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4814Nous notons régulièrement la situation où nous nous nous trouvons, dans les pays développés qui conduisent le système, de voir l’impossibilité que certains sentiments publics de révolte s’expriment par des actes collectifs classiques violents (émeutes, révolution, prise de pouvoir). Nous notons également que cette impossibilité d’une expression directe du mécontentement public n’en interdit pas l’expression par des voies indirectes – sans avoir encore déterminé les effets d’une telle situation.
Nous voudrions développer ce point d’une façon analytique pour mieux faire comprendre notre pensée à nos lecteurs. Il s’agit sans aucun doute d’une situation extrêmement originale, qui mérite toute notre attention par rapport au jugement commun de l’effacement complet du sentiment politique. Nous ne donnons pas seulement une appréciation théorique, car nous pensons qu'il existe d’ores et déjà des événements qui peuvent être inscrits dans le schéma que nous nous proposons de présenter: dans un passé proche, le référendum français de mai 2005; aujourd’hui, aux USA, peut-être, et peut-être d’une façon plus “révolutionnaire” selon cette conception postmoderniste, le mouvement du Tea Party. On y viendra plus loin.
Donnons d’abord une référence précise. Il s’agit d’une situation créée par le phénomène de la communication, qui est à notre sens la caractéristique spécifique essentielle de l’activité de notre civilisation postmoderniste, et génératrice de la plus grande puissance. Nous avons noté quelques caractères qui nous semblent essentiels de cette situation, par exemple dans un récent F&C du 17 août 2009 sur les événements, aux USA, sur la position d'Obama, dans la crise des “soins de santé”.
Voici la citation du passage concerné:
«Ici notre “fascination” (bien dans le sens de “profonde impression éprouvée par quelqu’un”), car nous en éprouvons aujourd’hui, effectivement, et plus intéressante que celle, anecdotique, que nous avions pour Bush. Elle va à une époque, à un temps “maistrien”, à une situation où un homme doit suivre son destin ou bien “tomber ignoblement”. A nouveau cette citation de Maistre: “On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.” Nous aurions tendance à juger que le mot de “scélérat” est un peu sévère pour BHO, et d’autres doivent penser le contraire. Ce n’est pas ce qui importe; ce qui importe, c’est la situation, c’est elle qui nous fascine; et, pour l’instant, BHO en est l’acteur central: ou bien il se soumet à son destin, qui est “de conduire la révolution” anti-système d’une façon ou l’autre, ou bien il “tombera ignoblement” – et la révolution se fera sans lui. Ce qui est fascinant, c’est que l’Histoire fait de BHO, qu’il le veuille ou non, un homme qui pose des mines destinées à exploser, qu’il veuille ou non leur explosion.
»La question est de savoir comment (comment la “révolution” se fera avec ou sans lui). Dans notre époque de communication, nous l’avons déjà écrit, les circonstances extraordinaires de mouvement de l’information par la communication interdisent les actes révolutionnaires parce que “spontanés” dans leur caractère soudain décisif et alors incontrôlables dans leur déroulement, puisqu’au contraire la communication interdit cette spontanéité-là des événements. Par contre, la communication, qui brouille tout, rend aussi les événements incompréhensibles, et les attitudes psychologiques vis-à-vis d’eux idem. Ce que la psychologie ne peut exprimer directement par une “révolution”, elle l’exprime, d’une façon chaotique, à d’autres occasions, d’une façon complètement fortuite. La soudaine agitation US, sidérante, incompréhensible, autour de la question des “soins de santé”, est-elle une de ces circonstances? Suivons-là comme si c’était une possibilité. Jusqu’ici, il faut observer que certains de ses prolongements, y compris la dramatisation de la position de BHO, ne démentent pas cette interprétation. Pour la suite, on verra.»
Ces remarques ont pris, à notre sens, une actualité nouvelle avec le développement (ou la réalisation du développement) du mouvement du Tea Party, tel que nous l’avons observé dans notre F&C du 23 septembre 2009. C’est à partir de ce constat plus récent, et en revenant à lui dans la conclusion de la réflexion, que nous développons cette réflexion.
