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32355 novembre 2015 – Ce qui a suscité ces Notes d’analyse, c’est d’abord un article de l’excellent Pépé Escobar, du 31 octobre 2015, sur Asia Times, puis sur Russia Insider, etc., sur la situation au Moyen-Orient autour du destin de Daesh, avec son extension aussi bien vers l’Europe que vers l’Asie. (Voir aussi la version française de l'article sur le Saker-francophone.) L’ampleur du sujet, y compris dans sa prospective qui n’implique rien de moins que la symbolique de la conquête du monde par Daesh, est mesurée par le titre : « ISIS at the Gates of Vienna – Marching forward to take over the world, one region at a time ». L’ambition de cette description puissante est appuyée sur une infinité de situations toutes plus complexes les unes que les autres (“l’Orient compliqué” l’est tant et plus que parler d’une simple complication paraît une simplification obscène sinon pathologique), qui projettent leur complexité sur la description de cette “conquête du monde” et semblent effectivement renvoyer à une psychologie de Daesh comme manipulateur universel par défaut (les fautes et les inconséquences des autres acteurs), et certes de caractère maléfique pendant qu'on y est.
Pour compléter ce matériel de départ de ces Notes, nous ajoutons l’exemple de l’article de Gordon Duff, autre auteur antiSystème avec souvent des interventions très originales, le 1er novembre 2015, sur New Eastern Outlook, sous le titre « The Saudi-Israeli -Elephant in the Room ». Duff entend expliquer tous les évènements à partir d’avant 9/11 jusqu’à aujourd’hui, essentiellement par le fait d’un diabolus ex machina, c’est-à-dire l’Arabie Saoudite, affecté d’une psychologie obsessionnelle qu’on croirait effectivement sous l’emprise d’une influence maléfique, – nous répétons le qualificatif, pendant que nous y sommes. La chose n’est pas dite de cette façon, bien entendu, car l’article est conçu rationnellement, mais l’impression est irrésistible à cet égard. L’article de Duff ne peut se comparer à celui d’Escobar car il ne prétend pas une seconde analyser la situation précise de la phase actuelle du Moyen-Orient, mais il présente un exemple d’une vision beaucoup plus générale et beaucoup plus longue (depuis 9/11 et les manigances autour) d'une situation d'une égale complexité. Le résultat est donc similaire dans notre perception de la situation générale que nous avons devant les yeux et dont nous savons parfaitement que les racines remontent effectivement, pour la séquence, à 9/11 et l’attaque contre l’Irak. De même la conclusion, après les mêmes jugements et les mêmes commentaires de la part du lecteur, serait similaire dans les cas d’un très grand nombre d’autres articles de la même veine, d’auteurs tout aussi honorables, concernant les mêmes situations ou les situations diverses de la même situation générale du monde. C’est-à-dire que ni les auteurs ni leurs analyses ne sont en cause ; la complexité et le désordre de la situation ne permettent aucune autre forme de travail que celle qui est utilisée si l'on s'en tient à la seule observation rationnelle.
Notre sentiment et notre réaction vis-à-vis de ces deux articles, et d’autres de la même eau par conséquent, est simplement que nous n’y comprenons rien. Répétons-le encore et encore, il n’est pas question de mettre en cause la valeur professionnelle des auteurs, leurs compétences et leurs informations, ni les sources qui leur donnent ces informations. Du point de vue de notre psychologie de lecteur, il est d’une part éventuellement question de notre capacité de compréhension, et d’autre part et surtout, et essentiellement, de l’intérêt pour nous d’une telle compréhension. (Nous n’y comprenons rien, mais d’abord nous ne sommes pas intéressés d’y comprendre grand’chose dans le sens de faire acte volontaire de connaissance spécifique et ceci explique de toutes les façons cela.) Il s’agit, avec ce dernier point, d’une référence directe à la stratégie de l’inconnaissance, qui est le thème essentiel de ces Notes d’analyse, qui nous paraît aujourd’hui plus que jamais, – ou si l’on veut une autre formule, “aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain”, – un concept absolument nécessaire, et nous dirions même intellectuellement vital.
