Notre raison d'être-2005

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dedefensa.org et notre raison d'être

Cet extrait de la rubrique de defensa de notre numéro 20, Volume 20, du 10 juillet 2005, de notre Lettre d'Analyse de defensa & eurostratégie, nous semble assez bien correspondre, dans l'esprit qu'elle exprime, à l'esprit justement que nous avons voulu insuffler à notre site dedefensa.org dès l'origine. Ce texte figure donc, à la fois, pour votre information courante, autant que pour satisfaire votre curiosité intellectuelle à propos de ce nous sommes, ou prétendons, ou espérons être. On y trouvera, mélangés, curieusement pour certains, Péguy et les “antimodernes”, Joseph de Maistre, les avions de combat Rafale et JSF...

dedefensa.org

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La gloire d'être antimoderne

Nos lecteurs nous connaissent. Ils savent nos manies, nos tentations d'élan, nos entêtements d'intuition. Parmi ces manies et ces entêtements d'intuition, il y a un ouvrage récent, dont nous avons parlé déjà (Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, d'Antoine Compagnon). Nous ne disons pas que cet ouvrage est un chef d'oeuvre, — autre débat, qui importe peu ici, — nous disons qu'il vient à son heure, alors que l'heure est si grave que jamais l'histoire de notre civilisation n'en a connu d'aussi grave. Cela mesure l'importance du travail de Compagnon: il nous offre une définition et une classification d'une forme de pensée dont la mission est aujourd'hui de dynamiter, sans verser dans l'outrance ossifiée des adversaires acharnés et exclusifs de tout mouvement, l'avancée hystérique du modernisme jusqu'à la zone du suicide collectif.

Important, le livre de Compagnon, parce qu'il donne les éléments d'une définition essentielle (celle des antimodernes). Grâce à des éléments épars dans son livre, nous recomposons peu à peu cette définition. Elle nous apparaît comme donnant un sens, une mission, une orientation à notre effort. (On a compris: à de defensa, certes, nous nous targuons d'avoir enfin trouvé notre position: nous sommes des antimodernes.) L'originalité du terme “antimoderne”, ce que Compagnon ne manque pas de mettre en avant continuellement, c'est bien entendu de n'être pas un adversaire du moderne de façon systématique, ou adversaire du Progrès pour dire autrement, mais bien d'être adversaire de ce que le moderne/le Progrès porte de décadence mortelle. Ainsi dit-il justement de Péguy, — à placer comme un des très importants antimodernes avec Maistre, Chateaubriand, Baudelaire, — qu'il était « probablement le seul authentique antimoderne [NDLR: de son temps?], antimoderne jusqu'au jusqueboutisme, [...] le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. »

Nous comprenons bien: Péguy (comme les autres de son acabit) est le gardien de ce qu'il y a de grand et de nécessaire dans le moderne et le Progrès, et celui qui, par conséquent, traque et dénonce toutes les perversions qui, sous le label usurpé de “modernisme”, prétendent être des modernes. Elles n'en sont pas, elles ne sont que des usurpatrices.

L'avantage (!) de notre époque est qu'il y a fort peu de difficultés à distinguer la perversion du moderne, — à peu près tout ce qui s'intitule “modernisme”, “post” ou pas, — et, par conséquent, dans quel sens et comment il faut se battre. Il n'y a plus, dans notre époque un Bergson, — que Péguy soutient puis qu'il dénonce lors de la parution de L'évolution créatrice en 1907, puis qu'il soutient à nouveau jusqu'à sa mort au champ d'honneur en septembre 1914 (effectivement, Bergson reste un vrai antimoderne); il n'y a plus un Maritain, proche de Bergson et de Péguy avant d'en devenir l'adversaire en se figeant dans un néo-catholicisme intransigeant, ou néo-thomisme, qui rejette toute incursion de l'intuition et réduit l'intelligence à la seule Raison des dogmatiques de l'Église. Tous ces hommes, antimodernes ou pas, avaient des vertus telles qu'ils étaient des “maîtres”, qu'on pouvait s'en remettre à eux pour représenter les autres dans cette bataille de la civilisation.