C’est dire l’importance potentielle que nous accordons à ce mouvement. C’est dire également combien nous estimons qu’il possède des particularités qui peuvent aider à répondre à la question implicite – plutôt aux deux questions implicites: peut-on encore faire une révolution aujourd’hui? Qu’est-ce que c’est qu’une révolution aujourd’hui?
[Bien entendu, nous prenons le terme “révolution” dans un sens débarrassé de tous ses oripeaux idéologiques, de toutes les orientations politiques dont le terme est marquée depuis deux siècles. Nous demandons à nos lecteurs de faire cet effort d’abstraction. Le contexte où nous évoquons cette situation implique une “révolution” contre ce que nous nommons “le système”, qui est la puissance mécanique et bureaucratique dominante du monde, d’où sont issues les puissances financières, militaires, etc. Pour nous, ce “système” est issu des deux derniers siècles d’Histoire, depuis la fin du XVIIIème siècle, donc issu notamment des événements révolutionnaires de ces deux siècles; par exemple, le capitalisme intégral, qui prône la “destruction créatrice”, répond, dans sa définition fondamentalement déstructurante, aux dynamiques révolutionnaires des deux derniers siècles. C’est dire si le terme “révolution” que nous utilisons, selon notre logique du contre feu, est objectivement adversaire d’un système issu d’un processus révolutionnaire; s’il lui fallait à tout prix une étiquette politique – ce que nous jugeons inutile sinon pour expliciter le propos, justement à cause de la charge idéologique de cette identification – ce serait plutôt “contre-révolutionnaire”.]
Le problème que nous posons est bien celui de la communication, nullement de l’information. Il s’agit de l’ensemble de moyens, de réseaux, de médias, qui véhiculent l’information, d’une façon universelle, à une très grande vitesse, vers un accès de plus en plus généralisé. Pour mieux exprimer notre sentiment, nous allons revenir sur le précédent fameux des événements émeutiers de mai 1968, à Paris.
Un aspect important de ces événements fut l’omniprésence des radios (RTL, Europe n°1, etc.) durant les événements, sur place, au cœur des émeutes, c’est-à-dire l’omniprésence du phénomène de la communication de l’information. Certains mirent gravement en cause ce phénomène, comme un moyen de propagation de l’émeute. On estima qu’il avait permis la localisation et l’identification des divers groupes, la connaissance de l’évolution de la situation, etc. Les radios servirent de porte-voix aux leaders émeutiers, en les interviewant, ce qui facilita la mobilisation, l’“appel aux armes”, les regroupements, etc. Il s’agirait ici du phénomène tactique du rôle de l’information, par ailleurs bien connu dans toutes les situations de guerre et d’affrontement.
Notre propos serait alors précisément contraire au jugement selon lequel cette présence des radios a facilité les événements “révolutionnaires”. Nous prétendons que, de ce point de vue des événements de rue, mai 1968 fut caractéristique du surgissement du phénomène de la communication qui, au lieu de permettre la diffusion et l’extension de l’émeute, et surtout l’aggravation de l’émeute jusqu’au coup de force et à la révolution, la contint au contraire dans les bornes d’une restriction fondamentale, interdisant l’événement lui-même fondamental de la “révolution”. Il s’agirait ici du premier phénomène psychologique de la communication.
Pour qu’une émeute devienne une révolution, il faut une rupture qui est de l’ordre du psychologique et non du tactique. A partir d’un certain moment, la dynamique de l’événement conduit ceux qui le font à être conduit par elle, et cette dynamique les emporte alors dans un monde nouveau (qui est en même temps créé par elle). (On retrouve là l’observation de Joseph de Maistre, mais nous l’utilisons pour un autre propos.) Il y a alors rupture avec le monde dont l’on faisait partie et dont on ne fait plus partie, qui devient “ancien monde” – et la rupture c’est la révolution. Il s’agit d’abord d’un processus psychologique. Pour être, la révolution doit être perçue comme telle par ceux qui la font puis sont emportés par elle.
