G, hybride, etc.), laissant la base conventionnelle de leur puissance à son niveau de la fin de la Guerre froide, mais avec des moyens à la fois en réduction constante et en vieillissement constant. Soudain, ils découvrent un adversaire potentiel qu’il croyait éliminé, qui les a rattrapés, distancés, en fait qui s’est lancé dans une nouvelle direction et a développé un nouveau type d’armée capable de conduire des conflits conventionnels du plus haut niveau tout en étant parfaitement adaptée aux conflits hybrides du temps courant.
Pour compléter cette observation objective, cette vérité-de-situation, il faut ajouter une dimension psychologique fondée sur des constats militaires irréfutables, et dont l’effet est dévastateur. C’est le résultat paradoxal et complètement inattendu de la crise ukrainienne, dont on continue à mesurer les responsabilités et les effets stratégiques selon divers points de vue. Mais non, pour nous il apparaît indiscutable que le seul effet fondamental de la crise ukrainienne est ce qui a été perçu par le Pentagone comme la démonstration de la nouvelle puissance militaire russe.
Divers échos de cette évaluation (évidemment renforcé, sinon multiplié par la phase Syrie-II de la crise syrienne, avec l’intervention russe) ont déjà été publiés à plusieurs reprises, et l’on peut aujourd’hui parler d’une évaluation générale qui concerne toutes les forces US. Parallèlement, les diverses forces US constatent l’ampleur du désastre sur leurs propres capacités, leurs équipements, etc. (Le dernier écho est récent : on voit, le 9 avril, que l’US Army envisage purement et simplement la défaite dans une guerre conventionnelle de haute intensité, – implicitement, bien entendu, contre la Russie.) Il y aujourd’hui, chez les chefs militaires US, à côté des évaluations fondées justifiant “objectivement” cette démarche, une véritable croyance jusqu’au mythe de la nouvelle puissance militaire russe qui est en train de donner à la planification US et aux prévisionnistes militaires une perception absolument catastrophique de la situation.
On dira : les USA n’ont qu’à se lancer dans un rééquipement pour revenir au niveau qui convient, et surtout (c’est moins simple) dans le sens où les Russes développent leur défi. On n’aura pas raison car ce n’est pas, – ce n’est plus si simple... Les USA peuvent augmenter leur budget de la défense s’ils le veulent, – et d’ailleurs, ils ne voient aucune autre issue possible ; mais l’absurdité comptable est patente avec des dépenses annuelles, officielles ou dissimulées, approchant les $1.200 milliards par an. Ajoutez-y $50 milliards, qu’est-ce que vous aurez de plus pour l’essentiel ?
Le problème est ailleurs, et il est parfaitement exposé par le cas du JSF ; il est dans ce fait qu’il devient de plus en plus probable que les USA ne sont plus capables, au niveau militaire, de développer des systèmes d’armes efficaces dans les limites des capacités nécessaires et des budgets raisonnables, voire même de parvenir à maîtriser les technologies qu’ils veulent y installer sans se laisser emprisonner par leurs nécessités et leurs exigences. Le cas du JSF, simplifié au constat philosophique de l’évidence résume bien cela : la base technologique, la bureaucratie US et les pratiques de corruption par attribution des investissements sont d’une telle puissance que les USA sont prisonniers du JSF ; et l’on ne voit pas un argument qui fasse penser que le JSF est un “accident”, et beaucoup au contraire pour faire conjecturer qu’il s’agit en fait d’une nouvelle norme, une sorte de pathologie de la productivité technologique.
Cette situation, face à l’aspect colossal de l’appareil militaire, du budget, de la bureaucratie, du Complexe, face à la psychologie de l’hybris et de l’exceptionnalisme, exacerbe l’irritation de la direction-Système des USA face à l’avance russe, et à la démonstration publique de cette avance (la campagne syrienne des Russes, après l’Ukraine). Ainsi, la paralysie, la pathologie, l’emprisonnement et l’impuissance de l’énorme puissance militaire US devenue impotente, loin de susciter l’apaisement de la politique antirusse, l’exacerbe au contraire, même si un chef de la diplomatie en sursis (Kerry, semble-t-il), voudrait parvenir à un certain modus vivendi. Cela nous semble, dans tous les cas, la situation présente, dans le système de l’américanisme tel qu’il existe, et cette situation doit perdurer sinon s'amplifier jusqu'au point de fusion avec un nouveau président qui ne serait qu’un employé du Système et rien d’autre.