... Il est aussi et surtout question, lorsque nous disons abruptement et d’une façon un peu provocante “nous n’y comprenons rien”, de constater que les plus savantes explications, les remarques les plus secrètes et les références les plus cultivées, ne peuvent rien devant des évènements dont l’essence même, – comme s’ils avaient une ontologie propre et d’une extraordinaire puissance comme d’une autonomie complète, – est d’être incompréhensible pour notre raison si notre raison entend organiser ces évènements dans un cadre général cohérent et significatif.
Certes, on peut tenter d’en expliquer le mécanisme, les différentes logiques internes, etc. Mais si l’on en arrive à conclure, en plaisantant à peine, que Daesh est en train de conquérir le monde si l’on continue comme cela se poursuit, et que l’en en revient à 1683 (« History has a jolly habit of repeating itself as surrealist farce. Is it 1683 all over again, with the Ottoman Empire laying siege to Vienna just to be defeated by the “infidels” at the last minute? »), effectivement l’on se trouve au niveau de ... “la farce surréaliste”. Évidemment, en citant cette expression de “farce surréaliste”, écrite par Escobar lui-même, on comprend que l’auteur lui-même, finalement, juge comme pas loin d’être absurde le prolongement général du texte qu’il développe. En ce sens, il nous confirme par l’absurde que nous sommes sur le territoire de l’incompréhensibilité. (Le siège de Vienne de 1683 n’était pas une “farce surréaliste” ; Daesh devant Vienne en 2016, – laissons-lui le temps d’avancer, camouflée dans le flot des réfugiés-migrants, – ça l’est...)
Quoique différent, le texte de Duff va dans le même sens, en chargeant l’Arabie et sa monarchie pourrie, corrompue jusqu’à la moelle, acharnée à se dévorer entre ses composants, du rôle de diabolus ex machina. Là aussi s’impose la même sorte de remarque, et le constat pour notre compte que, puisqu'il faut bien tenter d’expliquer ce qui ne peut l’être vraiment d’une façon rationnellement rangée, il s'agit d'une explication nécessairement par des causes extraordinaires qui restent certes du domaine de la rationalité mais qui sont effectivement extraordinaires jusqu’à susciter une sorte de souffrance intellectuelle, par rapport à la multitude de facteurs qui sont partout en action et dans tous les sens.
Notre appréciation est que cette incompréhensibilité qui ne cesse de grandir a une cause, qui n’est évidemment pas humaine, mais qui peut se résumer opérationnellement par l’accroissement géométrique de deux phénomènes métahistoriques : l’accélération de l’“histoire-tout-court” (l’histoire courante, ou application opérationnelle de certains aspects de la métahistoire) qui implique sa transformation en métahistoire, ou Histoire majusculée, d’une part ; et d’autre part, la contraction du Temps. Ces deux facteurs provoquent et précipitent les évènements, compressent les logiques jusqu’à leur quasi-dissolution, réduisent les stratégies à une esquisse sans queue ni tête, enferment le volume de l’ensemble dans des dimensions effarantes de contraintes jusqu’à la plus complète déformation par distorsion, amputation, dysfonctionnement, etc. Les évènements sont devenus incompréhensibles parce qu’en un sens ils sont méconnaissables comme l’est une personne défigurée. Le système de la communication est évidemment devenu l’outil principal rendant compte de ce phénomène, et y participant activement ; mais il n’en est pas la cause puisque ces évènements ont lieu, il ne fait que rendre compte en ajoutant sa tendance à l’extension et à l’exubérance.
Les évènements vont trop vite dans un laps de temps de plus en plus contraints et ils perdent leur logique et leur cohésion. Ils tourbillonnent, comme les crises, et ne se laissent plus saisir. Ils se dissolvent avant qu’on ait pu prendre leur mesure, ils disparaissent avant d’apparaître vraiment et pourtant ils laissent leur marque et une trace qui n’ont alors aucune cause rationnelle. Ils font désormais partie d’un ensemble plus général qui suscite cette accélération et cette incompréhensibilité, et cet ensemble auquel nous n’avons pas accès parce que nous ne pourrions avoir accès à lui qu’au travers de la compréhension spécifique de tous ces évènements alors que, comme on l’a vu, ils sont devenus incompréhensibles par rapport à la situation générale. Cet ensemble plus général, ce courant de facto extrahumain (ou surhumain) sollicite constamment nos enquêtes par la puissance de ses manifestations et pourtant il s’en protège complètement en rendant ces enquêtes stériles, dérisoires, impuissantes et paralysées. Nous disons de plus en plus “il se passe quelque chose de plus en plus formidable” et nous ajoutons aussitôt “...et nous y comprenons de moins en moins”.