Aujourd'hui, du côté des “intellectuels”, ceux qui tiennent le haut du pavé, il n'y a plus rien. Parler de l'équivalent d'un Péguy, d'un Bergson, d'un Maritain aujourd'hui, chez tous les petits marquis qui scribouillent dans les colonnes et les talk shows bien-pensants suscite évidemment rire attristé et sombre ironie. Le début du XXIème siècle glorieusement salué par les Bush, Blair & compagnie, ressemble, comparé au début du XXème siècle dans ce domaine, au grand désert ossifié où l'esprit s'est esclavagé volontairement, s'est enchaîné au conformisme de la force temporelle la plus vile. Notre époque est comme pour l'officier fameux de Buzzati devant le désert des Tartares, — elle est le désert des Tartares. [...]

Aujourd'hui, l'esprit antimoderne, celui qui représente la seule force d'arrêt de la folie perversement achevée du modernisme, est en dissidence. On le trouve, — vous savez où, dans les publications semi-clandestines (celles qui n'ont pas l'honneur douteux des gros tirages), sur les réseaux Internet... Le samizdat antimoderne est là et bien là, mais s'il sert d'aiguillon et d'inspirateur il ne peut plus servir d'étendard de ralliement. L'influence d'un Maistre, la gloire d'un Chateaubriand, le flamboiement d'un Péguy, chacun reconnu comme des maîtres en leurs temps, sont aujourd'hui choses impossibles, impensables, complètement absurdes. Qu'à cela ne tienne, — on s'en passera.

Voilà pourquoi nous avons fait si grand cas du référendum du 29 mai, que nous classons comme un mouvement antimoderne fondamental, — mouvement qui peut « dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. », un Péguy recomposé en mouvement de l'Histoire. (Il aurait éprouvé tant de juste fierté de se réincarner en un “mouvement de l'Histoire”.) En un sens, le bon sens des peuples se substitue à ces maîtres absents désormais, qui n'ont plus droit de cité, qui avaient l'honneur jusqu'alors de dire en des termes philosophiques, littéraires et poétiques, le bon sens politique des peuples contre la folie des idéologues et autres usurpateurs.

Il se trouve qu'avec ce dernier numéro de notre volume 20, nous achevons le cycle de nos vingt premières années (une pleine jeunesse, avant d'autres cycles sans doute). Nous célébrerons comme il se doit, à notre prochaine saison, l'entrée dans ce nouveau cycle. En juin-juillet 1985, nous avions publié des “numéros zéro” annonçant de defensa. Le 20 juin 1985, nous écrivions ceci dans l'éditorial de l'un de ces numéros :

« Écoutez le metteur en scène soviétique Andrei Tarkovski (‘Andrei Roublev’). Il y a un an, il décidait de rester à l'Ouest. Il n'avait plus sa “liberté créatrice” en URSS. Écoutez-le aujourd'hui: “En Occident, tout le monde a ses droits; mais dans un sens intérieur, spirituel, il existe sans doute davantage de liberté en Union Soviétique. Plus je séjourne en Occident, plus je constate que l'homme a perdu sa liberté intérieure. »

Tarkovski, mort depuis, était, à sa façon, un antimoderne, et le combat de De defensa était déjà tracé avec ces paroles prémonitoires. Excusez-nous mais, à côté, l'indice Dow Jones, les discours de Barroso et la démarche super-cool de Tony Blair, l'homme aux armes de destruction massive plein les poches, — cela fait léger, et le sémillant XXIème siècle pâlit même devant les feux du XXème finissant.

Bataille entre “amis”

Le même Compagnon décrit bien la confusion qui accompagnait la “bataille” où figuraient Péguy, Bergson, Maritain. Il note: « Péguy est bien conscient de la complexité des choses: la bataille contre Bergson, observe-t-il, est livrée “à l'envers”, par des alliés... La bataille à l'envers est celle des anciens bergsoniens [i.e. Maritain, Massis, Benda], libérés du moderne par Bergson, puis retournés contre lui. » Bien que nous soyons à un niveau extraordinairement inférieur en qualité, où rien ne peut se comparer à un Péguy, un Bergson, un Benda, un Maritain, un Massis, — et encore moins en courage et en conscience politique délivrés du conformisme; — à un niveau où il faut que les peuples (référendum du 29 mai) remplacent des maîtres qui n'existent plus, — il reste que la forme complexe, parfois “à fronts renversés”, de la bataille est semblable.