Ainsi en venons-nous, ou en revenons-nous, à l’aspect politique du problème que nous examinons... Car, en effet, se pose aux Russes la question : le nouveau Président (US) ne sera-t-il “qu’un employé du Système et rien d’autre” ? La formule est un peu courte, on s’en doute, et si l’on en comprend l’esprit (sorte de “business as usual”) on doit sans aucun doute objecter que la dynamique en cours aux USA, dans le cours des élections présidentielles, est tout ce qu’on veut sauf annonciatrice d’une situation de type-“business as usual”, que c’est même tout le contraire.
On comprend que l’évolution de la situation US aujourd’hui doit être une préoccupation majeure pour la Russie, comme d’ailleurs pour tous les pays du monde ayant une vision stratégique et des intérêts à mesure. Notre hypothèse ici, pour poursuivre le propos, est bien entendu qu’il s’agit d’une préoccupation majeure des Russes, sinon leur préoccupation centrale ; et c’est en tentant de nous placer du point de vue russe que nous allons rapidement passer en revue l’appréciation de la situation aux USA.
Jamais sans doute, même depuis le Watergate, le Vietnam, voire la Grande Dépression, la situation n’a été aussi incertaine et explosive aux USA. Sans doute n’est-il pas exagéré de dire que le seul précédent équivalent en incertitude et en caractère explosif de toute l’histoire des USA est celui de 1860, avec l’élection d’Abraham Lincoln suivie rapidement des sécessions successives des États du Sud de l’Union se formant en Confédération, et du déclenchement de la Guerre de Sécession (avril 1861). Mais certes, en 1860-1861, cette situation intérieure des USA n’avait en rien l’effet possible sur les relations internationales qu’a la situation actuelle.
Pire encore, la situation incertaine et explosive des USA est vraiment sans précédent aucun dans la mesure où elle accompagne une situation d’extrême tension dans plusieurs sens dans le pays, et d’une situation de crise des élites-Système liée à une politique-Système expansionniste et belliciste en crise profonde de déclin sinon d’effondrement qui affecte directement tout le système international. C’est simple : la “seule superpuissance” qui tient par des outils divers les principales lignes de force des relations internationales est en état de chute accélérée dans le désordre et le chaos, et par conséquent les relations internationales ont évidemment tendance à aller dans le même sens, – à un point même qu’on peut dire qu’elles ont déjà précédé les USA dans ce sens, si bien qu’on a du mal à distinguer dans ces deux tendances fortement liées l’une à l’autre où est la cause et où l’effet. D’une certaine façon, et quoique dans des conditions et selon une apparence différentes, on n’est plus très loin de ces moments que l’on connut vis-à-vis de l’URSS à la fin des années 1980 et au début des années 1990, et qui se résumaient par ce terrible constat : que peut-il se passer dans un pays-empire dans un tel état de décomposition, avec un pouvoir en complète dissolution, alors qu’il (ce pays-empire) dispose d’un arsenal nucléaire qui a la capacité de détruire toute vie sur le globe ? Peut-on aujourd’hui commencer à envisager de se poser une telle question vis-à-vis des USA ? Un pouvoir conscient des risques stratégiques majeurs ne peut plus désormais l’écarter. Ceci est notre hypothèse, naturellement : le pouvoir, en Russie, ne peut plus l’écarter, il ne l’écarte plus...
Nous avons insisté fortement sur l’intervention de Poutine répondant, lors d’une conférence de presse, avec un empressement et une loquacité inhabituels à une question qui est d’habitude traitée avec une extrême réserve par les dirigeants russes : un avis sur un candidat à une élection présidentielle en cours dans un pays étranger. Qui plus est, il ne s’agissait pas moins que les élections présidentielles US pour l’événement, et du plus controversé, du plus explosif, du plus acclamé et du plus haï à la fois des candidats, Donald Trump bien entendu... Nous rapportons alors deux remarques datant des jours suivant la déclaration de Poutine (le 16 décembre 2015), qui explicitent et développent ce qui nous paraît complètement singulier et complètement exceptionnel dans le comportement du président russe dans cette occurrence...
