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194715 décembre 2015 – Jusqu’ici, l’intervention en Syrie (phase Syrie-II de la crise syrienne) s’est déroulée selon l’analyse suivante : principalement, venir en aide au régime d’Assad et lutter avec une détermination extrême contre les terroristes ; accessoirement, l’occasion faisant le larron, effectuer une démonstration de la puissance militaire russe, comme symbole du renouveau de cette puissance, installation et renforcement de ce nouveau statut et ainsi de suite. C’était à peu près notre appréciation au départ, disons dans les dix premiers jours, notamment après le tir des missiles de croisière Kalibr d’un navire de surface en Mer Noire, le 7 octobre.
Depuis, notre appréciation a évolué à mesure que les évènements se poursuivaient. Elle a atteint un nouveau palier ces derniers jours, et nous l’avons brièvement évoquée dans notre texte du 13 décembre sur “La Russie, de l’effondrement au renouveau”. Cette réappréciation est dans ce passage :
« A notre estime, et nous dirions intuitivement, l’intervention russe en Syrie a comme motif complémentaire mais que nous jugerions à égalité d’importance du seul fait de la situation syrienne et de la menace terroriste, la volonté de la direction russe de faire une démonstration in vivo de la puissance russe à destination du Pentagone et de la bureaucratie du complexe militaro-industriel US. (D'où notamment les tirs de cruise missiles, l'intervention de l'aviation stratégique, etc.) Pour nous, l’effet réel de cette “démonstration” concerne moins le statut de puissance de la Russie et sa sécurité nationale (qui sont certainement les préoccupations de Poutine) que la confusion et la perte de son contrôle de soi dans le chef du Système, accroissant ainsi considérablement les possibilités de prolongements catastrophiques pour lui-même (le Système). »
Parallèlement à cet engagement en Syrie, les Russes ne cessent d’empiler les mesures de durcissement et de renforcement de leur puissance militaire, tant du point de vue direct du renforcement direct du matériel que du point de vue de la communication. On pourrait citer parmi les plus récents, des évènements, des mesures et des déclarations importantes et symboliques à la fois.
• L’accélération du développement et du déploiement du système sol-air à très grandes capacités anti-avions et anti-missile balistiques, le S-500. L’expert russe Igor Korotchenko a déclaré à Sputnik, de “source autorisée” (gouvernementales, ministère de la défense), qu’une réunion du ministère de la défense, tenue le 11 décembre, avait décidé un “déploiement très prochain”, soit dans la première moitié de l’année 2016 des premiers S-500 : c’est un an plus tôt que prévu. Le S-500 est une arme stratégique extrêmement puissante...
« The long-range system, designed by Almaz Antey, is said to have a range of 600 kilometers (more than 370 miles). The system could simultaneously intercept up to ten ballistic missiles traveling at a speed of 5 kilometers per second. “The S-500 missiles will be used only against the most important targets, such as intercontinental ballistic missiles, AWACS and jamming aircraft.” »
• Il y a également la déclaration de Poutine concernant la nécessité pour les forces armées russes de réagir avec la plus extrême fermeté à toute menace contre elles en Syrie. Cette déclaration suit une autre, du même Poutine, où un détail de langage sur l’espoir qu’on n’aurait pas à “utiliser des armes nucléaires contre les terroristes”, – ce qui revient à dire que la possibilité existe, – a été mis en évidence par les canaux de communication. Ces déclarations visent à donner d’une part une impression d’extrême fermeté au niveau de l’usage des forces armées russes, d’autre part de laisser comprendre que l’usage d’aucune arme, notamment et explicitement nucléaire, n’est exclu, dans aucune circonstance. (Au reste, les commentateurs-Système sont très prompts à élargir les propos de Poutine. Ainsi Daniel Gouré, du Lexington Institute et extrêmement-Système, qui voit [le 11 décembre] dans la remarque de Poutine sur la possibilité d’emploi du nucléaire contre les terroristes un message clairement adressé à l’OTAN [en commençant par la Turquie et sans doute jusqu’aux USA] : « Just yesterday, President Putin rattled his nuclear sabre yet again, noting that Russia had no need “at this point in time” to employ nuclear weapons in its attacks on ISIS. The intended recipient of this message was not ISIS, but Turkey and the rest of the NATO Alliance. » Ce n’est d’ailleurs pas tellement sollicité : Poutine parlait du “terrorisme“ et qu’y a-t-il de plus “terroriste“ que l’OTAN, la Turquie et les USA ?)