Puisqu’elle est psychologique, la rupture doit exister également au niveau de l’information. On ne parle plus le même langage que celui de l’“ancien monde”, on ne vit plus les mêmes événements. Le processus de mai 1968 empêcha cette rupture révolutionnaire. Si tactiquement, la diffusion d’information servit les émeutiers, en revanche elle empêcha toute rupture psychologique. Les émeutiers, et leurs chefs, restèrent dans l’“ancien monde” (RTL, Europe n°1, Geismar ou Cohn Bendit cherchant à être interviewé à 20H00 parce que c’est l’heure de grande écoute, tout ça c’est de l’“ancien monde”). L’“ancien monde” resta le monde commun à tous et il n’y eut pas de rupture révolutionnaire. Si la communication facilite la diffusion de l’information, elle interdit la rupture tragique qui introduit l’idée révolutionnaire dans la psychologie.
Finalement, ces événements qui eurent un écho extraordinaire, n’eurent, comme l’on sait, que très peu d’effets politiques. Marcel Jouhandeau avait raison, qui disait des “enragés”, en mai 1968: «Ils finiront tous notaires…» (ou députés européens, ce qui revient au même). Par contre, il est indiscutable que ces événements suscitèrent des conséquences sociales et psychologiques considérables sur le terme, par les changements qu’ils suscitèrent dans l’“ancien monde” lui-même, resté notre monde à tous.
Il va de soi que nous n’avons pas pris mai 1968 comme “modèle” politique digne d’être suivi – c’est un autre débat, et nous aurions alors une position bien tranchée, mettant bien sûr mai 1968 comme événement déstructurant et moderniste; nous l’avons pris comme modèle du moment fondamental où, dans le phénomène communication-information (la communication charriant l’information), la communication prit le dessus sur l’information.
Depuis, cette tendance s’est prodigieusement accélérée avec la prodigieuse accélération des moyens de communication, tandis que l’information reste égale à elle-même, complètement dépendante de la communication, et donc perdant de plus en plus d’importance dans le rapport communication-information quant à l’effet sur la forme des événements. Aujourd’hui, une révolution avec rupture psychologique comme nous la décrivons plus haut, dans les conditions de hautes technologies de nos sociétés, est complètement impossible. La rapidité et l’universalité de la diffusion des informations par la communication interdisent décisivement toute situation de spontanéité, d’isolement événementiel qui, seule, permet la possibilité d’une rupture révolutionnaire de la forme que nous avons signalée plus haut.
Dans cette nouvelle situation d'omniprésence et de pression tyrannique de la communication, par contre, l’effet caché sur la psychologie et sur les arrangements sociaux que nous décrivions dans le cas de mai 1968 comme une conséquence du moyen et du long terme est devenu incomparablement plus rapide. Il se réalise presque dans le même temps que se produit l’événement de la communication, alors qu’il fallut plusieurs années, sinon une ou deux décennies, pour intégrer les effets de mai 1968.
Les événements, aujourd’hui, sont contenus brutalement dans un schéma contraint, avec impossibilité, réalisée par les “révoltés” eux-mêmes, de s’évader de l’“ancien monde” sous une forme de rupture révolutionnaire. De ce point de vue, la psychologie est directement contrainte par l’absence de radicalité tragique de l’événement. Par contre, l’évolution psychologique souterraine, concernant les appréciations de cette situation bloquée, la frustration, en même temps que l’évolution qui permet aux relations et aux jugements sociaux et politiques de se radicaliser, est extrêmement rapide, voire instantanée.
L’événement du référendum de mai 2005 en France est le type même d’événement révolutionnaire sans “révolution” (sans rupture). L’événement politique lui-même n’a débouché sur aucune insurrection, sur aucun bouleversement, mais l’évolution psychologique radicale a été remarquable de puissance pendant la campagne, par les moyens de communication non traditionnels qu’on sait, et a eu des effets psychologiques indéniables sur les directions politiques, effets qu’on mesurera historiquement. Nous prétendons que, depuis ce référendum qui n’eut rien de décisif dans les événements eux-mêmes, l’Europe institutionnelle, contre laquelle a eu lieu la révolte (et non “l’Europe” en soi, certes, contre laquelle les “non” du référendum n’avaient aucune animosité), cette Europe est bloquée comme elle ne le fut jamais.