• Le 18 décembre 2015, extrait du Journal-dde.crisis de PhG : « Je m’interroge sur la signification cachée de la réponse de Poutine, lors de sa conférence de presse, à propos de Trump-The Donald, telle qu’on nous la rapporte sur ce site ce même 18 décembre. (Ce qui implique effectivement que je crois très possible qu’il y ait une signification cachée.) Le fait est qu’il a répondu comme on peut le lire, couvrant Trump de compliments, alors qu’il aurait très bien pu, et même qu’il aurait dû s’en tenir selon ses propres conceptions de non-interventionnisme dans les affaires d’un État souverain, à un “Ce ne sont pas nos affaires”, puisque domaine de la politique intérieure des USA. (L’argument affleure et aurait dû suffire effectivement comme réponse, lorsqu’il précise ceci que je mets en gras dans l’interprétation de sa réponse : “C'est un homme hors du commun, talentueux sans doute. L’évaluation de sa candidature n'est bien sûr pas de notre ressort, mais il est le leader absolu de la course présidentielle. Il se dit partant pour porter les relations russo-américaines à un autre niveau de coopération, beaucoup plus étroite et approfondie. Nous ne pouvons qu'accueillir favorablement ces efforts.”) »
• Le 19 décembre 2015, dans un article de la rubrique F&C : « ...[a]vec cette remarque que Spencer minimise trop fortement ‘l’affaire’ elle-même à notre sens, en jugeant les remarques de Poutine comme purement “diplomatiques’, alors qu’elles restent pour nous inhabituellement intrusives dans les affaires intérieures US, surtout de la part d’un dirigeant russe, et Poutine en particulier, si pointilleux sur le principe du non-interventionnisme dans les affaires intérieures d’un pays souverain. »
Ces observations achèvent de nourrir de quelques faits qui nous semblent essentiels pour renforcer l’hypothèse générale qui conduit ces notes d’analyse. L’intervention totalement inhabituelle de Poutine concernant Trump, concerne le candidat qui avait, à ce moment, le plus nettement affirmé qu’il entendait rompre avec l’attitude d’agressivité systématique à l’encontre de la Russie qui est suivie par les USA, – en d’autres mots, rompre avec la politique-Système dans ce qu’elle a de plus sensible, de plus déstabilisant...
Quelle est l’orientation générale sur le fond de laquelle nous voulons placer cette réflexion et cette hypothèse ? On la trouve dans un passage du Weekly Comment d’Alastair Crooke, de Conflict Forum, du 8 avril, où il envisage lui-même une hypothèse qu’il substantive par deux références vers deux experts d’origines et de formations différentes mais tous deux de très solides réputation. Avec Crooke lui-même, l’ensemble donne bien un avis convergent pour ce qui concerne l’attitude à venir de la Russie, dans le stade transitoire où elle se trouve (nous avons nous-mêmes accentué de gras les mots et les expressions qui nous importent).
« ...A leading Russian thinker, adviser to the Russian President on economic issues, and promoter of the Eurasian Economic Union, asked rhetorically in a recent article whether there is any reason [for the Russians] to expect the lifting of sanctions. His answer was a flat ‘no’: US sanctions were never about Crimea or even Syria, he says. Rather, they were more about the financial crisis at the heart of the western financial system, and its need to compensate for the depletion at its core by raiding resources from the periphery (where Russia is situate). He foresees the prospect of an intense hybrid war, with Russia as its target.
» Well, Sergey Glaziev is something of a hawk on the subject of Russian re-sovereigntisation, so some may have doubts whether his worrying prognostication that America is on an ineluctable course leading to some sort of confrontation with Russia, is shared by its leaders. Does Russia really believe this to be a real risk? The answer clearly is ‘yes’: It does. Glaziev’s point is that the hybrid aspect has to be defended against, as much as the military aspect – and to this end, he has submitted a series of proposals to Russia’s ‘National Security Council’ to lessen Russia’s vulnerability to geo-financial war.
