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3162Nous allons prolonger le texte de “Notes d’Analyse” du 23 janvier 2010 à partir de remarques, publiées dans le Forum du même, également le 23 janvier 2010. Ces remarques compléteront heureusement le sens du texte, en l’élargissant comme y invitent les commentaires en question.
Il s’agit de commentaires de notre lecteur “Géo”, que nous reproduisons ci-dessous in extenso.
«“Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi.”
»La phrase d'Arbatov, adressée aux Américains dans ce cas, a été perçue comme valant universellement, maxime de philosophie politique (bonne ou mauvaise) plus qu'expression de pénétration psychologique. Des militaires français après la chute du mur allaient disant que “l'ennemi est un concept structurant”, et ne cachaient ni leur déroute ni leur adhésion à ces vues.
»Cette philosophie a été formalisée par l'Allemand Karl Schmitt (reprise par le Français Julian Freud) et, si elle a quelque validité, interdit de considérer le rapport structurant à l'ennemi comme spécifique d'entités non nationales. (Bien que des entités non nationales puissent s'affirmer dans un tel rapport.)
»Schmitt et d'autres ont même posé cette structuration comme l'essence de la souveraineté.
«“L’Amérique a besoin d’un Ennemi pour ne pas affronter sa propre réalité.
»“Quelle est cette réalité? Nous revenons souvent sur ce fait: son inexistence en tant que nation, au sens régalien et transcendantal du terme.”
»Ces militaires français de la fin de la guerre froide faisaient-t-ils face à l'inexistence de la France? Ils exprimaient plutôt leur conviction que toutes les entités souveraines se définissent par leurs ennemis, ce qui n'est pas très surprenant pour les soldats d'une nation qui s'est battue plus que d'autres.
»“Historiquement, le besoin d’Ennemi des USA – ou ce qui est présenté comme tel en général – est connu. Les racines sont diverses et nombreuses, aussi bien dans les origines religieuses du pays, dans les politiques d’élimination de certaines populations, dans l’hystérie anti-socialiste commencée d’une façon institutionnalisée en 1919, dans les procédures de type maccarthystes et ainsi de suite.”
»Ce sont les “démons de l'Amérique”, selon une formule ancienne, qui représentent une spécificité. Peut-être surévaluée.
»Qui se souvient de l'adhésion européenne aux actions balkaniques des USA soupçonne que la crise d'identité n'était pas qu'américaine. Le démon serbe fut aussi un succès européen.»
A ce point, Philippe Grasset s’empare de la plume en tant que tel, d’autorité dirions-nous. Il justifie cette intervention, notamment dans la mesure où certains aspects des remarques qui vont suivre ressortent de témoignages personnels directs, d’affirmations de conviction qui lui sont chères et propres, et enfin de conceptions qui ont directement à voir avec son livre La grâce de l’Histoire dont il est tant question sur notre site.
Donc, la plume à Philippe Grasset…
Je vais prendre les remarques de notre lecteur “Géo”, à certains moments en ne suivant pas exactement l’ordre où il les a faites, mais selon une logique qui, j’espère, sera jugée par lui comme justifiée. Dans tous les cas, je suis sûr qu’il me pardonnera.
Mais partons effectivement de sa première remarque, qui concerne l’observation d’Arbatov, qui date de mai 1988. Cette remarque dans ce sens n’était pas la première du genre de la part d’un Soviétique (d’un Russe). La première à ma connaissance, selon un document du département d’Etat dont j’eus effectivement connaissance il y a quelques années, venait d’un consul soviétique au Canada, parlant lors d’une conférence dans une Académie militaire canadienne, en cercle assez restreint. C’était à l’automne 1985. Je n’ai pas le souvenir des termes exacts mais le consul parla du désarroi qui serait celui de l’OTAN lorsque l’OTAN serait “privée d’ennemi”, ce qui serait le cas avec Gorbatchev. La remarque concernait l’OTAN et les USA, puisque le diplomate enchaînait sur les idées de “maison européenne” de Gorbatchev.