• Ces nouvelles, outre ce qu’elles sont par elles-mêmes dans leur domaines, contiennent autant de messages adressés essentiellement aux USA, à son establishment de sécurité nationale et/ou ce qu’on nomme l’“État profond”. (En élargissant le propos, nous pourrions compléter et hausser le constat en disant plus simplement et plus décisivement que ces messages s’adressent au Système, dont l’establishment de sécurité nationale/l’“État profond” ne sont [n’est] qu’un des outils.) Ces messages complètent divers autres, transmis par le biais d’actions militaires en Syrie, et notamment les actions asymétriques par rapport aux opérations engagées : l’utilisation de l’aviation stratégique en plusieurs occasions, et surtout le tir de cruise missiles Kalibr à partir d’un navire de la Flotte de la Mer Noire le 7 octobre, et le 8 décembre à partir du sous-marin Rostov-sur-le-Don, en plongée en Méditerranée orientale.
A propos de ce dernier cas, nous notions le 10 décembre : « On trouve d’ailleurs diverses remarques dans la conversation Poutine-Shoigou qui confirment cette volonté de démonstration au travers de l’expérimentation en conditions de guerre des systèmes les plus puissants de la Russie. Comme celle du 7 octobre partir d’un navire de surface, l’utilisation du Kalibr par un sous-marin en plongée n’était absolument pas requise pour les tirs qui ont été effectués, d’ailleurs Shoigou insiste sur le fait qu’il obéit dans cette affaire aux consignes générales du président d’expérimentation de ces systèmes : “Oui, Monsieur le Président, le sous-marin a fait des tirs en plongée parce qu’en mai dernier vous nous avez donné instruction de tester nos nouveaux systèmes d’arme dans tous les environnements où ils peuvent être utilisés, – dans les airs, sur et sous les eaux” (“Yes, Mr President, the submarine made underwater launches because in May you gave instructions to test our new weapons in all environments where it can be used – in the air and in water.”) »
D’autre part, il faut résolument souligner ce qui nous est peu à peu apparu avec l’intervention en Syrie (crise de Syrie-II), à savoir la remarquable différence d’attitude, de posture autant que de dynamique, de la puissance russe entre la crise ukrainienne et la crise Syrie-II. Cette observation s’énonce, d’une façon globale, de cette façon :
« [...L]a crise ukrainienne [...] constitua une victoire stratégique très importante de la Russie et acheva le rétablissement de la puissance russe, aussi bien et peut-être plus encore psychologiquement que dans les domaine habituels de la puissance. Dans ce schéma, l’intervention russe au Moyen-Orient prend effectivement l’aspect d’une “percée russe” mettant en place cette puissance acquise et réalisant cette situation remarquable que nous avons déjà notée de voir les Russes plus actifs que dans la crise ukrainienne, plus offensifs, plus puissants, plus “interventionnistes” dans tous les sens du terme (c’est-à-dire non seulement géopolitiquement, ce qui va de soi à cause de la géographie, mais surtout psychologiquement encore plus que politiquement, ce qui ne va pas de soi) ; cela, alors qu’il aurait pu sembler que la menace de la crise ukrainienne affectait plus directement la sécurité nationale russe que la menace de la crise syrienne. Autrement dit, la Russie a effectivement achevé, avec l’intervention en Syrie qui implique une grande audace stratégique par rapport à sa prudence tactique vis-à-vis de l’Ukraine, sa renaissance dans le statut de grande puissance qui avait été pulvérisé en 1989-1991, alors qu’elle était encore l’URSS, ou plutôt alors qu’elle était encore dans l’URSS comme on est prisonnier d’un cadre, d’une forme, d’une dynamique de type systémique menant à une désintégration de toutes les façons. »
Il s’agit donc du constat de l’état de la puissance militaire russe, et de l’état de la psychologie qui a évolué entre la prudence durant la crise ukrainienne à l’assurance, voire une certaine audace mesurée, dans la crise Syrie-II jusqu’à maintenant. C’est la dimension politique de cette modification de la forme de l’engagement militaire et de l’état de la psychologie qui nous intéresse ici, et nous l’interprétons comme ceci : devant la crise ukrainienne, les Russes ont voulu “contenir” ce qu’il percevait comme une menace, agissant avec habileté, mesure et prudence, mais aussi en maîtrisant la situation. Avec Syrie-II, il y a un état d’esprit beaucoup plus offensif, voulu certes par le sens des opérations bien entendu, mais aussi, pour notre propos, pour une raison politique sinon eschatologique qui nous paraît de plus en plus impérative.