» Patrick Armstrong, a former Canadian diplomat who served in Moscow, explains that there can be no other rational explanation for how Russia is reconfiguring its army – other than it takes the American threat very seriously. It is preparing for a big war, as opposed to the ‘small’ agile forces that it has had until now, and which were configured for fighting in such fronts as Chechnya and Georgia. Armstrong writes: “one can tell a lot about what kind of war a country expects, by understanding how it has put its [component forces] together: If you stop at independent brigades (or brigade groups) that will have, in proportions, depending on what you want to do, infantry, tank and artillery battalions as well as ‘support’ elements, you are telling the world that you expect, and are planning for, relatively small wars. If you go to divisions you are expecting something larger and if you construct a corps (or army in Russian terminology) you are telling the world that you are preparing for a big war”... »
Nous citons ces trois paragraphes pour substantiver notre propre hypothèse, que nous avons à l’esprit depuis un certain temps déjà, de l’inéluctabilité de l’affrontement entre les USA (le bloc-BAO ?) et la Russie. (“Depuis un certain temps”, certes, et cela avec des variations tactiques dans le jugement de la psychologie mais avec une conviction stratégique. Cette idée était dans notre esprit dès la réélection de Poutine, avec les premières indications précises en décembre 2012 et en février 2013.Il ne s’agissait nullement d’une prévision ou d’une prédiction selon nous [nous n’avons venir ni la crise ukrainienne, ni l’engagement russe en Syrie, ni Trump dans les élections US, etc.] mais du constat d’un nouvel état de la psychologie, essentiellement sinon exclusivement du côté US, c’est-dire du côté du Système, dans l’engagement de la chose, vers des relations nécessairement conflictuelles avec la Russie.)
... D’où ceci que la question hypothétique tendrait à être moins “si” que “quand”, et c’est effectivement là le fond de notre hypothèse, – avec, bien entendu, un codicille fondamental qui n’a jamais manqué dans toutes nos évocations, qui concerne la stabilité du gouvernement US. En effet, de tout ce qui a précédé, avec la rupture que représente l’arrivée d’un nouveau président US ou bien une situation US se précipitant dans l’inconnus, s’impose nécessairement à la Russie une chronologie de paroxysme crisique. L’on pourrait alors observer que les divers éléments détaillés jusqu’ici s’emboîtent parfaitement pour nourrir cette hypothèse, bien entendu sans prétendre une seconde savoir quelle en sera l’issue.
Cette hypothèse du paroxysme crisique se détaille en plusieurs facteurs pour la direction russe.
• Une dimension de préparation militaire pour faire face à n’importe quelle possibilité, c’est-à-dire considérant jusqu’à la possibilité la plus haute (la “big war”). Les observations qu’on a faites, les détails qu’on a donnés vont effectivement dans ce sens : la Russie déploie un ensemble de nouveaux systèmes (y compris au niveau stratégique nucléaire, dont on n’a rien dit, mais qui implique l’entrée en service de systèmes complètement nouveaux, aux capacités complètement inédites pour des systèmes stratégiques nucléaires). Si l’on ne peut dire que la Russie “mobilise”, on peut observer que la Russie se prépare, et dans cette préparation le pire est nécessairement considéré.
• Une dimension politique proche du complet désenchantement. Mis à part Kerry dans ses bons jours et dans les années bissextiles, les dirigeants russes n’ont aucun interlocuteur dans cette administration sur lequel ils puissent compter pour un dialogue équilibré et honnête, permettant de tenter de contenir, – sans parler de résoudre, – certaines des crises les plus criantes et les plus dangereuses. Mais Kerry, c’est encore, tout au plus, sept mois de pouvoir déjà affaibli, et derrière plus aucun pouvoir. On aborde alors la terra incognita de la prochaine administration. Si l’on s’en tenait aux grandes tendances en cours et “à la mode” à Washington, les Russes n’auraient plus qu’à se préparer réellement à un affrontement “dur”, éventuellement et même inéluctablement sous forme militaire, avec tous les risques que cela comporte.
• Mais là, oui, sans aucun doute pour ce dernier point, il y a un “si...” d’une dimension extrêmement importante : “si l’on s’en tenait aux grandes tendances en cours...” signifie que l’on ne peut s’en tenir à elles seules parce qu’il existe des possibilités de développements extrêmement différents aux USA.