Expliquons-nous par un exemple précis, de cette complication, de cette difficulté de distinguer l'“ami” de l'“ennemi”, nous qui sommes tous plus ou moins “amis-ennemis” (tous démocrates, tous partisans de la liberté et ainsi de suite, et tous avec des désaccords abyssaux). On peut dénoncer la Commission européenne comme un instrument de la globalisation, donc de l'américanisme, et avec la plus juste des raisons de le faire, nous le savons parfaitement. On peut aussitôt, dans le même instant, considérer que la Commission européenne peut être un redoutable instrument pour les intérêts européens contre la globalisation manipulée par les américanistes; on peut en effet admettre l'alliance avec Peter Mandelson, proche de Blair et évidemment étiqueté pro-américain, et obligé à l'affrontement sévère avec Boeing, devenu à cet instant un allié précieux des adversaires de l'américanisme.

(Ce dernier cas n'est pas un simulacre, comme le croient un peu trop vite les adeptes du complot. La fureur anti-Boeing et anti-US de Mandelson est désormais un fait politique avéré à Bruxelles, avec lequel il faudra compter. Il suffit de lire ce détail, du Financial Times du 17 juin, parlant d'une conférence où se trouvait Mandelson: « On Wednesday night, at a Brussels forum intended to debate EU relations with China, Peter Mandelson, European trade commissioner, veered dangerously off the script on learning that Joris Vos, Boeing's lobbyist to the EU, was in the audience. “You're working for Boeing?” growled Mr Mandelson. “Boeing will have a lot to answer for, at the end of this.” »)

De même, lorsque les adversaires de la globalisation se comptent et qu'ils se découvrent, soit de droite, soit de gauche, puisqu'il y en a pour perpétuer ces différences d'une vision de dinosaure de la politique; lorsqu'une coalition du “non” rassemble des trotskistes, des socialistes, des souverainistes, des lepénistes, ce qui conduit presque à des crises nerveuses des petites âmes convoquées pour commenter l'actualité dans les studios télévisés, — nous voilà devant la même complexité (« “Tout cela n'est pas si simple”, s'écrie d'ailleurs Péguy. »)

Nous retrouvons les mêmes données qu'au début du XXème siècle, mais au sous-sol de l'esprit par comparaison, répétons-le, étant passés du seul champ intellectuel au champ grossier de l'américanisation des problèmes (économie et soi-disant morale), et du seul champ français au champ plus étendu du soi-disant monde globalisé, dans tous les cas le champ occidental et principalement euro-atlantique. [...]

... D'où l'actualité formidable, incontestable, de l'antimoderne, « le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. » Le siècle (le XXème), dans son ivresse mécanique et rationaliste, nous a privés des choix qui faisaient encore illusion. Peut-être Péguy, Bergson, Maritain pouvaient-ils encore débattre, s'ils en avaient eu l'humeur, d'un “bon” et d'un “mauvais” Progrès. Aujourd'hui, le débat n'est plus possible. “Le” moderne est là, déchaîné, ivre de sa puissance, — et voici ce qu'il fait de la planète et comment il transforme la civilisation. Plus que jamais, l'antimoderne peut dire: « Nous, les modernes », pouvons lancer l'anathème définitif: voyez ce que vous avez fait du moderne.

Par conséquent, tous les conflits du XXème siècle, toutes les idéologies d'ores et déjà fossilisées, les querelles entre anciens et modernes, tout cela n'a plus la moindre force. Dans le chaos qu'est devenu le monde, c'est un théâtre d'ombres monté pour dissimuler le reste, — c'est-à-dire l'essentiel. De cette façon, nous avons gagné en netteté de l'enjeu ce que nous avons perdu en qualité des protagonistes de la bataille, dans les deux sens dans une mesure absolument radicale.