C’est là encore rejoindre notre propos général qui concerne l’aspect de la démonstration des pleines capacités militaires russes, y compris dans des domaines qui ne sont nullement requis par la situation tactique (emploi des missiles de croisière particulièrement). On le comprendra en reprenant l’observation citée plus haut, en en changeant un mot pour plus de compréhension dans le cadre de notre propos : « Pour nous, [le destinataire] réel de cette “démonstration” concerne moins le statut de puissance de la Russie et sa sécurité nationale (qui sont certainement les préoccupations de Poutine) que la confusion et la perte de son contrôle de soi dans le chef du Système, accroissant ainsi considérablement les possibilités de prolongements catastrophiques pour lui-même (le Système). »
Disant et répétant tout cela, nous ne voulons pas dire une seule seconde que les Russes veulent faire une démonstration de leur puissance et de leur résolution pour s’affirmer comme puissance de premier rang dans le concert mondial, c’est-à-dire plus dans la cacophonie qui nous est imposée que dans l’harmonie qu’on attendrait d’une symphonie. Nous pensons qu’ils le voudraient bien, éventuellement, en espérant que cela permettrait de mieux fixer la multipolarité dont ils jugent que c’est la seule formule qui rende compte justement aujourd’hui de la situation du monde, et dont ils jugent également qu’ils sont désormais l’un des pôles principaux. Mais notre conviction est qu’il savent pour l’essentiel, et de plus en plus assurés, qu’ils n’y parviendront sans doute pas parce que les conditions sont telles qu’il est objectivement impossible d’y parvenir.
Dans un texte précédent, nous présentions un article de Rostislav Ischenko sur l’effondrement et la renaissance de la Russie interprétés comme les réactions de cette nation à une “guerre invisible” d’anéantissement menée contre elle par “l’Ouest” (les USA) depuis la fin de la Guerre froide. L’auteur ne nous donnait guère plus de précisions à cet égard (concernant la “guerre d’anéantissement”), considérant ce jugement assez simple comme acquis et s’attachant aux réactions de la Russie. Or, la question centrale n’est pas l’évolution et la situation de la Russie, mais bien la réalité et les causes de ce qui est décrit comme une “guerre invisible”. La vision faisant de la russophobie la force principale de la politique du bloc BAO depuis 1989-1991, et donc cette russophobie entraînant la “guerre invisible”, et cet ensemble constituant le principal événement de la période décrite, – cette vision est à notre sens complètement erronée dans le chef de ceux qui sont accusés de l’avoir. (Par exemple, on doit se souvenir que, lorsque le candidat Romney, contre Obama en 2012, avait présenté comme principal argument de sa politique étrangère la désignation de la Russie comme “principal adversaire géopolitique des USA”, il avait provoqué une grande surprise et une certaine désapprobation chez nombre de commentateurs, ainsi que chez Obama. Le thème apparaissait comme complètement inapproprié et, pour certains, comme complètement dépassé puisque venu de la Guerre froide.)
Le “principal événement” de la période 1989-1991 à nos jours est pour nous la crise profonde de l’ensemble constituant aujourd’hui le bloc-BAO, beaucoup moins spectaculaire, beaucoup moins visible et cruelle en un sens que le destin de la Russie, mais en fait crise beaucoup plus profonde parce qu’elle concerne l’équilibre et la santé psychologiques de ceux qui sont touchés, et qui atteint aujourd’hui ses limites supportables. L’effet sur la politique est moins une dynamique d’“agression”(dans ce cas, contre la Russie), visible ou pas, au sens normal (comme celle qu’identifie Ischenko), qu’une dynamique générale complètement erratique, d’agressivité dans tous les sens, de déséquilibre des pouvoirs, de nihilisme stratégique, enfin d’une production aveugle et intensive de désordre dans tous les sens. Si elle s’est fixée sur la Russie, c’est parce que la Russie est apparue comme le principal obstacle dans l'extension du désordre recherché par le Système.