En passant, dans ce cadre “évènementiel” ainsi fixé, à l’appréciation du concept d’inconnaissance, et pour justifier sa mise à jour, il faut rappeler que ce concept a été introduit par nous en 2011. L’on fera alors la remarque préliminaire qu’en 2011, l’on mesurait nettement moins approximativement le désordre inouï de la situation qu’on ne le mesure aujourd’hui. La confusion était déjà extrême mais les grandes lignes politiques et stratégiques pouvaient encore être distinguées même si l’on pouvait en douter ; la communication, pourtant déjà infiniment puissante et largement premier facteur d’évaluation, n’écrasait pas encore complètement, en mettant en évidence les déformations affreuses qu’on mentionne, tous les autres aspects de la situation comme elle le fait aujourd’hui. Décidément, nous ne sommes plus en 2011.
On comprend que, dans un tel cas de rupture de la perception et de la complexité infinie à laquelle se heurtent de la connaissance et la compréhension, nous nous retournions vers le concept de l’inconnaissance pour nous interroger sur le fait de savoir 1) s’il est toujours pertinent aujourd’hui et 2) si cette pertinence, si c’est le cas, ne mérite pas d’être élargie, approfondie, revisitée et modifiée. On se doute que ces deux questions sont de pure forme et que les réponses ne peuvent être que positive, puisque c’est évidemment la raison d’être de ces Notes d’analyse. Le concept d’inconnaissance est aujourd’hui plus pertinent qu’il ne le fut jamais depuis qu’il est utilisé par nous, et il doit être radicalement revisité et modifié, à la fois plus affirmé et plus nuancé.
• En préliminaire très rapide, on notera que ce concept d’“inconnaissance” qui n’a évidemment pas ce nom, se retrouve dans certaines démarches très antérieures, comme ce qui est repéré et présenté dans le Journal dde.crisis de Philippe Grasset, pas plus tard qu’hier 4 novembre, concernant Gustave Le Bon en 1915. Cela est dit pour observer que la situation de la modernité en général, étendue au moins jusqu'au début du XIXe siècle, suscite naturellement, dans ses périodes de paroxysme, une telle démarche même si elle n’en porte pas le nom. (Bien entendu, comme signalé dans ce texte d’hier, la proximité des deux textes n’est pas dans notre chef due au hasard ; ils se complètent.)
• On rappelle que le concept d’“inconnaissance” est apparu dans nos travaux pour la première fois dans la Lettre d’Analyse dde.crisis du 10 juin 2011, dont il fut rendu compte dans un texte d’Analyse-dde.crisis du 13 juin 2011, d’une façon qui n’était pas encore fondamentale mais qui en définissait déjà les grandes lignes : « Notre position doit être celle de l’“inconnaissance” (“ni ignorance, ni connaissance”) : on ne peut ignorer l’existence du Système, de son activité, de son dessein ultime, etc. (“ni ignorance”), mais il est inutile et dangereux de tenter de le connaître trop bien pour le détruire éventuellement, car l’on risque d’être absorbé par lui et de disparaître, au moins spirituellement, en lui (“ni connaissance”)… »
• On poursuivra de façon beaucoup plus élaborée en donnant des extraits beaucoup plus substantiels du premier texte réellement consacré à l’“inconnaissance” en tant que concept utilisable pour notre travail. Il s’agit du texte du 13 juillet 2011, qui s’appuie sur la Lettre d’Analyse dde.crisis du 10 juillet 2015, en lui empruntant des extraits. Nous reproduisons ci-dessous un de ces extraits du dde.crisis figurant dans ce texte du 13 juillet 2011, qui nous paraît concentrer le définition de l’inconnaissance à ce stade, et une définition absolument liée à l’attitude qu’il importe d’avoir vis-à-vis du Système....