Le “si” dont nous parlons embrasse toute la situation politique actuelle aux USA que nous avons évoquée plus haut. Il est manifeste que nous ne sommes pas dans une année électorale/présidentielle courante et que les évènements des prochains six mois sont particulièrement énigmatiques et, eux-mêmes, une terra incognita sans précédent. Il apparaît donc hautement probable que la direction russe attend que ces évènements se déroulent pour être tout à fait fixée sur l’orientation qu’elle doit prendre et pour la posture qu’elle doit elle-même prendre. On peut à nouveau développer trois points, qui précisent les trois possibilités devant lesquelles pourrait être placée la Russie (et nous-mêmes, et le monde entier lui-même par conséquent).
• Le premier “si” concerne la victoire, en novembre prochain, d’un des deux candidats les plus improbables, et qui sont pourtant placés dans des conditions très sérieuses d’une victoire possible : il s’agit bien entendu de Trump et de Sanders. Là se trouve bien entendu l’explication de l’intervention très inhabituelle de Poutine à propos de Trump, telle qu’on l’a détaillée. (Il est moins question de Sanders parce que, en décembre dernier, lorsqu’eut lieu cette intervention, Sanders était à la fois beaucoup moins affirmé que Trump dans la course à la présidence, et qu’il restait extrêmement imprécis quant à sa politique extérieure. Il est probable qu’aujourd’hui, Poutine considère Sanders avec autant d’intérêt que Trump, mais il est devenu impossible pour lui, d’ailleurs sous peine d’effets contradictoires, d’affirmer son intérêt ou sa “préférence” implicite, pour une victoire de Trump ou pour une victoire de Sanders.) Dans tous les cas, il est manifeste qu’une victoire de Trump (ou une victoire de Sanders) modifierait complètement la posture politique de désenchantement qu’on a décrite plus haut, et qu’au contraire les Russes espéreraient trouver avec le nouveau président un terrain d’entente, une sorte d’“armistice” évitant le pire.
• Le deuxième “si” est l’accroissement du désordre US selon une hypothèse aisément compréhensible et imaginable, qui vaut autant pour les démocrates que pour les républicains : un enchaînement de désordre dans l’opposition des directions des deux partis contre les candidats antiSystème qui affirmeraient leurs positions, des conventions “bloquées” aboutissant à des résultats contestés, accroissant le désordre, conduisant ou pas à des candidatures indépendantes ou toute autre sorte d’occurrences du genre, voire débouchant sur un résultat également “bloqué” pour l’élection présidentielle. (En effet, quels que soit les votes populaires, les chiffres qui comptent sont ceux des Grands Electeurs, et il est très concevable qu’avec une élection à trois ou quatre principaux candidats, aucun n’arrive à 270 Grands Electeurs. Dans ce cas, l’élection du président est soumise au vote de la Chambre et l’élection du vice-président au vote du Sénat. Actuellement, nombre de commentateurs évoquent cette issue de se retrouver devant le Congrès pour l’élection.) Bien entendu, ces schémas d’“accroissement du désordre” ne concernent que le processus institutionnel. Qui peut dire, à côté de cela, ce que sera l’évolution de la situation au niveau du désordre en tant que tel, dans la rue, au niveau des réactions des électeurs, etc. ? Là aussi, la situation est une complète énigme dépendant du rapport qui existera en novembre entre la légitimité populaire et la légalité institutionnelle de l'éventuel nouvel élu et, là aussi, les Russes doivent considérer une situation d’attente et de prudence selon l’évolution des événements.
• Un troisième “si” à considérer est, dans le cas où les candidats antiSystème sont éliminés et l’élection faite entre Clinton et Cruz, celui qui concernerait le comportement des chefs des forces armées. Comme on l’a vu, ces chefs sont conscients des faiblesses de leurs forces, particulièrement face à la Russie, et également qu’une Clinton ou qu’un Cruz arriverait à la Maison-Blanche avec des projets franchement bellicistes, qui peuvent conduire très rapidement à un affrontement. Resteraient-ils sans réagir, ou réagiraient-ils à leur façon, et d’une façon générale prendraient-ils contact directement (et secrètement) avec les Russes pour parvenir à des accords secrets évitant des affrontements, – mais se plaçant de ce fait en position inconstitutionnelle d’opposition à leur direction politique ? Autant de questions, autant d’énigmes, qui amèneraient là encore les Russes à une position d’attente et de prudence. On a déjà vu l’importance que nous accordons à cette situation qui s’est déjà manifestée en plusieurs circonstances et qui marque une différence de culture entre les chefs militaires et la direction civile aux USA.