C’est, selon notre interprétation, ce qu’avaient commencé à identifier Poutine en 2007, Rogozine en 2008-2009, puis de plus en plus toute la direction russe à partir du développement de la crise syrienne dans sa première phase (voir Lavrov en février et décembre 2012). Dès 2007, à propos du discours de Munich que le texte référencé plus haut commente, nous défendions cette thèse en observant à la fois combien la puissance russe en plein renouveau s’affirmait déjà, à la fois combien elle était utilisée pour la défense de l’ordre international d’ores et déjà réduit à un désordre incontrôlable (et nullement pour une contre-attaque d’une éventuelle russophobie opérationnelle qui n’apparaissait guère en tant que telle à cette époque) ; Poutine attaquait moins la politique hégémonique des USA que le désordre produit par la prétention hégémonique des USA...
« Les discours de Poutine, depuis que le renouveau de la puissance russe lui permet de parler haut et fort, sont en général très critiques du comportement américaniste, désigné ou deviné. Sur le fond, sa critique essentielle porte sur l’irresponsabilité et sur l’essaimage systématique du désordre qu’implique ce comportement. Poutine reflète parfaitement le sentiment russe, la peur russe du chaos nourrie d’une longue expérience historique montrant combien le fardeau récurrent de la Russie est le désordre qui guette continuellement cet immense pays. Il y a donc une politique systématique du discours russe et, au premier rang, du discours de Poutine : mettre en évidence, proclamer le danger de désordre qui secoue les relations internationales, et où les Américains ont la responsabilité principale sinon exclusive. Cette politique du discours pourrait être désignée comme une “philosophie du marteau”, mais au sens nietzschéen de l’expression ; non pas une philosophie lourde mais une philosophie assénée, répétée sans cesse, comme on frappe sur un clou avec un marteau, pour qu’elle finisse pas entrer dans les caboches caparaçonnées de conformisme, pour être proposée à leurs jugements enfin déchaînés. »
De 2009 (arrivée d’Obama et politique dite de-reset des relations USA-Russie) à fin 2013 (avec l’intervention de Poutine en septembre 2013 pour “sauver” Obama de la crise intérieure où l’avait mis son projet d’attaque de la Syrie), les Russes ont poursuivi une politique intensive d’accommodement avec les USA, non pas à cause de leur position de faiblesse mais simplement dans l’espoir d’arriver à un rééquilibrage des relations internationales en général. Le coup d’État de Kiev de février 2014 prit Poutine complètement par surprise, selon des déclarations d’Obama lui-même (voir le 2 février 2015 : « ... et dès lors que Mr. Poutine prit sa décision concernant la Crimée et l’Ukraine, – non pas selon un projet de grande stratégie mais parce qu’il avait été pris de cours par les protestations du Maidan suivies de la fuite de Ianoukovitch après que nous ayons arrangé un accord de transition de gouvernement en Ukraine... »). Cette surprise marquait combien le président russe continuait à entretenir l’espoir d’un apaisement de la politique de désordre US, – alors qu’effectivement, du côté US, le “coup d’État de Kiev” constituait un fait accompli d’une faction du département d’État travaillant avec les extrémistes de Kiev sous l’impulsion déstructurante du Système, bien plus que l’effet d’une “Grande Stratégie” US et d’une machination merveilleusement huilée.