D'autre part, le déplacement des représentations de l'antimoderne telles que nous les avons figurées, notamment des maîtres que nous n'avons plus identifiés aux mouvements populaires qui les remplacent (le référendum du 29 mai à la place de Charles Péguy), fait que ce qu'expriment ces “nouveaux antimodernes” a droit à une représentation de sa propre modernité. Lorsque nous identifions dans la révolte exprimée le 29 mai (et le 1er juin en Hollande) une marque de la renaissance du concept de nation, — mais sous une forme nouvelle, comme nous l'avons précisé dans notre numéro du 25 juin, celle de « la nation anti-nationaliste », — nous caractérisons nécessairement ce concept comme quelque chose de moderne, le “nous modernes” des antimodernes. En d'autres mots, cette analyse, comme les analogies qu'elle recèle par rapport au superbe concept d'antimoderne, conduit à la réhabilitation dans le sens du vrai moderne d'idées et de concepts qui avaient été dénoncés comme archaïques, réactionnaires et autres, selon les avortons courants de l'exercice de la “démonisation” affectionné par “le moderne”.

C'est là tout l'immense paradoxe de notre époque, sans équivalent ni précédent à cet égard. L'extraordinaire médiocrité de ses élites, leur veulerie surréaliste, leur conformisme gargantuesque ne laissent plus de place ni au doute, ni à l'hésitation. S'il était possible que notre époque engendrât un Péguy, un Bergson et un Maritain, et qu'ils fussent des maîtres reconnus publiquement comme ils l'étaient il y a un siècle, leurs querelles d'il y a un siècle s'effaceraient devant l'énormité de l'accomplissement maléfique du « moderne », — et ce serait, au fond, l'union sacrée.

Ainsi en est-il des événements populaires qui ont remplacé les maîtres qui ne sont plus ou qui sont étouffés dans la dissidence, pour attaquer “le moderne” suicidaire. Entre eux, c'est l'union sacrée. Aujourd'hui, l'analyse d'un Jorge Arreaza, analyste du journal vénézuélien Temas, sur l'échec américain au récent sommet de l'Organisation des États Américains, conclut au « triomphe de la souveraineté », selon une interprétation qui est celle que nous donnons du 29 mai.

Une machine moderniste

Poursuivons notre enquête sur ce parallèle que nous tentons d'établir entre deux époques séparées d'un siècle, — le début du XXème et le début du XXIème, — du point de vue de la bataille entre les antimodernes et les modernes. Nous avons déjà vu que le référendum du 29 mai pouvait fort bien figurer comme un maître comme Charles Péguy que notre époque n'autorise plus. Essayons d'aller plus avant pour briser encore plus les barrières des préjugés qui nous empêchent de voir le vrai sens du combat en cours.

On sait l'intérêt que nous portons à la problématique des avions de combat avancés. Là aussi, c'est un des thèmes constants de De defensa, depuis le premier numéro d'il y a vingt ans. Cet intérêt est justifié par des considérations hautes, qu'il nous est arrivé de détailler maintes fois: l'avion de combat, porteur des technologies les plus avancées, instrument d'une bataille industrielle, commerciale et politique sans merci, expression aujourd'hui essentielle de la souveraineté d'une nation, — et qui peut être, selon la façon dont on le transfère et les conditions dans lesquelles on le transfère, destructeur ou consolidant de la souveraineté de l'acheteur. L'avion de combat a donc une place essentielle dans la bataille que nous tentons de décrire et il s'avère finalement un parfait candidat, un parfait exemple de cette extrapolation de la bataille de l'antimoderne contre le moderne. Nous voulons dire par là qu'il y a des avions de combat avancés dont la description pourrait répondre au mot de Compagnon sur Péguy, — « le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. »

La situation actuelle des avions de combat peut se prêter à ce jeu, jeu d'autant plus instructif qu'il justifiera d'autant plus l'attention que nous portons à cette catégorie de choses; elle s'y prête parce que les avions de combat avancés sont très peu nombreux, très clairement identifiés, très aisément définissables.