Ce fut effectivement le cas: le leitmotiv gorbatchévien de 1985-1990 fut celui de “la maison européenne”. Pour ma part et puisque j’avais à l’époque la terrible habitude de fréquenter assidument cette institution, je puis assurer que je fus témoin du désarroi de l’OTAN, en tant qu’institution américaniste, à partir du printemps 1989, notamment lorsque le pouvoir politique obligea la bureaucratie otanienne à abandonner définitivement ses projets de modernisation des armes nucléaires à courte portée (SRTNF) devant l’évidence de la poussée gorbatchévienne en faveur d’un désarmement.
…Mais soyons précis et clair, car l’histoire vaut d’être contée. Cette “poussée” anti-bureaucratie otanienne avait été lancée par les Belges, à une réunion des ministres de la défense de l’OTAN (sans les Français à cette époque), en octobre 1988 où cette question de la modernisation des SRTNF avait été mise sur la table. Le ministre de la défense belge Guy Coeme, qui était à la fois un poète et un novice à cette fonction, mit son veto à cette mesure pour l’immédiat, parce qu’elle compromettrait le processus gorbatchévien. Selon le chef de cabinet adjoint de Coeme (qui plaisantait à peine), «le secrétaire général de l’OTAN Wörner bondit de son siège comme s’il allait agresser physiquement Coeme, lorsqu’il entendit le veto belge… Tant pis, la chose était faite.»
Je connaissais bien les Belges à l’époque et c’était (à l’époque? Plus maintenant?) des gens très intéressants. Il y avait toute une génération de généraux (de l’armée de Terre) formés dans les années 1960-1970 qui étaient très “gaullistes” – notamment Charlier et Briquemont, dont je vais parler. Charlier avait été Chef de la Maison Militaire du Roi jusqu’en 1987, puis il devint Chef d’Etat-major général (jusqu’en 1995). Avec le chef de cabinet adjoint du ministre de la défense déjà cité, en 1988, Charlier entreprit une politique d’“ouverture à l’Est” très en avance par rapport aux autres Européens, et très complémentaire des initiatives gorbatchéviennes, notamment avec les Hongrois. Charlier rencontra également le maréchal Akhromyev, chef de l’Armée Rouge, avec qui il noua des liens d’amitié et dont il garda un souvenir exceptionnel, et notamment la perception d’un homme très intéressé par la possibilité de grands projets européens de sécurité.
(Akhromeyev eut un destin tragique. Sans être impliqué dans le lamentable putsch d’août 1991 dont les effets furent manipulés par Eltsine contre Gorbatchev, il ne résista pas à l’humiliation de cet événement et se suicida.)
Charlier était une tête politique, un vrai Européen qui comprenait tout de la main-mise US sur l’Europe. En 1991-1992, avec la complicité de ses vis-à-vis français et allemand (amiral Lanxade et général Naumann) il “vendit” aux politiques de ces trois pays l’idée de l’EuroCorps à partir de la brigade franco-allemande. Ce corps européen effectivement tri-national, fut opérationnel à partir de 1994-1995.
A partir de 1994-1995 – et on verra plus loin pour quelles raisons essentiellement – ce formidable élan européen qui avait vocation initiale d’être transeuropéen jusqu’à la Russie selon le schéma de “la maison européenne” gorbatchvienne, commença à s’essouffler. Dès la Wehrkunde de février 1994, Charlier avait remarqué que Naumann effectuait un complet virage. Il en fut récompensé par les Américains – ceci explique cela ou bien cela explique ceci, selon l’ordre qu’on choisit – en devenant président du Comité Militaire de l’OTAN. Lanxade évolua lui aussi. Charlier se replia sur un poste technique de l’OTAN (la direction des réseaux de pipe-lines de l’OTAN). C’était la fin d’une époque.
Tout cela pour marquer combien je diverge de l’analyse suggérée par “Géo”, citant des militaires français, sur la signification du mot d’Arbatov qui aurait touché tous les Occidentaux et pas seulement les Américains. Selon “mes généraux”, ceux que j’ai connus (il y en aura d’autres plus loin), on était loin, très loin du désarroi devant la perte de l’Ennemi chez ces Européens. Au contraire, la perte de l’Ennemi était une formidable occasion de restructuration dans un sens européen, et nullement “un événement déstructurant” (sinon dans le bon sens : déstructuration d’une structure à finalité déstructurante, puisque sous contrôle US). Je tiens donc plus que jamais pour mon interprétation, que j’ai, quant à moi, entendue confirmer partout à l’époque – peut-être pas à Paris mais certainement à Bruxelles et à Washington. Le mot d’Arbatov était bien psychologique et s’adressait spécifiquement aux USA.