« ... [L]a spéculation de l’esprit, la recherche d’une issue est, dans le cadre du Système, totalement impossible. Nous sommes condamnés aux “choses terrestres”, c’est-à-dire, sans nous attarder aux charlataneries sans conséquence des mysticismes au rabais, aux seules vaticinations du rationalisme et de ses substituts grimés en fausses alternatives. C’est-à-dire que le champ offert à la révolte contre la raison humaine [la raison-subvertie] s’ouvre majestueusement sur la consultation empressée de... la raison humaine. Pour éteindre l’incendie, adressez-vous au pyromane, – lui, il sait. Ainsi mesure-t-on le legs de liberté de l’esprit laissé par cinq siècles de modernité transmutée en “déchaînement de la matière”, après l’opération faussaire assassinant la véritable liberté de l’esprit au long du XVIème siècle, puis lorsque se mirent en place les fondements de la transmutation faussaire accomplie (Siècle des Lumières et des psychologies épuisées, “persiflage” et le reste, jusqu’au grand rendez-vous des trois révolutions).
» Cela nous conduit, dans notre situation présente, à nouveau à la puissante vertu métaphysique de l’inconnaissance. En effet, l’inconnaissance est une vertu parce qu’elle nous situe nécessairement en dehors du Système, et elle l’est alors, dans ce cas, d’une autre façon, avec sa vertu renforcée à mesure. La seule voie pour s’échapper du camp de concentration de l’intellect qu’a établi le Système, c’est effectivement de s’en évader ontologiquement, et l’inconnaissance est la formule, – la situation de perception psychologique, l’attitude du comportement de l’intellect, – qui nous paraît évidente pour réaliser cette évasion. Puisqu’elle propose la situation fondamentale de se tenir en dehors du Système, d’en refuser sa connaissance qui est en elle-même un emprisonnement à son objet, elle rejoint effectivement l’impératif de rupture que nous avons déterminé d’un point de vue historique, après l’avoir manifesté d’un point de vue métaphysique. Effectivement, la métaphysique rencontre l’[h]istoire, la transforme en métahistoire, caractérise la rupture proposée de ce point de vue, et complète ainsi l’évolution nécessaire pour accomplir le devoir de résistance et s’ériger, non seulement en adversaire du Système, mais en étranger du Système. Non seulement cette position de rupture manifestée par une position intellectuelle de l’en dehors signifie hostilité et résistance, mais, plus encore, elle manifeste un refus ontologique de l’existence du Système.
» Pour prendre une position d’une telle force, d’une telle radicalité, effectivement il faut répudier les chaînes dont le Système nous a chargés et retrouver la liberté pour l’évolution de la spéculation de l’esprit. Dans la situation qui est la nôtre, l’esprit ne peut être laissé avec la seule possibilité du “Pour éteindre l’incendie, adressez-vous au pyromane”. Cette novation intellectuelle de trouver une ouverture qui permette à la spéculation de choisir sa voie et d’échapper au diktat de la raison humaine qui reste subvertie dans son rôle infâme de courroie de transmission du Système, c’est-à-dire de “la [M]atière déchaînée”, l’inconnaissance la ménage absolument. Nous irions même, en esthète reconnaissant, jusqu’à lui trouver une élégance de bon aloi... »
Une nouvelle étape était subrepticement franchi, sans vraiment théoriser la chose ni définir son activité opérationnelle dans une Chronique du 19 courant..., celle du 19 avril 2013. L’un des sujets de cette chronique, qui par définition n’a absolument pas la rigueur d’un texte théorique sur l’exploration d’un concept, était effectivement l’inconnaissance.
