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72663 février 2019 – L’Acte 12 ayant été accompli, la mobilisation des Gilets-Jaunes d’hier samedi réussie une fois de plus, le mouvement étant installé dans la durée et ayant résisté sans grandes difficultés à l’encalminage du “Grand Débat National” qui se transforme en un énorme pensum de parlotte du type civisme conformiste, on peut désormais envisager une prospective pour ce phénomène. Surtout, on peut le faire en ne dissimulant plus une seconde que faire une prospective du mouvement des GJ, c’est faire une prospective du destin français pour les prochains mois et au-delà, avec des conséquences peut-être fondamentales qui auraient d’énormes répercussions, – en France et autour.
Pour appuyer cette réflexion, on écoutera avec profit une double interventionà RT.com, ou RT-français, de Arnaud Benedetti et William Thay, qu’on a déjà vu et lu dans ce cadre de la révolte des Gilets-Jaunes. L’intervention a lieu hier 2 février 2019, il est à peu près 16H30, alors que des heurts se produisent place de la République.
« Entretien du 2/2/2019 avec Arnaud Benedetti, professeur en histoire de la communication, et William Thay, président du think tank Le Millénaire. Ils interviennent sur le plateau de RT France pour commenter le douzième acte des Gilets jaunes, et faire un point sur les revendications des manifestants et la réponse du gouvernement. »
Les deux interviewés parlent essentiellement de communication ; les événements ne sont considérés, d’ailleurs à juste raison selon nous, que comme des composants et des facteurs de la communication. Il faut préciser que cela n’est nullement le fait du seul gouvernement, les GJ ayant parfaitement assimilé l’importance de la transmutation des actes en communication, et la façon de procéder dans ce but. La principale différence se trouve, à notre sens, dans la perception du gouvernement de l’univers où il se trouve, des événements qui s’y passent et par conséquent la différence opérationnelle se trouve à la fois dans l’orientation et dans les modalités de son action, à la différence des GJ.
On a une idée de cette différence absolument stupéfiante de perception, – encore plus par rapport à la vérité-de-situation que par rapport aux Gilets-Jaunes, – dans le chef de Macron lui-même, recevant des journalistes dans son bureau pour une conversations à bâtons rompus. C’était une première dans cette pratique courante chez les présidents, de la part de ce président qui cherche à tout prix l’originalité-bobo pour avoir la sensation d’exister ; ce refus jusqu’alors de telles rencontres étant, croyait-il, une marque de cette originalité et de son “image”. Macron a donc changé de “stratégie” et choisi le direct “parlé-franc” (plutôt que l’absurde “parler-vrai”), et le résultat pour les événements en cours est stupéfiant : toute les casseroles les plus bruyantes de la ferblanterie utilisé par la narrative des officines de communication liées à l’antirussisme qui est devenu le fondement des restes faisandés de notre-civilisation sont servies comme vérités révélées. Et ce président-là endosse le tout, comme au premier Café du Commerce venu, comme un stratège de salon pris entre deux petits fours.
Ce personnage de plus en plus secondaire qui termine son entretien avec sa poignée de journalistes par l’affirmation que le complotisme (celui des GJ et des Français-moyens, dits Français-Bêta) fait le lit de l’autoritarisme (« Il doit y avoir une capacité à re-hiérarchiser les paroles. Ça, c'est fondamental. Parce que, sinon, le complotisme nourrit l'autoritarisme. »), – ce personnage secondaire, donc, nous livre une immense tirade, aussi longue qu’une campagne napoléonienne d’invasion de la Russie, sur le complot russe, via RT-français et Spoutnik-français, pour monter en une opération pleine de maestria l’affaire des Gilets-Jaunes, – ah oui, et celle de Benalla également...
« “La Russie de Poutine, à travers Russia Today ou Sputnik, affleure” dans le discours du président de la République, selon Emmanuel Berretta [journaliste du Point assistant à l’entretien.]. “Le président de la République pointe la responsabilité des médias, leur ‘naïveté’ face à ce qu'il considère comme une manipulation des extrêmes, avec le concours d'une puissance étrangère”, ajoute le journaliste.
» Autres propos cités par Le Point : “Dans l'affaire Benalla comme pour les Gilets jaunes, la fachosphère, la gauchosphère, la russosphère représentent 90% des mouvements sur internet. De plus en plus, des chaînes d'information disent ‘ceci est important, ceci est légitime’ parce qu'il y a du mouvement sur internet. Ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne nationale et dans les hebdos.” Selon le président, il serait donc évident que les Gilets jaunes radicalisés auraient été “conseillés” par l'étranger : “Les structures autoritaires nous regardent en se marrant. Il ne faut pas se tromper. On est d'une naïveté extraordinaire.”