Mais continuons, en passant à l’ex-Yougoslavie, à laquelle notre lecteur “Géo” fait également allusion.
A l’été 1991, lorsqu’éclatèrent les premiers événements en ex-Yougoslavie, avec “la guerre de Slovénie”, des Européens, essentiellement la France et la Belgique, proposèrent une intervention immédiate de l’UEO. Une force de 15.000 hommes pouvait être immédiatement rassemblée et pouvait intervenir sans la moindre difficulté, quasiment sur l’instant, toujours selon mes sources belges qui jouèrent un rôle essentiel dans ce projet avec les Français. Fin août 1991, la force était prête. Ce projet fut contré au sein de l’UEO début septembre par un veto hollandais et britannique (pas de surprise), qui arguèrent qu’on ne pouvait effectuer une telle opération sans les USA – lesquels étaient peu préoccupés d’approuver cela.
Ensuite, et jusqu’en 1995, les Européens, sous l’égide de l’ONU, jouèrent le rôle principal d’interposition en ex-Yougoslavie. On retrouve à nouveau les Belges et les Français, auxquels se joignirent bientôt les Britanniques qui avaient évolué entretemps. Du côté français, il y avait les généraux Morrillon et (surtout) Cot. Du côté belge, il y eut surtout le général Francis Briquemont, qui dirigea le secteur de Sarajevo. Chez les Anglais, il y eut le général Rose.
J’ai très bien connu Briquemont et j’ai beaucoup parlé avec lui, notamment en 1994-1996, après son départ de Bosnie pour Cologne, où il commanda les forces belges en Allemagne. J’ai pu constater ses liens, notamment avec Cot et Rose. Le moins qu’on puisse dire est que “la disparition de l’Ennemi” ne posait aucun problème à ces généraux. Au contraire, ils voyaient dans cette situation yougoslave une formidable occasion de “structuration européenne”. Ils traitaient toutes les parties engagées dans le désordre yougoslave sur un même pied, estimant que chacun avait sa part d’horreurs et de brutalité. La méfiance à l’égard d’ Izetbegovic, le chef des Bosniaques musulmans et un manipulateur-né, était très grande.
S’il y avait un “Ennemi” au sens symbolique, c’étaient bien les USA, qui agissaient par pressions, par interventions dissimulées (livraisons d’armes aux Bosniaques musulmans), par menaces constantes d’intervention aérienne anti-serbe dans le secteur de Sarajevo. Les USA refusaient toute implication, toute responsabilité directe (et, bien sûr, tout engagement terrestre) mais ne cessaient de mettre de l’huile sur le feu contre les Serbes par des actions indirectes, clandestines ou aériennes, ou via l’OTAN. C’est Briquemont qui m’a rapporté la phrase fameuse que lui dit un général US, alors que lui-même faisait objection à une intervention aérienne US dans le contexte OTAN: «Nous, aux USA, on ne résout pas les problèmes, on les écrase.»
(Au reste, j’ai toujours pensé que cette vindicte anti-serbe des USA était notamment et d’abord – les vastes plans stratégiques viendraient plus tard – le fait d’une bonne organisation des lobbies anti-serbes à Washington, notamment avec le sénateur Bob Dole, chef de la majorité républicaine au Sénat, comme principal relais. On a la culture politique qu’on peut. C’est Dole qui commençait une lettre, au directeur de l’Institut Goethe en Allemagne, en ces termes, en 1997: «My dear Mister Goethe…».)
Ce sentiment anti-US était général chez les Européens et ne manquait certainement pas aux Britanniques. Lisez donc Fighting for Peace (Arvill, Londres, 1998), du général, Sir Michael Rose, l’ancien chef des SAS, qui commanda les forces de l’ONU en Bosnie de janvier 1994 à janvier 1995, en remplacement de Cot. Vous le verrez fraterniser avec les Français (p.12-13), lors d’une rencontre à Paris avec Lanxade, pour leur mission commune de tenter de rétablir la paix en Bosnie. Vous le verrez parler avec les Serbes comme avec les autres, avec la même politesse, le même désir d’apaiser les tensions; vous le verrez n’entretenir aucune illusion sur les machinations des Bosniaques musulmans.