• Les remarques apportaient effectivement d’une manière subreptice (d’une certaine façon sans que l’auteur en ait précisément conscience) des précisions qui tendaient à faire évoluer le concept ; au départ, on a l’impression claire que l’inconnaissance est une formule pour “s’évader” du Système (« La seule voie pour s’échapper du camp de concentration de l’intellect qu’a établi le Système, c’est effectivement de s’en évader ontologiquement, et l’inconnaissance est la formule, – la situation de perception psychologique, l’attitude du comportement de l’intellect, – qui nous paraît évidente pour réaliser cette évasion. ») ; dans le texte référencé ici, il s’agit d’une formule qui recommande de faire de cette position d’“évadé” une voie pour mieux distinguer certaines “vérités” (le mot n’est pas encore dit, mais on y viendra) :
« Dans ce cas, l’inconnaissance n’est plus une facilité mais un devoir nouveau, qui est aussi une charge, qui demande de l’attention et une tension constantes, qui prend une allure d’aventure spirituelle ajoutée au parcours opérationnel. La chose a, par rapport à la démarche initiale, complètement changé de fonction, de forme, de substance. Ce qui, au départ, semblerait fait pour alléger votre fardeau, aboutit à vous charger d’un fardeau bien plus lourd. Vous pouvez écarter bien des choses, détails, tromperies, faux-semblants, et encore avec à chaque instant la possibilité d’une erreur, mais c’est pour mieux aborder ce mystère majeur qu’est le Système ; et si c’est pour le combattre en se gardant de trop le connaître, et même en faisant en sorte de ne pas le connaître, c’est bien entendu dans un but de le dépasser pour poursuivre une quête plus haute qui, elle aussi, sera marquée de la “nécessité d’inconnaissance”... »
• D’autre part, dans le même texte, la dimension purement métaphysique et indicible de l’idée d’“inconnaissance”, était signalée, avec la précision que cette dimension ne constituait pas un autre domaine complètement différent de notre “inconnaissance” en tant que concept “opérationnel”, mais qu’un lien existait, – cela suggéré par la partie en gras souligné dans le passage précédent. (Dans cette citation, nous rajoutons un souligné de gras pour un passage qui nous importe. Certains passages de cette citation renvoie à bien entendu d’autres passages non citées du texte référencé qu’il est facile de retrouver pour ceux que cela intéresse.)
« ...Plus haut, je parlai de l’inconnaissance comme étant “la métaphysique et la spiritualité les plus hautes qu’on puisse imaginer”. J’avais à l’esprit cette phrase du Pseudo-Denys l’Aréopagite, de son ‘Connaître l’inconnaissable’ que j’ai découvert si récemment et si à-propos, – et cela, sans m’attacher un instant à la référence biblique du personnage qui y est nommé ; simplement, en me référant à l’énigmatique dimension du verbe, de cette phrase qui n’en finit pas, et en la mettant instinctivement dans l’esprit et dans le verbe de celui qui, en mer, la nuit comme je l’ai dit, épousant la mer comme on fait d’une forme parfaite alors que le monde ne semble plus faire qu’Un... “C’est alors seulement que, dépassant le monde où l’on est vu et où l’on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance : c’est là qu’il fait taire tout savoir positif, qu’il échappe entièrement à toute saisie et à toute vision, car il appartient tout entier à Celui qui est au-delà de tout, car il ne s’appartient plus lui-même ni n’appartient à rien d’étranger, uni par le meilleur de lui-même à Celui qui échappe à toute inconnaissance, ayant renoncé à tout savoir positif, et grâce à cette inconnaissance même connaissant par delà toute intelligence.” »
Nous choisissons la date de février 2014 (“coup de Kiev”) pour distinguer une nouvelle situation, qui s’est formidablement amplifiée par la recrudescence de la crise syrienne avec l’intervention russe (Syrie-II) enchaînant directement sur la crise ukrainienne, et qui lui est intimement liée notamment et fondamentalement par la présence majeure de la Russie et des USA directement impliqués (encore plus en Syrie qu’en Ukraine, puisqu’en Ukraine les USA en sont restés à une présence moins visible, à un engagement plus “secret” qu’en Syrie). D’autre part, la Syrie, par le nombre invraisemblable d’acteurs étatiques et non-étatiques, a formidablement amplifié le caractère de confusion extraordinaire de l’événement, donnant la justification à cette analyse qui détermine effectivement une situation du monde d’essence nouvelle, symboliquement depuis “le coup de Kiev”. Enfin, la formidable expansion du système de la communication s’est accompagnée de l’introduction de conditions absolument extraordinaires dans le chef de la déformation des évènements, ou plutôt de l’invention de mondes parallèles qui phagocytent complètement certains esprits, ou les esprits de certaines communautés et entités, engendrant des phénomènes écrasants de contraintes psychologiques tel que le déterminisme-narrativiste.