» “La communication officielle ou celle de tous les mouvements traditionnels, elle est très peu active, très peu relayée. Les gens qui sont surinvestis sur les réseaux sont les deux extrêmes. Et après, ce sont des gens qui achètent des comptes, qui trollent. C'est Russia Today, Sputnik, etc. Regardez, à partir de décembre, les mouvements sur internet, ce n'est plus BFM qui est en tête, c'est Russia Today”, estime-t-il. »
Selon les recommandations présidentielles que nous suivons à la lettre, les extraits ci-dessus viennent de RT-français, qui est manifestement la source la mieux informée puisque source à la source de tout, et manipuleuse-en-chef. Dans le texte, RT-France est allé jusqu’à citer un journaliste du Point qui était l’un des élus de l’entretien élyséen “à bâtons rompus”. Non seulement RT-France manipule tout, mais plus encore, il monte le simulacre de l’auto-manipulation en citant un journaliste nécessairement manipulé par lui-même puisqu’inscrit dans le grand ensemble manipulé par RT-France. Il ne s’agit pas ici, de la part de ce président, de complotisme mais d’acuité intellectuelle, ni de naïveté mais de lucidité.
On doit s’interroger sur ce phénomène singulier, qui frappe d’ailleurs la plupart des chefs d’État et de gouvernement du bloc-BAO, cette facilité à gober tous les détails extrêmement complotistes de la narrative sur le complot russe qui est véhiculée par tous les services de renseignements. (Certains de ces dirigeants échappent à la règle du complet alignement, non par sagacité et sagesse, mais par incontrôlabilité, comme Trump, qui souvent croit à ses propres montages dont certains écartent l’antirussisme primaire.) Les SR du bloc qui n’acceptent pas toute la narrative jouent en général ce jeu involontaire à cause du filtre politique vers la direction, – accepté ou imposé, ce filtre... Dans tous les cas pour certains il s’agit bien d’un “jeu” qui conduit à dire des vérités-de-situation à côté de la narrative convenue... (On l’avait déjà compris, par exemple, lorsqu’on avait connu le véritable sentimentdu renseignement militaire français [DRM] sur les “invasions” russes de l’Ukraine comparées à la narrative officielle, au cours d’une audition devant la commission ad hoc de l’Assemblée Nationale.)
Quoi qu’il en soit, le fait s’impose d’un antagonisme radical dans la perception des événements, – celle que manifeste la narrative officielle et celle des Gilets-Jaunes comme équivalents des diverses révoltes populaires/populistes dans le monde développé. Notre appréciation est que cet antagonisme n’est nullement artificiel, c’est-à-dire que, notamment pour la narrative officielle, il existe une assurance que l’explication notamment des interventions extérieures (“complot russe”) est fondée. Cet antagonisme ne peut que grandir et s’exacerber, à la mesure de l’inacceptabilité de la perception de l’autre vue par chacun des protagonistes comme une manœuvre vicieuse pour éviter d’affronter la vérité de la crise. En d’autres mots, plus la crise avance, plus cet antagonisme se verrouille et plus la possibilité de résoudre la crise d’une façon amiable se réduit comme peau de chagrin.
Cela est d’autant plus envisageable que les événements eux-mêmes semblent évoluer vers un point d’équilibre où nul ne peut l’emporter sur l’autre. De ce point de vue, deux domaines sont à envisager qui, tous les deux, témoignent de la stabilisation du mouvement des GJ et de la mise à l’écart possible sinon grandissante de sa principale faiblesse :
• La durabilité du mouvement GJ, sa capacité de remobilisation malgré des bifurcations de communication, d’autres événements accaparant l’attention médiatique, etc., cette capacité est tout simplement stupéfiante. Elle se vérifie et se confirme chaque samedi et fait l’unanimité, même chez les adversaires des GJ. La capacité de renaissance permanente, si vous voulez une sorte d’“effet-Phénix” des GJ de semaine en semaine, constitue le facteur social et le phénomène de psychologie collective le plus stupéfiant de ces dernières décennies, dans la vie sociale et psychologique française. Elle présente la possibilité d’événements extraordinaires hors du contrôle des autorités en place, du Système, des capacités manœuvrières humaines.