Vous lirez, p.82, un morceau d’anthologie où Rose accueille pour une visite d’information le SACEUR (US) Galvin, accompagné d’une fonctionnaire du département d’Etat; et Rose luttant rhétoriquement et avec acharnement contre les Américains qui ont constamment l’automatisme “Serbes-criminels” à la bouche. On voit où se trouve le “démon”.
La description est épique, qui montre cette fonctionnaire du département d’Etat, qui agace manifestement Rose et ses adjoints, qui n’arrête pas de s’exclamer à chaque vestige de destructions qu’on visite: «Look at what the criminals Serbs have done !», pour s’entendre poliment mais fermement démentir.
• Rose : «In every discussion she insisted on refering to the Serbs as ‘the criminal and illegal regime of the Karadzic Montenegran Serbs’ and protested strongly if I referred to them simply as ‘Serbs’. This wasted a great deal of time during meetings…»
• …Pour en arriver au final de cette journée, où intervient un adjoint de Rose, qui est une scène si significative dans son grotesque, où vous pouvez séparer l’esprit européen et ses “démons“ de l’esprit américanistes et les siens (de démons), avec la psychologie américaniste si fragile qui va avec: «At the end of the day, as we stood in Mostar amid some of the worst devastation of the war, she planted her hands on her hips and triomphantely exclaimed, “Well, at least this was done by the criminal Serbs !” Simon could not resist replying, “Wrong again, lady, this was done by the other half of your fédération, the Croats.” At this point she burst into larms…» (toujours Rose, p.82.)
A partir de 1995, tout bascule avec l’entrée en piste massive et directe des Américains; avec les accords de Dayton, de novembre 1995, imposés par Holbrooke dans des conditions inouïes de brutalité (spécialité d’Holbrooke). (Il y a quelques témoignages fameux, de diplomates français, notamment, sur cette situation où les Américains tenaient littéralement “prisonnières” les délégations étrangères, sur la base de Dayton où se passaient les négociations, jusqu’à ce qu’elles signent). Sur le virage US, j’ai mon interprétation, qui tient à l’origine, comme toujours, à la seule politique intérieure. (Voyez dans cet extrait des Chroniques de l’ébranlement, mis en ligne le 2 septembre 2005, cette interprétation.)
D’autres événements jouèrent leur rôle en 1995-1996. Notamment:
• La politique de Chirac, élu en mai 1995, qui appuya certes l’action des Français en ex-Yougoslavie mais favorisa le “retour” US. C’était l’époque où les Français lançaient une grande offensive de réintégration complète de l’OTAN, avec un Chirac qui n’avait pas la connaissance historique de la Serbie qu’avait Mitterrand, et également bien plus pro-US qu’on ne le vit plus tard, au moment de l’Irak. (Cette tendance chez Chirac n’est pas une surprise. Voyez son rôle dans le domaine de la coopération des armements dans sa période comme Premier ministre en 1986-1988.)
• Les conservateurs britanniques furent remplacés par Blair en 1996, alors qu’ils avaient eux-mêmes fort évolué depuis septembre 1991 devant l’évidence de la politique irresponsable et déstabilisante des USA. Le secrétaire au Foreign Office, en avril 1995, affirmait que, désormais toute intervention militaire collective en Europe ne serait plus le fait que des “seuls Européens”. Blair fit basculer tout cela, en faisant de la participation US en Europe le fondement de sa politique. Ajoutez-y qu’il était neocon avant l’heure et que, lui, il entretenait un “démon” en fait de représentation des Serbes.