Dans tous les cas, on comprend que, dans notre analyse, le fait principal est que les crises de l’Ukraine et de la Syrie-II sont intimement liées, si intimement liées qu’elles doivent être considérées au terme d’une réflexion générale ne faisant qu’une (et, dans ce cas, ne faisant qu’une aussi avec d’autres crises, avec toutes les autres crises comme le suggère la définition du “tourbillon crisique”). Cette liaison n’est ni politique ni géopolitique et ne se réfère guère qu’au phénomène de la communication parmi nos références habituelles, pour apparaître comme liées par un pur phénomène crisique de substance métahistorique, – par le fait d’être des crises qui se correspondent, qui se superposent, qui vont ensemble jusqu’à être effectivement les extensions, les soubresauts, les secousses sismiques ou les éruptions volcaniques en divers lieux de la même crise. (En ce sens, la crise Syrie-II diffère fondamentalement de la première crise des années 2011-2014.)
De ce point de vue de l’identification et du rangement de ces évènements, les conditions stratégiques, les objectifs des uns et des autres n’ont que peu d’importance, au contraire de la forme commune de ces deux crises caractérisant le processus d’intégration de toutes les crises, avec le centre homothétique du phénomène changeant et variant, en une seule crise (le “tourbillon crisique”) qui est la forme opérationnelle intégrée de la Grande Crise d’Effondrement du Système. Ainsi l’“opérationnalité” de ces crises n’a aucun rapport avec l’“opérationnalité” des évènements qui les manifestent ; l’intensité opérationnelle de Syrie-II, avec les différents mouvements crisiques, est essentielle, tandis qu’on accordera extrêmement peu d’importance sinon aucune aux avatars opérationnels classiques sauf le fait essentiel de l’exacerbation que leurs actions impriment à la crise. (“Avatars opérationnels classiques” : Daesh approche-t-il de Vienne, que font les USA après le nième décision de ne pas décider du président exceptionnel, et la Turquie du Sultan-Erdogan, l’Arabie pourrie et les Émirats pleins de mirages, l’avancée de l’intervention russe avec le choc qu’elle provoque, Israël et ses politiques tordues et obsessionnelles, la Jordanie se coordonnant avec les Russes après l’Irak, les groupes terroristes fleurissant de tous les côtés comme autant de start-ups à Silicon Valley, les fantômes de l’opposition modérée à Assad flottant dans les ruines à la recherche de leurs instructeurs de CENTCOM, Assad lui-même qui ne devrait pas exister, etc.)
L’un des caractères de ces nouvelles situation est le schéma “stratégique” qui s’impose désormais d’un mouvement tournant, sinon tourbillonnant (cela s’inscrivant dans le concept de “tourillon crisique”). Un exemple est celui du phénomène Daesh, présenté d’abord, par réflexe de jugement rationnel, comme un phénomène stratégique de conquête classique alors qu’il constitue un phénomène tourbillonnant, avec des hauts et des bas, et une concision générale de la situation stratégique perçue d’abord comme une stratégie délibérée et avantageuse aux desseins dynamiques comme autant de flèches d’une entité conquérante (une vers Vienne, l’autre vers le Caucase, une autre vers la Chine, etc.) et qui s’avère de plus en plus comme un caractère presque statique, profondément déstructurant, mais finalement autant pour les territoires où s’exercent ces actions que pour l’acteur considéré ici (Daesh) qui connaît des situations de revers et de recul, autant que des épisodes statiques ou des épisodes d’avancées. D’une façon très caractéristique, ce qui débute comme une tactique de blitzkrieg, avec même la menace de faire tomber Bagdad au bout de deux ou trois semaines d’activités, se transforme en une sorte d’équivalent de guerres de position paradoxalement extrêmement agitée mais au mouvement confiné aux mêmes territoires et selon un mouvement de rotation qui cantonne au même territoire.