On sait qu'aujourd'hui les avions de combat avancés de la nouvelle génération disponibles ou en développement, mis à part ceux de la Russie qui présentent un cas hors de notre conflit interne de civilisation, sont au nombre de quatre (le JAS39 Gripen devant être placé en dehors de la catégorie des avions de combat avancés de nouvelle génération à cause de ses capacités limitées). Il y a les américains F/A-22 et F-35 (JSF), le Rafale français et l'Eurofighter Typhoon européen. Le F/A-22 doit être éliminé de la catégorisation que nous envisageons moins en raison de ses ennuis qu'à cause du statut qu'il a d'ores et déjà atteint d'avion impossible à vendre à cause de son prix et d'avion non-exportable, notamment à cause des restrictions absolument surréalistes qui accompagnent toutes ses technologies, surtout dans le climat américain actuel. (Des perspectives d'exportation pour des pays privilégiés, — Israël non compris, qui a écarté cette possibilité, — ont été évoquées mais c'est pure intoxication sans aucune possibilité de réalisation). L'Eurofighter Typhoon est dans une situation technique et budgétaire totalement catastrophique. Même s'il se vend ici ou là, l'avion n'a aucun avenir, il est d'ores et déjà mort.

On s'en serait douté, restent le JSF et le Rafale. [...]

Le JSF a des caractéristiques spécifiques, techniques, opérationnelles, etc, qui font les gorges chaudes des commentateurs spécialisés. Ce n'est pas ce qui nous intéresse. Nous importent les caractéristiques politiques de l'avion, c'est-à-dire ce qu'il représente et ce qu'il a comme effet dans les grands domaines du champ politique.

Tout montre à suffisance, et chaque jour apporte de nouvelles précisions, que le JSF est un programme qui véhicule un effet politique considérable. Si Aboulafia, le commentateur-en-chef du programme, dit et redit à intervalles réguliers et quinquennaux que cet avion est à lui seul « une véritable politique industrielle » destinée à tuer l'industrie européenne, il n'en a pas dit grand'chose. La fonction essentielle du JSF, — voulue et calculée ou simplement fatale, — est d'éradiquer les souverainetés nationales. On connaît bien le processus technique et opérationnel qui y conduit, d'une part en limitant drastiquement l'accès des acheteurs aux capacités d'entretien et de fonctionnement de l'avion, d'autre part en centralisant et en monopolisant par tous les moyens possibles les capacités de contrôle et d'emploi opérationnel de l'avion. Le résultat est que le JSF est par essence un niveleur des différences, un destructeur des identités, il participe du mouvement moderniste général. Il est fondamentalement moderne, voire “démocratique” dans le sens fort méprisant où l'entendait Charles Baudelaire; même si l'avion fait “papa maman” par tous les temps, on comprend dans ce cas ce que parler veut dire. Le JSF moderniste est le globalisateur des identités, le niveleur des différences. Que certains l'appellent “un instrument de l'hégémonie US” (en plus de la définition d'Aboulafia), c'est faire bien de l'honneur à l'usine à gaz qu'est le Pentagone dans sa capacité de gérer quelque chose, fût-ce une “hégémonie US”.

Ce nivellement du JSF va jusqu'à ce qui va sans doute apparaître, chez nombre de ses apologistes, comme sa vertu ultime: l'annonce qu'il n'y aura qu'une seule version du JSF. Il n'y aura pas le JSF pour les USA et un sous-JSF pour les autres (avec différents dégradés selon la confiance qu'on accorde aux différents pays-Zoulou qui s'en seront portés acquéreurs). Cette vertu formidable (tout le monde aura le même JSF que la prestigieuse et inatteignable USAF américaniste) est en fait la chaîne ultime qui fait des acheteurs du JSF des pays dont la souveraineté sera réduite à rien à jamais, des pays plus sûrement battus que les Autrichiens à Austerlitz. Cela signifie qu'il est acquis pour toujours que les Américains ne céderont rien aux autres, qu'ils garderont son contrôle jusqu'au bout, que la souveraineté des acheteurs est niée de façon définitive, pulvérisée, renvoyée au néant d'où elle n'aurait jamais dû sortir. Cela confirme la fonction déstructurante du JSF, sa qualité de “moderne” au sens où les antimodernes ont le droit de s'élever contre lui (parce que « nous modernes ») et de le mettre en accusation. De la conception jusqu'à la fin de son existence, le JSF est conçu comme une machine à déstructurer les identités et les souverainetés. Il est bien l'enfant de son époque (années 1993-94 comme début de sa conception), lorsque l'Amérique, sortie de la Guerre froide, s'isola du reste du monde en décrétant qu'elle allait soumettre, de loin, le reste du monde, en niant ses spécificités et en les brisant par divers instruments. Le JSF en est un.