L’Europe avait passé la main et c’était le grand réalignement sur les USA. A partir de là, malgré l’intermède sans lendemain de l’accord franco-anglais de Saint-Malo de 1998, s’installe le désarroi européen en matière de sécurité après une décennie (1985-1995) où jamais l’Europe ne fut, dans les faits, plus près d’une structuration de sécurité qui aurait pu déboucher sur une coopération avec l’URSS redevenant la Russie. Ce n’est pas l’absence d’Ennemi qui est déstructurante mais le retour du “grand allié”, où les forces atlantistes européennes qui relèvent la tête à partir de 1995-1996 ont évidemment leur part. Du côté français, on ne peut dire que la politique chiraquienne ait été d’une extrême lucidité; durant les événements de mai-juillet 1995 en ex-Yougoslavie, alors que les USA étaient encore hésitants avant leur basculement, la France avait toutes les cartes militaires et politiques en mains en ex-Yougoslavie. C’est toute l’ambiguïté de Chirac, qui était beaucoup plus pro-US que l’image qu’on en garde.
Le reste suivit comme s’effondre un château de cartes, et les USA tenaient tout à nouveau en Europe.
Un mot sur le Kosovo-1999, où “les démons” sont en pleine activité. Cette attaque fut stupide et cruelle, faussaire et manipulée, etc., de la part de l’OTAN et de tous ses membres. Pourtant, mon analyse n’est pas que les Européens y allèrent pour massacrer leur propre “démon”.
La plupart (sauf les Britanniques à-la-Blair) y allèrent exactement comme ils allèrent plus tard en Afghanistan, c’est-à-dire pour suivre les Américains. Demandez à Védrines ce qu’il pensait du comportement de Joska Fisher, l’Allemand, dans les télé-conférences à plusieurs ministres des affaires étrangères au moment du Kosovo. Fisher se conduisait comme un valet, une carpette devant Albright, à un point où l’on en éprouvait presque un dégoût physique. C’est Védrines qui confia cela à Régis Debray.
Maintenant, le cas français. Malgré les tendances pro-US de Chirac, les Français restaient indépendants (la France est toujours plus forte que les Français qui s’imaginent la diriger). Devaient-ils intervenir comme ils le firent, avec l’OTAN? Mon avis est que oui, au point de dégradation où était la situation. (J’aurais eu une réponse différente si le Kosovo avait eu lieu en 1995 et non en 1999 – mais c’est une proposition absurde parce que ce qui conduit au Kosovo, c’est justement ce qui se passe entre 1995 et 1999.)
En intervenant au Kosovo, les Français furent les seuls à modérer la sauvagerie US, à contrer systématiquement certains projets d’attaques de l’USAF. (Les généraux US, dont Wesley Clark, le SACEUR, ont un souvenir cuisant des interférences du pouvoir politique français dans leurs plans d’attaque.) Surtout, les Français montrèrent qu’en termes opérationnels et de planification, ils avaient les moyens et la volonté de rester complètement autonomes. Ils furent les seuls à planifier leurs propres opérations, hors du contrôle US. Les autres membres européens de l’OTAN, surtout les Britanniques, furent stupéfaits des capacités françaises à cet égard. C’était une sacrée leçon, involontaire puisque par la nature même de la chose, que les Français donnèrent aux autres Européens.
Si le Kosovo prouva quelque chose, c’est que les Européens avaient moins leurs propres “démons” que des politiques plus ou moins méprisables de se situer par rapport aux “démons” américanistes. Le reste, ce sont des affirmations médiatiques, d’un Fisher qui valait bien un Cohn-Bendit, à un Bernard-Henri Lévy à Paris. Cette “écume des jours” ne fait pas une politique et ne peut être prise comme d’une profondeur significative – mais elle avait la force de la dictature de la bien-pensance médiatique et postmoderniste. Je me rappelle d’une visite à Paris en avril 1999, où j’eus une dizaine de rendez-vous avec des fonctionnaires, experts, etc., à la défense, aux affaires étrangères. Il n’y en eut pas un qui ne me chuchotât à un moment ou l’autre – “Vous savez, je suis d’accord avec ce que vous écrivez, mais c’est difficile de le dire” – vous imaginez dans quel sens j’écrivais dans dedefensa à cette époque.
Il n’y avait pas de “démons” européens en cette occurrence mais un conformisme et une corruption intellectuelle qui faisaient des ravages. Non pas que je doute que l’Europe n'ait quelques “démons” dans ses tiroirs secrets mais elle est capable de vivre avec, de s’en arranger, de les écarter s’il le faut, sans y succomber. Les USA, eux, sont prisonnier de leurs “démons” et ils y succomberont. Leur besoin d’Ennemi, qui n’est pas celui de l’Europe, où les “ennemis” vont et viennent, les emportera et, en attendant, prouve leur inexistence souveraine et légitime.