Les véritables conséquences stratégiques sont de l’ordre de la communication et des mouvements de population (migration vers l’Europe), c’est-à-dire des conséquences non-conventionnelles du point de vue militaire et de caractères indirects, aux conséquences diverses et complètement non prévisibles (au contraire d’une stratégie militaire), – c’est-à-dire des conséquences stratégiques qui ne sont pas stratégiques, malgré toute la dialectique postmoderniste dont on les pare. Le degré de désordre est atteint symboliquement par les deux textes que nous avons mentionnés, qui décrivent ce désordre à différents niveaux, et qui suscitent, hors de toute appréciation critique contre eux, une révolte de l’esprit contre les méthodes habituelles de jugement et d’évaluation d’une situation. (Cela est notre cas et la cause principale de ces Notes d’analyse, avec la nécessité de présenter une nouvelle définition du concept d’“inconnaissance”.)
Cette nouvelle situation depuis 2014 est si extrêmement différente de celle de 2011 qu’il faut parler d’une nouvelle situation du monde. Il est évident que cette novation est telle qu’elle doit nécessairement influer sur le concept d’inconnaissance. C’est pour aussitôt indiquer l’énorme différence que nous distinguons par rapport à 2011. Alors qu’en 2011, lorsque nous définissions pour la première fois le concept d’“inconnaissance” nous précisions de façon théorique sa condition essentielle : se trouver dans « la situation fondamentale de se tenir en dehors du Système... » ; aujourd’hui, nous disons que, tout en restant “en-dehors du Système”, ou hors-Système, selon les conditions psychologiques, intellectuelles, voire métaphysiques envisagées, nous pouvons envisager de pénétrer à nouveau ponctuellement dans le Système, et même nous le devons. (Toutes ces positions, “hors-Système”, “pénétrer le Système” doivent évidemment être entendue d’un point de vue de l’intellect, par rapport à l’influence du Système. Cela a toujours été le fondement de la définition de l’inconnaissance. Par ailleurs, d’un point de vue matériel, social, sociétal, etc., il est entendu que nous vivons dans le Système, mais cette situation n’a jamais interdit d’être intellectuellement un antiSystème.)
Le désordre qui règne aujourd’hui dans le Système, qui prétend être la situation du monde à lui seul, permet désormais d’y évoluer sans risque de s’y trouver intellectuellement emprisonné, notamment par la perdition de l’intellect dans l’étude des innombrables ramifications de son désordre. L’évolution du Système depuis 2011 fait en effet que les portes de la prison ont craqué, répandant effectivement un désordre inouï qui paraîtrait à certains comme l’affirmation de son empire absurde mais qui, c’est en fait la seule certitude qui vaille de cette évolution, écarte l’hermétisme qui, jusqu’alors, y enfermait la pensée dans des normes et une contrainte terrifiantes, et qui confirme pour notre compte que nous sommes effectivement dans le processus de son effondrement.
La situation qui se dessine alors est que l’inconnaissance ainsi développée devient un concept hautement sélectif, avec toujours le refus d’une connaissance inféconde des détails du désordre, mais avec la capacité de distinguer et de pénétrer dans le désordre du Système pour y distinguer et se saisir des vérités-de-situation. Ainsi le concept d’inconnaissance, de passif qu’il pouvait apparaître (d’ailleurs faussement) dans nos premières définitions, devient de plus en plus actif et permet de se saisir des vérités-de-situation qui fournissent des clefs pour avancer de plus en plus décisivement dans la compréhension hors-Système (hors de l’influence du Système) de la situation générale du monde. Ainsi l’inconnaissance évolue-t-elle logiquement, c’est-à-dire en fonction de l’évolution de l’effondrement du Système, la phase de désordre commencée en février 2014 étant sans aucun doute une nouvelle phase de l’effondrement du Système.
L’inconnaissance est une posture faite pour appréhender de mieux en mieux le Système à mesure que le Système s’effondre, et fournir de plus en plus de clefs pour la vérité-de-situation la plus large possible qui apparaît de plus en plus nettement à mesure que l’effondrement s’accélère. Il est évidemment manifeste que la puissance du concept d’inconnaissance ainsi redéfini est directement liée à l’apparition du concept de “vérité-de-situation” tel qu’il a été récemment installé dans notre arsenal dialectique, pour définir ce que nous pouvions saisir de la vérité du monde dans ce désordre général. L’inconnaissance devient donc, en plus d’être un bouclier contre le Système, une épée pour pénétrer le Système et réunir ce qu’il peut y avoir de la Vérité dans la situation du monde évoluant sous l’empire du Système en pleine dissolution, c’est-à-dire et dans le cadre de la Crise Générale de l’Effondrement du Système où nous nous trouvons présentement.