Face à lui, il n'y a donc que le Rafale français.

Un avion antimoderne?

Puisque, face au JSF, ne reste que le Rafale, parlons donc du Rafale. (Cette prudentissime précaution de langage renvoie aux Anglo-Saxons: dans 80% des cas. Lorsqu'ils font une “analyse du marché” des avions de combat, ils parlent, par exemple, du JSF contre l'Eurofighter [quelle dérision lorsqu'on sait ce que vaut l'avion européen], alors qu'on dirait que l'avion français n'existe pas. Nous dirions, nous, connaissant le besoin existentiel de propagande des Anglo-Saxons et de l'américanisme, que cela confirme son existence bien plus que Descartes ne prouva celle de Dieu.)

Cet avion, par la position qu'il occupe et les conceptions qu'il représente indirectement, constitue un phénomène qu'on peut effectivement qualifier d'antimoderne dans le sens où nous explorons ce concept. Il hérite par nature de la position naturelle de la France qui est elle-même, en dépit de ses troupeaux d'intellectuels bêlants et soi-disant “libéraux”, complètement antimoderne. Le fait même d'affirmer son indépendance, son identité et sa souveraineté est, en effet, aujourd'hui, dans les conditions de la bataille engagée entre la structure antimoderniste et le néant moderniste, une définition parfaite de l'“antimoderne” dans le sens que nous ne cessons de répéter dans cette rubrique (« le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. ») . Depuis que le transfert et l'exportation des armements avancés, et les avions de combat avancés à la pointe de ceux-ci, constituent un fait politique et culturel majeur, — depuis les années 1960, donc depuis la rénovation gaulliste en France, — la politique française dans ce domaine a été nécessairement une affirmation d'identité et de souveraineté de la France aussi bien que de celui qui acquiert des armements français. Ce n'est pas un argument de relations publiques, c'est une vertu de nécessité: la substance de la France étant l'identité et la souveraineté, sa politique ne peut oeuvrer, par définition, qu'au renforcement de ces concepts en général, c'est-à-dire pour elle comme pour l'Autre (dans ce cas, le client qui achète un avion de combat français). A partir du moment où la France renforce les principes d'identité et de souveraineté, ce qu'elle fait en renforçant leur application chez son client (chez l'Autre), elle se renforce elle-même. Le Rafale est nécessairement l'héritier de cette tradition vitale, que le gaullisme n'a fait que rénover (les grandes choses sont des choses humbles). Il n'est pas nécessaire d'avoir aujourd'hui un personnel dirigeant, politique et autre, assez brillant pour exprimer cela, voire pour le comprendre. Il n'est pas nécessaire que la France actuelle qui fabrique et vend cet avion comprenne le sens fondamental de ce qu'elle fait. Elle le fait, point final, et elle est, sans le savoir, antimoderne comme Maistre, Péguy et Bergson. (Elle est de la même boutique, dans un autre rayon ou à un autre étage.)

Ce qui fait la singularité exceptionnelle de la situation, c'est sa simplicité extrême: le Rafale seul contre le JSF seul, les deux clairement identifiés dans leur rôle nécessairement antagoniste, — et l'on comprend bien que l'on ne parle pas ici du simple fait commercial, du seul fait technologique, du seul fait de la politique d'exportation, — tous faits absolument dérisoires par rapport à la question fondamentale que figure l'affrontement entre antimodernes et modernes. [...]