• La violence des manifestations du samedi, variable selon les semaines, plus ou moins favorisée, etc., semble avoir été un facteur important, sinon dans la décrue de la popularité des GJ, dans tous les cas dans la possibilité d’une décrue, dans tous les cas dans la naissance possible d’une dynamique de décrue. C’est ce qu’a vite compris le gouvernement qui a mis l’accent sur les violences, sur la nécessité du maintien de l’ordre, et qui entretient un certain niveau de violence policière. Cette tactique a des limites : la “violence policière” a fini par faire des dégâts, se révélant comme l’épisode le plus dramatique de ce domaine depuis la guerre d’Algérie. Il y a des blessés sérieux ou graves par centaines, et le débat de la “violence policière” est devenu une part intégrante du débat politique depuis deux ou trois semaines, impliquant le gouvernement accusé de l’entretenir. La tactique gouvernementale trouve là son frein naturel : plus il y a de violence pour rallier les partisans de l’ordre contre les GJ, plus il y a de violence policières pour accentuer cette violence et plus il y a d’écho au débat sur les violences policières qui mettent le gouvernement en accusation. C’est là un point de blocage et de verrouillage d’une victoire par une “tactique de provocation”.
Les deux intervenants cités plus haut estiment, d’une façon ou l’autre, que le mouvement des GJ est arrivé à un point de rupture complète avec les autorités et que Macron continue à croire que sa ligne réformiste radicale/néolibérale est la seule voie à suivre et peut encore passer, contre et en dépit des GJ. En même temps, il est à prévoir que les thèmes européens vont apparaître de plus en plus nombreux dans les slogans et revendications des GJ, inscrivant le mouvement dans la dynamique de la campagne pour les élections européennes. On parle moins ici de résultats électoraux que de la vie publique courante, où les GJ vont s’inscrire sans pour autant être entré dans le système des partis et des engagements politiques. Ce qu’ils vont inscrire dans cette vie politique, à cette occasion, c’est l’antagonisme entre le mouvement Macron qui est celui du Système, de la globalisation, avec tout ce qui va avec, contre les réactions des populismes divers (des gens de Trump-Sanders aux USA, des pro-Brexiten UK, dans partisans de M5S-Liga en Italie). Simplement, les GJ représentent la quintessence phénoménologique de cette opposition, et son extraordinaire singularité donne à cette opposition une puissance symbolique inouïe.
Pour les deux personnalités interrogés, les européennes constituent ce qui se rapproche le plus d’une dernière chance pour Macron de tenter de liquider le mouvement. « Si LREM arrive en tête, Macron pourra dire : voyez, une majorité de Français me soutient, et mon programme avec moi », observe William Thay, sans pourtant affirmer que cette affirmation suffira à l’emporter. De son côté, Arnaud Benedetti pense que même si LREM l’emporte, les GJ passeront l’obstacle et continueront à s’affirmer. Pour les deux intervenants, la prospective évolue vers une consultation populaire inévitable, voire une dissolution de l’Assemblée, etc. Manifestement l’enjeu puissant de cette spéculation n’est pas tant la pérennisation ou pas du mouvement des GJ, son évolution, etc., mais d’abord et nécessairement le destin de Macron lui-même. (Il n’est pas approprié de tracer une relation de cause à effet Macron-GJ, – l’un perd, les autres gagnent, ou bien l’un gagne les autres perdent. Le véritable enjeu c’est la position du président de la République, sa stabilité, sa légitimité, sa durabilité.)
Le 24 janvier, Aude Lancelin recevait pour Le Média un ancien officier de la SGSE, sur les GJ. Au milieu de l’entretien (autour de 07’00”), elle aborde la question du jugement des militaires sur la crise, à) partir du rappel de l’affaire Villiers de l’été 2017. Elle rapporte de sources de chefs militaires « un regard très dur, cruel » porté par eux sur la façon macronienne de gérer la crise, et leur appréciation que « pour eux, symboliquement, le quinquennat Macron c’est fini ». Ces choses sont dites avec mesure, par des journalistes expérimentées, et ont toutes les chances de refléter une vérité-de-situation : si les militaires ont de ces inquiétudes-là, c’est qu’ils se tiennent prêts à tout, et plus pour aller à la rescousse d’une cohésion nécessaire que pour un Macron qu’il n’aiment guère. Cela laisse voir une nouvelle dimension à la crise, celle où l’on envisage la crise de régime pure et simple, et nullement à notre estime du fait de l’attaque contre le régime mais du fait de l’effondrement du régime.
Subrepticement, à la façon des Gilets Jaunes que nul jamais ne vit venir, la crise française se rapproche du rythme de la Grande Crise d’Effondrement du Système.
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