Cette situation s’est généralisée à mesure de l’affirmation de la communication qu’on a dite, et elle a accru encore certains caractères remarquables. On constate la multiplication d’événements sans aucun doute de protestation, qui semblent n’avoir que bien peu de sens et de direction, parce que dépourvus d’objectifs “révolutionnaires” identifiables (prise du pouvoir, notamment). Ils sont également dépourvus de dirigeants notables, parce que l’évolution ne dépend pas de ces facteurs extérieurs. Ce qui compte, c’est l’évolution psychologique que marquent ces événements, et l’effet psychologique qu’ils ont immédiatement sur les dirigeants – paralysie, désordre à l’intérieur du système, incompréhension des mouvements de protestation et donc mésentente à l’intérieur des directions pour réagir, etc.
On pense bien entendu, et principalement, au mouvement US de protestation dit Tea Party, puisqu’on en parle ce 23 septembre 2009, mais également de mouvements prétendument (qui peut le dire, et quelle importance de le dire?) d’un autre sens idéologique, comme le mouvements anti-globalisation sous toutes ces formes et certains aspects de ce qu’on nomme la guerre de quatrième génération (G4G) dans le sens le plus large, comme nous avons souvent tenté de la définir. Tous ces mouvements semblent n’aller nulle part ou mélanger des revendications anarchiques et sans cohésion. L’important est au niveau de la communication, avec l’évolution psychologique qu’ils font subir tant aux participants qu’aux dirigeants divers qui les observent et sont d’autant plus effrayés qu’ils n’y comprennent rien – parce qu’en première analyse et analyse de surface, il n’y a rien à comprendre, sinon le rejet général d’un système qui ne peut être pris en compte par ces mêmes dirigeants.
Dans ce sens, nous sommes exactement dans la logique et la dynamique du mouvement maistrien. L’événement prend une telle puissance qu’il se crée lui-même, qu’il se nourrit lui-même de sa puissance. Il conduit les hommes bien plus qu’il n’est conduit par eux, et il leur impose sa logique. Simplement, les moyens ont changé: c'est la communication, avec ses divers effets indirects sur la psychologie, qui se charge de transmettre l'impulsion dynamique de l'événement.
Maintenant, et pour aller au bout de cette rapide analyse, il faut aller jusqu’au bout de la question en parlant du sens caché de l’événement qui semble n’avoir pas de sens. Même si la forme de l’événement telle qu’on a tenté de la décrire a notamment comme modèle mai 68, le sens politique doit être compris comme très différent, si pas opposé. Mai 68 s’attaquait expressément à des forces structurées, dans un but de déstructuration. Dans ce sens, le fondement du mouvement a triomphé, avec l’extension du modèle américaniste dans la globalisation.
Ce n’est certainement pas un hasard si l’écrasante majorité des leaders soi-disant révolutionnaires de mai 68 se retrouvent aujourd’hui, soigneusement rangés dans le camp de la globalisation et de l’hyper-libéralisme. (Cette remarque, nuancée de ceci: c’était le cas, au moins jusqu’à la crise du 15 septembre 2008, un peu comme tous les hagiographes de la globalisation et de la libéralisation, chacun ayant mis depuis, à doses changeantes, un petit peu de vin rosée d'un soupçon de contestation dans son eau globalisée.) Cohn-Bendit est un bon modèle du genre, un exemple sans un pli d’un reclassement qui n’en est pas vraiment un: ce qu’il est devenu, non pas notaire mais député européen partisan de la globalisation hyper-libérale, il l’est devenu dans un monde qu’il a fortement contribué à préparer et à dessiner dès mai 68.
Au contraire, les mouvements actuels, s’ils sont déstructurants, le sont d’une puissance, le système, qui est elle-même déstructurante, agissant ainsi selon le principe du contre-feu qu’on cite souvent et qu’on a cité plus haut. Ils constituent objectivement, par induction algébrique, une force structurante. On comprend alors l’inutilité de leur chercher un sens idéologique, comme certains font aujourd’hui pour le mouvement du Tea Party. A cet égard, la communication a tué impitoyablement l’idéologie. Il s’agit d’une ironie profonde, puisque la communication a été créée par le système pour nourrir sa puissance et l’idéologie unique qui manifeste cette puissance. La communication fournit aujourd’hui le processus qui rend caduques les idéologies, et qui semble ainsi avoir la capacité potentielle d’avoir raison, dans un avenir peut-être proche, de l’“idéologie unique”.
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