Nous nous attachons au cas de l'avion de combat à cause de sa netteté, de sa puissance, de son évidence dirions-nous. Il est aussitôt acquis à l'esprit que ce cas exprime un domaine plus vaste, où nous retrouvons notre logique interprétatrice. Tout cela ne fait que prendre en charge une situation où la force dominante du monde, — l'américanisme depuis 1945, soudain soumis à une interrogation depuis 1989-91, soudain mis en cause depuis le 11 septembre 2001 par l'anti-américanisme montant des pays soumis, — a effectivement imposé que ce combat fondamental entre antimodernes et modernes change de champ. Il ne se fait plus dans le champ des idées (il n'y en a plus), ni dans celui de la littérature (elle est impitoyablement censurée et contrôlée avec les moyens qu'il faut, principalement la corruption médiatique et virtualiste), mais dans le champ de la manifestation déclamatoire et ostentatoire de la force. C'est la traduction à peine policée de l'extraordinaire prépondérance qu'exerce sur les USA puis sur le monde le complexe militaro-industriel américain, né en 1935-36 en Californie au nom de théories suprématistes, pour sauver l'Amérique américaniste menacée par les effets de la Grande Dépression. (Pour information, il ne faut pas s'étonner des proximités stupéfiantes des conceptions scientifiques et de l'armement entre le complexe militaro-industriel US né en 1935-36 et l'Allemagne hitlérienne, telles que les a mises en évidence Nick Cook dans son livre The Hunt for Zero Point, telles qu'il les exprime dans une interview à The Atlantic Monthly, le 5 septembre 2002. Les savants nazis comme von Braun se sont parfaitement réintégrés dans l'américanisme après 1945.) De l'avion de combat avancé qui en est la pointe avancée,— Rafale contre JSF, — nous passons au champ de la défense (le militaire, pris dans son sens le plus large).

On a bien compris qu'en parlant défense, militaire, etc., nous ne parlons de rien de ce que nous disent d'habitude ces domaines. L'intérêt supplémentaire de notre époque est que le niveau de destruction des armements et l'exclusivité de ces armements à quelques pays rendent le concept de grande guerre conventionnelle marginal, sinon farfelu et inapplicable. La guerre, aujourd'hui, c'est la “guerre de quatrième génération” dont parle William S. Lind, dont l'actuelle guérilla de résistance en Irak est un épisode, dont le résultat du 29 mai en est un autre. C'est dans cet autre schéma d'affrontement qu'il faut placer la dimension de défense et la dimension militaire: non pour une guerre future mais pour l'actuelle bataille, qui n'est pas loin d'être ultime lorsqu'on mesure les conceptions du monde, entre antimodernes et modernes.

Mais nos lecteurs nous comprennent, d'autant que le germe de tout cela est déjà dans le mot de Tarkovski que nous publiions il y a vingt ans. Par conséquent, et pour prendre un cas précis qui nous importe, la critique d'une certaine gauche anti-globalisation et anti-américaniste contre les efforts qu'elle nomme abusivement de “militarisation de l'Europe”, c'est-à-dire de la constitution d'une Europe de la défense où l'influence de la France sera nécessairement prépondérante, montre une grave irresponsabilité intellectuelle. C'est du pacifisme dans un monde où la guerre qui justifiait le pacifisme n'existe plus. C'est le comble de l'irresponsabilité que cherchent les âmes faibles. C'est un abri complètement égoïste que se donne un esprit qui refuse d'embrasser les réalités du drame du monde.

La raison déraisonnable

Cette façon que nous avons utilisée de transcrire une bataille qui se déroulait entre les esprits, dans une bataille entre des événements, ou entre des machines, ne fait que sacrifier aux réalités de notre crise. Celle-ci, la crise, n'est plus la “crise de l'esprit” mais la “crise des esprits”, — par absence des esprits, ou plutôt par leur marginalisation. Aujourd'hui règne le “non-esprit”, et c'est bien cela qui est à la base de cette “idéologie technique”, de cette idéologie du moyen qu'est ce que nous nommons le virtualisme: en inventant un monde qui n'est pas le réel, et dont on veille à ce qu'il ne présente aucun des problèmes auxquels l'esprit s'est confronté pendant des siècles et des millénaires, on suscite la disparition de l'esprit du devant de la scène par inutilité. Mais l'homme n'avait pas prévu la puissance du réel, c'est-à-dire la façon dont l'Histoire récupère à son profit cette disparition de l'avant-scène de l'esprit pour substituer ses manifestations propres. L'Histoire n'est pas une science humaine morcelable et réductible à merci, donc maîtrisable par l'homme, mais une substance en soi, qui a sa propre cohérence, peut-être sa propre spiritualité, qui échappe aux manigances des esprits réducteurs.