Quoi qu’il en soit, il reste donc cette échéance de six mois qui s’impose désormais comme un tournant essentiel de rupture. Nous voulons dire par là que notre hypothèse tend à privilégier, dans le chef essentiel de la psychologie de la direction russe, le fait que cette psychologie est arrivée au terme de la perception d’une situation qui peut être gérée selon les moyens normaux de la puissance, sans recours à l’extrême des conflits directs.
Politiquement, stratégiquement, psychologiquement et même symboliquement, sinon surtout symboliquement, à partir de l’élection de novembre (selon son cours normal ou selon un cours bifurquant dans le désordre intérieur), nous entrons dans une situation absolument nouvelle. A partir de là, des changements essentiels auront lieu, dans un sens ou l’autre, par des moyens violents ou non, etc., ces changements affectant la situation et la politique des USA selon toutes les possibilités à envisager.
Notre hypothèse est que la direction russe est convaincue de ce changement, sans savoir l’orientation qu’il prendra bien sûr, et se tient prête à toutes les éventualités, y compris la pire qui serait un conflit de haute intensité avec les USA. Notre analyse à ce point, revenant aux hypothèses notamment évoquées dans l’analyse d’Alastair Crooke d’une “guerre” qui pourrait être soit militaire, soit financière, est que les Russes préfèreraient l’affrontement militaire dès lors que l’affrontement serait inévitable. Au niveau financier, ils sont moins bien armés, ils disposent de moins de moyens de maîtrise et pourraient se trouver confrontés à la dissolution de l’une de leurs armes principales : la cohésion de la population russe et sa conscience d’un affrontement de type civilisationnel (entre Système et antiSystème pour nous). C’est pour cette raison principalement que les Russes mettent en place un dispositif militaire qui peut directement être utilisé, avec des effets importants, dans un conflit de haute intensité, si possible restant au niveau conventionnel, si nécessaire passant au niveau nucléaire ; cette hypothèse est basée sur la perception que, pour les Russes, la situation est arrivée au point où l’alternative à un conflit serait la capitulation, la dissolution et la destruction de la Russie par le Système.
Cette perspective, malgré tout ce qu’elle recèle d’effrayant, reste du type rationnel, dans le sens de dépendant de la raison. Le facteur irrationnel, hors de l’empire de la raison, et sans doute le plus proche de ce qu’est un destin collectif dans la suituation que nous connaissons, concerne l’inconnu de l’évolution de l’état de dissolution du Système, – dans ce cas, la situation de désordre potentiel des USA en mode accéléré. C’est là, bien entendu, que se trouve le nœud gordien de la situation, comme nous l’avons souvent relevé ; c’est le cas aujourd’hui, ce le sera plus encore dans six mois. Cet événement, s’il a lieu, changera absolument tous les facteurs de la situation et nous placera devant la véritable terra incognita d’une époque entièrement différente : l'effondrement du Système.
(*) On peut trouver sur ce site plusieurs textes concernant l’histoire et le destin de la stealth technology. Il y a deux textes des 22 juillet et 23 juillet 2005, reprenant des textes de 2004 de notre revue Context qui paraissait alors. Notre texte du 12 décembre 2008 explique la décision de l’USAF de passer au tout-stealth après la guerre du Golfe, qui constitue sans doute le pendant opérationnel, ou la conséquence opérationnelle directe de ce qui est décrit dans le texte comme “l’erreur technologico-stratégique la plus fondamentale de l’histoire militaire”.
(**) Cette “doctrine” eut son illustration dans les années 1990 lorsque l’USAF retira du service actif plusieurs dizaines d’avions très puissants de guerre électronique EF-111A Raven, qui pouvaient encore espérer servir largement au-delà d’une décennie, laissant dès la fin de la décennie des années 1990 les forces aériennes US dépendant pour cette sorte d’action d’une petite flotte de EA-6B Prowler de l’US Navy. L’USAF n’a pas choisi de successeur au EF-111A, toujours à cause de la confiance de sa bureaucratie dans la technologie stealth ; l’US Navy, qui est par contre beaucoup moins partisane de cette technologie, a développé le EF-18G Growler comme successeur du EA-6B.
Forum — Charger les commentaires