Ainsi, l’effet de la crise ukrainienne fut-il démultiplié dans l’esprit de Poutine, qui conclut à l’extrême improbabilité d’un arrangement avec les USA, c’est-à-dire à l’extrême improbabilité de voir se rétablir une situation normale au sein du pouvoir US, avec au contraire la perspective d’une accélération de la pathologie conduisant cette politique. (Tout cela n’empêchant en rien toutes les possibilités d’arrangement et d’accommodement, mais avec de moins en moins de perspective, sinon d’espoir de progresser.) Du côté US, c’est-à-dire du côté d’une politique informe et nullement élaborée mais répondant à l’impulsion de ce que nous nommons “politique-Système” (de plus en plus marquée par l’influence directe du Système, hors de toute maîtrise humaine), la Russie s’installa d’elle-même comme adversaire principal dès lors que c’est elle qui s’opposait le plus précisément et le plus efficacement à l’extension du désordre, et qu’elle avait de plus en plus de moyens de le faire. De ce point de vue, il s’agit moins de russophobie per se que de déstructuration-dissolution voulues par le Système, avec la Russie comme structure contre-offensive la plus résistante, donc devenue cible principale aussitôt traduite au niveau de la communication-narrativiste en une russophobie effrénée et quasiment pathologique. De là aussi, les divers déphasages à l’intérieur du pouvoir US, selon les circonstances et les pouvoirs concernés, comme l’escapade de Kerry à Sotchi en mai 2015, que nous définissions comme une “incursion hors-Système” appelée à durer un bien court instant (“le quart d’heure de Andy Warhol” présenté comme parabole postmoderne dans le texte référencé, selon une affirmation [post-]historique de l’“artiste” datant de 1968 et répété avec vénération : “In the future, everyone will be world-famous for 15 minutes”) :
« ...Pourtant, non, à côté de ces appréciations, naît un sentiment qu’il se passe quelque chose où l’on confond deux mondes différents ; comme si, finalement, Poutine, Lavrov, Kerry & Cie (dont Nuland dans la compagnie !) s’étaient retrouvés enfin, dans un monde à mesure raisonnable, entre les gens de bonne compagnie qu’ils devraient être ou qu’ils sont finalement, pour traiter rationnellement d’une question qui existe dans un autre monde où la déraison (la raison-subvertie), la psychologie corrompue jusqu’à la folie, l’affectivisme, le déterminisme-narrativiste règnent. Et, bien entendu, cette incursion hors-Système n’a été possible que parce que la partie US a bougé, – mais il nous semble fort probable que ce ne fut qu’une incursion... Par conséquent, notre façon de voir rejoindrait singulièrement, en notion de durée mais a contrario, le quart d’heure que nous a imparti Andy Warhol : ce quart d’heure vaudrait pour le bon sens et la mesure retrouvés... »
Sotchi avec Kerry, c’était en mai : huit mois à peine, alors que cela nous paraît déjà éloigné de plusieurs années. (Accélération de l’Histoire, contraction du temps, réalisation des évènements à une telle vitesse que notre perception cherche désespérément à allonger ce temps qui va trop vite.) C’est dans tous les cas à cet événement qu’il faut s’arrêter : pour les Russes, une possibilité aussitôt dissipée, “accidentelle” si l’on veut, qu’une grande politique d’arrangement avec les USA bloquant la spirale du désordre, du tourbillon crisique. La situation en Ukraine n’a pas subi de grands changements tandis que la situation en Syrie s’aggravait régulièrement pour Assad, sous les coups de Daesh que les USA alimentaient “par erreur”, avec une régularité dans l’erreur digne de la bureaucratie pentagonesque. En août, Poutine décida l’intervention en Syrie, ouvrant la phase Syrie-II du tourbillon crisique. Sotchi avait disparu dans le tourbillon.
Huit mois après Sotchi, à nouveau, le secrétaire d’État Kerry fait une grande visite en Russie (hier) où il rencontre Lavrov et Poutine. Le climat est excellent et l’on découvre que, finalement, on n’est pas tellement en désaccord, et que l’on est proche d’être d’accord sur l’essentiel. Surprise, surprise... Voici quelques extraits des échos de cette rencontre (déclarations, conférence de presse, etc.) qui laissent à penser considérablement sur le climat, au point qu’on parlerait, pourquoi pas, d’un Sotchi-II. RT-français en fait un rapport, au soir du 15 décembre, qui nous paraît plus intéressant par l’“esprit de la rencontre” dont il rend compte que par les éventuels résultats ou perspectives de résultats au travers de diverses autres rencontres et négociations à venir. (Il y a eu des rencontres Kerry-Lavrov le matin, puis Kerry-Lavrov-Poutine l’après-midi, exactement selon le schéma de Sotchi.)