Ce qui m’amène au dernier point… (Pardonnez ma longueur.)
Notre lecteur cite Carl Schmitt et Julien Freund, avec une parenté solide entre eux. Je ne les connais certainement pas assez pour en parler de mon propre chef. Je me situe alors par rapport à ce que notre lecteur nous en dit en plus des quelques notions que j’en ai, et j’en arrive au sentiment général – il me démentira si j’ai tort – que ces philosophes et politologues sont des habilleurs de “l’idéal de puissance” (voir Guglielmo Ferrero). Je ne dénie pas une seule seconde leur très grande valeur intellectuelle, que j’accepte et reconnais de confiance, d’autant que je n’ai pas la moindre raison de la contester avec le peu de connaissance que j’ai d’eux. J’ai simplement la très forte réaction, la conviction que je ne suis pas de leur parti. Mon parti est celui de l’idéal de perfection, et le débat est toujours en cours. Vous admettrez que les récents développements justifient quelques doutes sur le bien-fondé de leur “idéal de puissance” dont les USA sont les porte-paroles, après les Allemands – c’est-à-dire, une marche de catastrophe en catastrophe.
Pour moi, l’Ennemi avec tout ce que cela suppose de tension, éventuellement d’actes agressifs et de conquête, est un concept absolument déstructurant parce que porteur de déséquilibre permanent, et donc absolument adversaire de la souveraineté et de la légitimité – en plus d’être une tendance politique et métahistorique destinée à n’être jamais satisfaite. (Je ne parle pas de l’existence d’ennemi(s), dont l’Histoire fourmille, mais de la nécessité conceptuelle et jugée structurante de l’Ennemi, in abstracto.) Pour mieux expliquer ma conviction, je me réfère aux pages admirables de Talleyrand, qui furent une révélation pour Ferrero, où Talleyrand explique comment il refonde la légitimité française, qu’il juge bafouée par Napoléon (moi-même d’accord avec lui, inspiré à cet égard par Ferrero – Napoléon fils de Bonaparte, général révolutionnaire inaugurant la guerre déstructurante de la Révolution). Pour rétablir la légitimité française, Talleyrand s’appuie paradoxalement sur la défaite française, par rapport à ceux qui sont ses alliés de l’heure puisque la coalition anti-napoléonienne veut remettre, après quelques hésitations et manœuvres que Talleyrand balaya, les Bourbons à la tête de la France.
Voyez cet extrait des Mémoires de Talleyrand, que nous avons mis en ligne le 16 août 2007:
«La maison de Bourbon, seule, pouvait voiler aux yeux de la nation française, si jalouse de sa gloire militaire, l’empreinte des revers qui venaient de frapper son drapeau.
»La maison de Bourbon, seule, pouvait en un moment et sans danger pour l’Europe, éloigner les armées étrangères qui couvraient son sol.
»La maison de Bourbon seule, pouvait noblement faire reprendre à la France les heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature. Avec la maison de Bourbon, la France cessait d’être gigantesque pour devenir grande. Soulagée du poids de ses conquêtes, la maison de Bourbon seule, pouvait la replacer au rang élevé qu’elle doit occuper dans le système social ; seule, elle pouvait détourner les vengeances que vingt ans d’excès avaient amoncelées contre elle.»
Une phrase pareille, si superbement faite, si intelligemment appuyée sur les doubles sens des mots pour mieux résumer la pensée en un éblouissement évident, si lumineuse en un mot, vaut toutes les théories du monde, allemandes de surcroit: «Avec la maison de Bourbon, la France cessait d’être gigantesque pour devenir grande.» Talleyrand utilisait donc la défaite, en niant que les ennemis de Napoléon représentassent l’“Ennemi” de la France, pour refonder la légitimité française, et sa souveraineté par conséquent. (Les Français ne retiennent de Talleyrand que son goût affiché de l’argent et des prébendes généreux, qu’ils confondent avec la corruption psychologique ; également, sa “trahison” d’Erfurt, qui s’appuie sur le présupposé que Napoléon représentait la légitimité française, ce qui se discute... Seuls des étrangers comme Ferrero ou Duff Cooper ont été capables de juger de la grandeur intrinsèque de Talleyrand. La France, au contraire des Français, s’en est bien arrangée.)