Nous revenons alors à un constat proposé en têtes de ces Notes d’analyse, et que nous pouvons préciser d’une façon très intéressante, en justifiant dans notre concept d’inconnaissance envisagé d’une façon opérationnelle l’ajout de la dimension métaphysique signalée dans la citation rappelée plus haut du Pseudo-Denys l’Aréopagite. Dans les premiers paragraphes de ce texte (le premier paragraphe après le premier intertitre), nous faisions en effet cette remarque :
“... Il est aussi et surtout question, lorsque nous disons abruptement et d’une façon un peu provocante “nous n’y comprenons rien”, de constater que les plus savantes explications, les remarques les plus secrètes et les références les plus cultivées, ne peuvent rien devant des évènements dont l’essence même, – comme s’ils avaient une ontologie propre et d’une extraordinaire puissance comme d’une autonomie complète, – est d’être incompréhensible pour notre raison si notre raison entend organiser ces évènements dans un cadre général cohérent et significatif.”
Cette incursion d’évènements (ceux auxquels obéit la marche de la situation du monde dans l’effondrement du Système) auxquels nous reconnaissons “une ontologie propre” et dont nous ignorons tout de cette ontologie et des buts qu’elle poursuit, sinon de sa stratégie, signifie effectivement la proposition d’apprécier la situation générale comme ayant nécessairement une impulsion dépassant les données rationnelles et sensibles auxquelles nous cherchons en général à avoir accès. La situation actuelle présente en effet des caractères d’une telle puissance, et d’une telle insaisissabilité pour nos démarches habituelles de l’intellect, qu’elle autorise, sinon recommande des hypothèses métaphysiques comme des acteurs dynamiques, sinon “opérationnels” d’elles-mêmes (de la situation actuelle).
Dans ce cadre, et l’inconnaissance se détachant de plus en plus de sa fonction tactique hors-Système qui perd de sa nécessité puisque le Système est en cours d’effondrement et peut être pénétré, en recueillant des vérités-de-situation par son choix de ne s’attacher qu’aux parcelles de vérité contenues dans le désordre du monde plongé dans la crise de l’effondrement du Système, l’inconnaissance renforce de plus en plus sa position de phénomène métaphysique. Cela signifie que l’inconnaissance “vers le bas” de l’origine, faite pour se protéger du Système en étant hors-Système, se réduit à mesure de la destruction du Système, devient, par sa capacité d’identification et de sélectivité des vérités-de-situation, une inconnaissance “vers le haut” tendant à cette puissance infinie que suggère le Pseudo-Denys (« C’est alors seulement que, dépassant le monde où l’on est vu et où l’on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance : c’est là qu’il fait taire tout savoir positif, qu’il échappe entièrement à toute saisie et à toute vision, car il appartient tout entier à Celui qui est au-delà de tout, car il ne s’appartient plus lui-même ni n’appartient à rien d’étranger, uni par le meilleur de lui-même à Celui qui échappe à toute inconnaissance, ayant renoncé à tout savoir positif, et grâce à cette inconnaissance même connaissant par delà toute intelligence. »)
C’est nécessairement sur cette énigme que nous terminons ces Notes d’Analyse, puisque effectivement nous sommes sur ce territoire. C’est de l’intuition haute que nous attendons aide et éclaircissement, tandis que la raison-subvertie purifiée de sa subversion retrouverait sa place d’outil sublime de la pensée pour tenter de mettre en place un rangement de ce que l’intuition haute nous fournit. Nous sommes effectivement dans une époque, qui est évidemment eschatologique et catastrophique, qui est directement une époque métahistorique à la fois complètement énigmatique dans son sens et diluvienne dans son opérationnalité. Nous sommes au seuil de grands évènements dont nous ne savons rien de l’essentiel, – ou bien est-ce que nous les vivons déjà...
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