« En entamant sa rencontre au Kremlin avec le président russe, le secrétaire d’Etat américain John Kerry a remercié Vladimir Poutine pour son énergie et le temps qu’il avait décidé de consacrer à cette rencontre pour faire avancer le dossier syrien. “Nous voyons les efforts vous avez déployés ces derniers temps au point qu’il est difficile de vous suivre mais j’espère que vous arrivez quand même à dormir un peu”, a déclaré le président russe en accueillant le secrétaire d’Etat américain. “La Russie et les Etats-Unis cherchent ensemble à résoudre les crises les plus difficiles dans monde”, a poursuivi Vladimir Poutine, s’arrêtant sur les pourparlers “significatifs” intervenus le matin même entre le secrétaire d’Etat américain et son homologue russe, Sergueï Lavrov, qui ont débouché sur “plusieurs propositions qui exigent la continuation du dialogue”. [...]
» Lors d’une conférence de presse, John Kerry a déclaré que les Etats-Unis ne sont pas à la recherche d’un changement de régime en Syrie. Il a néanmoins ajouté que les Etats-Unis ne croyaient pas que Bachar el-Assad puisse diriger la Syrie à l’avenir. “Nous nous sommes concentrés sur le processus politique et pas sur nos différends”, a souligné le secrétaire d’Etat américain. Les Etats-Unis n’ont pas pour but d’isoler la Russie, a aussi annoncé John Kerry à Moscou. “Nous avons toujours dit que les Etats-Unis et la Russie agissaient pour trouver un accord, cela correspond aux intérêts du monde entier. Je pense que c’est la démonstration de la maturité des deux chefs d’Etat et de l’importance de leur rôle”, a fait encore remarquer John Kerry. En ce qui concerne la définition des groupes terroristes en Syrie, les Etats-Unis et la Russie ont trouvé un terrain d’entente. Selon John Kerry, les deux pays sont d’accord pour qualifier Daesh et le Front al-Nosra de groupes terroristes et de ne pas les voir siéger vendredi à New York lors de la réunion du groupe de soutien international pour la Syrie. [...]
» Comme les deux ministres l’ont conclu, ces négociations ont été productives et concrètes. La Russie et les Etats-Unis ont des points de vue communs. Ainsi, Moscou et Washington ont rapproché leurs positions sur les questions difficiles du futur de la Syrie et se sont mis d’accord sur les mesures nécessaires pour coordonner et rendre plus efficace la lutte contre le terrorisme. »
C’est volontairement, bien entendu, que nous ne faisons guère de place aux possibilités d’accords mises en place par les deux (trois) hommes hier à Moscou, ni n’accordons une importance de fond à cette visite. C’était la même chose à Sotchi, en mai dernier, avec les résultats qu’on a vus, et la rencontre de Moscou a toutes les chances de représenter une “incursion hors-Système” de plus, selon le commentaire repris plus haut et qui peut effectivement être conservé à l’identique en changeant tel ou tel nom de lieu, telle ou telle identification de crise : il s’agit du même “tourbillon crisique” et d’une semblable tentative qui n’a guère de chance de réussir à briser une mécanique absolument impitoyable. Comme en mai dernier : « [M]ais il nous semble fort probable que ce ne fut qu’une incursion... »
... Moscou, hier, avec un Kerry presqu’enthousiaste (mais fatigué) à propos de son entretien avec Moscou, ne représente effectivement qu’un Sotchi de plus, qu’une nouvelle “escapade hors-Système”, mais avec deux différences importantes par rapport à Sotchi...
• Kerry, comme l’a noté Poutine, a paru très fatigué. Nous n’ironisons pas en jugeant ce fait important : il signifie simplement que le secrétaire d’État US ne ménage pas ses efforts pour tenter de regagner plus que le temps d’une escapade épisodique un autre monde que celui que le Système, triomphant à Washington D.C., lui impose : « [...C]omme [s’ils] s’étaient retrouvés enfin, dans un monde à mesure raisonnable, entre les gens de bonne compagnie qu’ils devraient être ou qu’ils sont finalement, pour traiter rationnellement d’une question qui existe dans un autre monde où la déraison... [règne] » Ce qui nous conduit à penser que tous les efforts de Kerry sont louables mais bien improductifs face au Système, et que pour un pas en avant pour se sortir du Système (Sotchi en mai, Moscou en décembre), il est obligé d’en faire au moins deux en arrière parce que rattrapé par le Système dans les intervalles qui forment l’essentiel de son travail. Cela est épuisant, et cela se voit dans la fatigue de Kerry.