De même – pour en revenir à nos aventures serbo-yougoslaves – tous ces généraux “européens” n’ont pas de véritable Ennemi sauf … leur allié, les USA, contre lesquels ils luttent constamment, notamment pour écarter la “démonisation” des Serbes qui compromet toute possibilité d’arrangement dans l’équilibre. Après tout, voilà qui rappelle de Gaulle à Londres, qui passa toute “sa” guerre à lutter contre ses alliés anglo-saxons. S’il voulait une participation importante de l’armée française, en cours de renforcement rapide après la Libération, pour les derniers mois de la guerre (1944-1945), allant jusqu’à souhaiter que la guerre dure le plus longtemps possible pour que cette armée française prenne de plus en plus de place, c’était pour pouvoir exiger plus pour la France auprès des alliés – il l’écrit à plusieurs reprises, sans vraiment dissimuler un cynisme assez tranquille et de fort bon aloi… (Mémoires de guerre: «Que la guerre dût se poursuivre, c’était assurément douloureux sous le rapport des pertes, des dommages, des dépenses que nous, Français, aurions à supporter. Mais, à considérer l’intérêt supérieur de la France, – lequel est tout autre chose que l’avantage immédiat des Français, – je ne le regrettais pas. Car, les combats se prolongeant, notre concours serait nécessaire dans la bataille du Rhin et du Danube, comme c’avait été le cas en Afrique et en Italie. Notre rang dans le monde et, plus encore, l’opinion que notre peuple aurait de lui-même pour de longues générations en dépendaient essentiellement. D’autre part, le délai à courir avant la fin des hostilités allait nous permettre de faire valoir à temps ce qui nous était dû.»)
Jacques Laurent, avec son éblouissant talent d’écrivain, fit à de Gaulle le reproche majeur, dans son Mauriac sous de Gaulle (1964), d’avoir passé la guerre à lutter contre ses alliés et nullement contre les Allemands. Il jugeait cela comme le signe de son insignifiance politique. Combien la passion peut aveugler les plus grands talents! Car, en fait, on n’a jamais posé de jugement aussi sot; car, ce fut bien là la suprême intelligence historique de De Gaulle…
La seule expérience sérieuse, réussie et durable de reconstruction de la souveraineté et de la légitimité d’une nation au XXème siècle est la française, entre 1941 et 1969. Elle est le fait de De Gaulle, mais aussi des médiocres de la IVème République qui poursuivirent dans l’intervalle son œuvre, – plutôt en boutiquiers qu’en “grand connétable”, certes, – mais qu’importe, sinon le résultat. La malheureuse expédition de Suez, menée par un médiocre Guy Mollet, montra au moins que la France gardait le sens de la souveraineté. Et l’élève de Science Po Pierre Lellouche fit sa thèse sur les réactions française et britannique après Suez. Les Français conclurent qu’il fallait renforcer les moyens de leur indépendance pour ne plus devoir céder aux USA, et accélérèrent le programme nucléaire que de Gaulle mena à son terme avec une présentation grandiose qui porta à la connaissance du monde que la souveraineté et la légitimité françaises existaient à nouveau et plus que jamais. Les Britanniques conclurent qu’il leur faudrait désormais être toujours du côté des USA. Qui est souverain là-dedans et sur quoi se fonde cette restauration de la légitimité sinon sur une défaite paradoxale face à un “allié”?
Toute la carrière politique de De Gaulle, l’homme qui restaura dans toute sa plénitude la souveraineté et la légitimité française, fut fondée sur sa contestation libératrice de l’hégémonie des “alliés” anglo-saxon. L’Ennemi (nazi, soviétique, etc.), il s’en arrangeait comme de quelque chose de secondaire. A aucun moment l’Ennemi ne fut partie prenante en quoi que ce soit de la refondation de la légitimité et de la souveraineté françaises.