• A la différence de Sotchi, et c’est tout l’objet de ce commentaire, la Russie est en Syrie, en ordre de bataille et bataillant ferme pour assurer la maîtrise de la région. A Moscou, on se congratule le temps d’une journée, en Syrie ce sont des avions de combat, des systèmes d’arme, des forces de protection et d’appui, dans une quantité non négligeable et selon une résolution désormais sans faille, qui intereviennent sans discontinuer – non seulement parce que c’est la marque de la Russie redevenue une puissance mais surtout parce que ni la Russie ni Poutine ne peuvent plus reculer.
Il faut donc bien comprendre notre logique qui s’appuie sur une expérience déjà longue de forces non-identifiées (et non-identifiables d’un point de vue humain, à notre sens) exerçant une pression irrésistible contre laquelle les forces humaines, lorsqu’elles essaient d’intervenir, ne sont que des interférences temporaires. Tous les personnages cités dans ce passage sont, pour l’essentiel, de bonne foi, et Kerry est autant prisonnier du Système avec des velléités d’évasion sans lendemain, que Poutine-Lavrov sont prêts à un arrangement avec les USA sans pour cela parvenir à aucun moment à quoi que ce soit de décisif avec les USA. D’un côté, il y a donc cette constante recherche d’un arrangement raisonnable, mais de l’autre il y a le poids écrasant du Système en régime de surpuissance qui impose les conditions de désordre, de tension, d’aggravation constant de la situation, avec une myriades d’autres acteurs, irresponsables, insaisissables, partagés entre l’angoisse et l’hybris, – il suffit d’aller d’Erdogan aux princes saoudiens, collection d’angoisse et d’hybris réunis dans une hystérie commune, – qui constituent les fourriers des entreprises du Système, là aussi sans le savoir ni le vouloir, mais qu’importe dès lors qu’ils font ce qu’ils font.
Mais la situation est parvenue à maturité parce que, volens nolens, les Russes ont débarqué en Syrie comme on les voit et qu’ils ne cessent de montrer leurs capacités militaires pour obtenir le respect qui leur est du et qu’on leur prête une oreille attentive. Cela est en train d’être accompli (le respect et l’oreille attentive) mais le résultat général, à part les isolés comme un Kerry ou l’autre, ne signale nullement de meilleures possibilités d’arrangement mais au contraire une démultiplication de la fureur du Système de voir sa surpuissance contrariée dans son entreprise de déstructuration-dissolution. On le comprend aisément puisque le Système a comme instrument principal Washington D.C. et son establishment de sécurité nationale, ses lobbies et ses commentateurs, qui reprennent aisément la main, chaque fois qu’un Kerry leur échappe pour une escapade. (Et si l’on parle de Kerry, c’est que les circonstances l’ont mis là où il est ; on pourrait parler d’un Obama, s’il existait encore, ou de quelque autre que ce soit, – il reste qu’il s’agit toujours d’individualités isolées qui n’ont d’autres moyens que la “stratégie de l’escapade”, par essence, c’est-à-dire par intermittences sans suite.)
C’est ainsi qu’à côté de journées apaisées et raisonnables comme celles de Moscou hier, et de Sotchi huit mois plus tôt, – c’est-à-dire deux jours par ans, grosso modo, – on trouve un monde absurde, parcouru de tensions incroyables et où le commentateur est en général conduit à ne pouvoir conclure qu’une chose parce que son commentaire en reste à des données humaines classiques : nous allons vers un conflit d’envergure mondiale. L’un des derniers en date est Patrick Cockburn dans The Independent du 12 décembre 2015, lorsqu’il conclut son article par ce paragraphe (notre souligné en caractères gras) :
« Serious powers such as Russia and Turkey are being sucked in and have invested too much of their prestige and credibility to pull back or suffer a defeat. Their vital interests become plugged into obscure but violent local antagonisms, such as those between Russian-backed Kurds and Turkish-backed Turkomans, through whose lands run the roads supplying Aleppo. The Syrian-Iraqi conflict has become to the 21st century what the Balkan wars were to the 20th. In terms of explosive violence on an international scale, 2016 could be our 1914. »
L’on sait suffisamment que notre position est plus nuancée et que nous ne tenons nullement comme assurée l’inéluctabilité d’un conflit, parce qu’il ne s’agit nullement de conditions humaines habituelles des tensions menant à un conflit, comme celles de 1914. (Bien que nous tenions ce conflit comme répondant déjà à l’empire du Système, mais d’une façon infiniment plus dissimulée, impossible à identifier, donc interprété en général selon les seuls composants humains de l’événement.) Ce qui est remarquable aujourd’hui, c’est l’évolution qui commence à se faire voir chez certains commentateurs vis-à-vis de la situation que nous connaissons, qui commencent à s’interroger sur la véritable nature de cette situation. Notre chroniqueur PhG l’a signalé le 10 décembre en exposant le constat de l’évolution vers une “psychologie de l’apocalysme” ; nous l’avons signalé aussi bien et plus précisément en présentant le plus récent texte de Paul Craig Roberts du 14 décembre :
« ...Lorsque l’effet d’une politique devient de plus en plus évidemment la destruction du monde, donc la destruction aussi bien de ceux-là même qui font cette “politique”, le principal problème n’est plus cette “politique” mais bien les effets de cette politique ; et, de là, apparaît l’interrogation sur la nature même de ceux qui prônent cette “politique”. Sont-ce des “idéologues” (neocons) ou bien simplement des “créatures inhumaines” (comme dit Roberts) dont le seul moteur est le Mal (le Système en est la “Matrix”), et la démarche de type diabolique. »
Ces conditions sont si exceptionnelles qu’on peut au moins considérer l’hypothèse que l’évolution nécessairement catastrophique de la situation, – là-dessus, aucun doute dans notre esprit, – entraîne des conséquences qui sortirons elles aussi des séries habituelles. C’est-à-dire qu’il n’est plus évident ni inéluctable qu’une telle tension ressemblant à celle de 1914, selon l’observation de Cockburn, aboutisse aux mêmes circonstances que nous connûmes en 1914. L’autre possibilité est qu’à la perspective d’un conflit mondial et absolument catastrophique, cette tension paroxystique conduise à une rupture d’un type complètement nouveau, indescriptible et imprévisible selon les seules ressources de la raison humaine en général subvertie par l’influence du Système, et qui concerne la structure même du Système.
Il s’agit de notre hypothèse habituelle sur l’effondrement du Système, nécessairement provoqué par les tensions que le Système impose aux psychologies des sapiens qui travaillent dans les structures qu’il (le Système) a lui-même établies ; et peut-on imaginer plus forte tension que la perspective d’un conflit entraînant la destruction du monde, comme celle que décrit Paul Craig Roberts et qui, justement, le conduit à s’interroger sur la nature même des créatures du Système, et donc sur la nature du Système... (Bien entendu, il est inutile d’attendre de telles réflexions de la part des commentateurs-standards et commentateurs-Système jusqu’au bout, particulièrement ceux qui se croient antiSystème et montrent une fascination si extrême pour cette surpuissance du Système qu’ils continuent à identifier d’une façon rationnelle [par exemple, “l’hégémonie des USA”] qu’ils en sont finalement les meilleurs serviteurs.) Nous voulons simplement dire, au fond, qu’il serait simplement temps d’accepter de s’interroger hors de tout préjugé, y compris, par exemple, tous les préjugés que la modernité habilement devenue-postmodernité (manœuvre-Système par excellence) a imposés à nos esprits à cause d’une psychologie constamment affaiblie. Bref, être un peu plus “esprit libre” que le courant que nous autorise le Système, qui s’y entend pour prôner des vertus évidentes en les retournant contre elles-mêmes, et en réduisant ces vertus à des slogans vides de toute substance.
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