Si je suis intervenu si longuement, c’est parce que les remarques de notre lecteur m’y invitaient, en toute courtoisie et bonne compréhension. Je le remercie de m’avoir donné une occasion féconde de faire part à nos lecteurs de ces réflexions à la lumière, notamment, de diverses expériences – notamment, en marge du drame yougoslave, une expérience qui m’a donné beaucoup du sens de la réalité pour appuyer mes convictions.
Je n’ai jamais distingué, chez ces Européens qu’étaient ces généraux en ex-Yougoslavie – le terme d’“Européens” complètement justifié ici – le sens de la nécessité d’un “Ennemi”. Au contraire, c’était la volonté d’arrangement, de tenter de tenir la balance égale selon les arguments du bon sens et du compromis. Si les Belges jouèrent le rôle qu’on a vu, c’est d’abord pour une raison très prosaïque, comme me le disait un officier belge: «Vous savez, nous les Belges, on a l’habitude des querelles linguistiques, ethniques, etc., chez nous. Nous avons le sens du compromis. Cela fait merveille, là-bas, en Yougoslavie.» Les USA, eux, ont “écrasé” le problème, sous les applaudissements de l’habituel “parti de l’étranger” en France (BHL, Glucksmann et toute la bande) – chacun sa méthode mais on me permettra de voir une singulière différence entre les deux, et de faire mon choix.
Ce que j’ai trouvé magnifique durant cette affreuse campagne – un bien pour un mal si affreux – c’est de voir combien un sens européen pouvait exister, dans une volonté commune d’apaisement collectif, sans que les identités nationales soient contraintes en rien, y compris sous le drapeau de l’ONU. Je me rappelle ces remarques de Briquemont, sans aucune vanité, simplement pour le constat d’un fait qui le ravissait : «Vous savez, j’ai eu sous mon commandement à Sarajevo, moi, général belge, un bataillon français. Je connais les Français, leur puissance en Europe, leur sens de leur souveraineté. Tout a marché magnifiquement. Je faisais ce qu’il fallait, ils faisaient ce qu’il fallait, la hiérarchie fonctionnait sans la moindre interférence d’un sentiment d’allégeance à une autre souveraineté ou d’un sentiment d’interférence dans une autre souveraineté; je savais bien ce que je pouvais leur demander par rapport à leur prérogative de souveraineté et ils savaient bien que je le savais. Cela s’appelle la confiance, et la Belgique reste la Belgique, et la France la France, et l’Europe marche bien pour ce cas». Croyez-le bien, pas trace de “démon” dans tout cela; et puis, une équivalence (plus qu'une égalité) de respect mutuel, de confiance et d'estime, même entre des forces de tailles et de poids différentes, qui montrent que les puissances respectives ne déterminent en rien l'équilibre pacificateur des souverainetés et des légitimités des uns et des autres, ni n'ont la moindre participation à leurs définitions respectives.
Par contre, du côté US, une psychologie absolument malade, un aveuglement complet sur les réalités du monde. Ils ont vraiment besoin, eux, d’un Ennemi, pour ne pas voir l’Ennemi qu’ils ont en eux-mêmes, l’Ennemi d’eux-mêmes qu’ils sont pour eux-mêmes. C’est pourquoi, aujourd’hui, parce qu’il n’y a plus d’Ennemi qui accepte de jouer leur jeu, ils sont en train de mourir, mangés comme par des termites par l’Ennemi d’eux-mêmes qu’ils sont pour eux-mêmes.
Il faudra des événements bien bouleversants (la crise générale actuelle menée à son terme explosif) pour qu’une “Europe”, une vraie, pas leur “machine” bruxellois, puisse prétendre à redevenir ce qu’elle faillit être entre 1985 et 1995. A cet égard, je reviens à ma rengaine; la disparition des USA en tant que l’entité qu’ils sont aujourd’hui, est une condition sine qua non, pour qu’enfin nous soyons débarrassés de cette peste de l’esprit, cette maladie corruptrice de la psychologie qu’est l’American Dream, ce symbole dévorant de la modernité nihiliste.
Notre lecteur “Ulysse” nous pardonnera mais il a été jugé à propos de retenir son texte, reçu il y a deux semaines, jusqu’à sa mise en ligne ce 4 février 2010, pour le faire correspondre à cette Note d’analyse, qu'il complète effectivement.
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