En ce sens, notre interprétation, qui peut paraître étrange, voire bizarre, de la bataille de deux machines en représentation de la bataille des antimodernes contre les modernes, se justifie complètement. (Même chose pour la représentation d'un événement comme le 29 mai en un maître comme nous n'avons plus, en un Péguy aujourd'hui empêché d'être: là aussi, encore plus que dans l'exemple plus extrême des avions de combat, l'Histoire apparaît comme une substance en soi, profondément étrangère aux normes de la manufacture humaine, totalement rétive à la tendance humaine à la tromperie et à la dissimulation du réel grâce aux prouesses du machinisme et de son enfant prodige, la technologie.)

En ce sens, le Rafale n'a pas besoin d'emporter tous les marchés; il n'a besoin que d'exister en tant que machine (par ailleurs définissable symboliquement), de se manifester dans les activités les plus banalement mercantiles, peut-être d'emporter l'un ou l'autre marché; ainsi existe-t-il en tant qu'antimoderne une fois que l'interprétation a été suggérée et la preuve existe par conséquent que l'univers virtualiste est pur montage, pure infamie, pure calomnie.

Quant au JSF, un autre élément échappant à la seule logique de notre interprétation, un élément accidentel le caractérise également, — et en cela son destin est d'autant plus passionnant. Il est l'enfant monstrueux de l'usine à gaz nommée Pentagone. Il ne nous étonnerait pas que cette lourde ascendance compromette son destin de façon dramatique, voire irrémédiable. Les antimodernes, qui comprennent parfaitement les réalités du progrès (« le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. ») et comprennent qu'il s'agit d'un phénomène qui peut être maîtrisé, se trouveraient alors devant une situation inédite, une opportunité exceptionnelle. Ils auraient, à leur disposition, une situation complètement nouvelle, éclairant d'une lumière crue cette situation du moderne ayant réussi à créer la “raison déraisonnable”. (En un sens, et pour l'autre analogie, c'est bien ce qu'a montré le 29 mai, expliquant l'indescriptible panique qui s'est emparée des modernes.) [...]

Ces divers exemples matérialisent une querelle fondamentale entre antimodernes et modernes, qui eut la France comme cadre privilégié (non pas comme seul cadre, puisque l'affrontement a lieu ailleurs, mais comme seul cadre où l'affrontement est si précisément identifié), et qui s'étend aujourd'hui dans toute la civilisation occidentale qui domine le monde. Même si le passage d'un affrontement d'esprits (début du XXème pour l'exemple choisi) à une interprétation d'événements actuels qui semblent éloignés de l'esprit marque effectivement un abaissement de la position de l'esprit, on comprend qu'il s'agit d'une circonstance (les grands esprits marginalisés, découragés, interdits de s'exprimer). S'il peut paraître à certains l'indice d'une décadence, il a par contre la vertu d'une clarté beaucoup plus éclatante (ce qui est d'ailleurs la caractéristique des décadences affirmées). L'identification est plus aisée. Une fois qu'on a avancé l'hypothèse du 29 mai comme mouvement antimoderne, c'est-à-dire événement contre la déstructuration de la globalisation qui représente “le moderne” aujourd'hui, on s'aperçoit que nombre d'autres observateurs ont la même vision, même s'ils ne la structurent pas encore précisément. (On l'a vu dans notre précédent numéro, rubrique de defensa, notamment chez certains Américains, notamment chez Tony Blankley: « [France's] vote Sunday is another form of the Great Reaction to globalization. In ways either benign or malignant, peaceful or violent, conservative or radical, the peoples of the world are beginning to defend their cultures against the cold, soulless intrusion of the globalizing leviathan.  »)

Que reprochent les antimodernes aux modernes? D'être devenus les esclaves du Progrès dans ses aspects les plus mécanistes, les plus systémiques, les plus niveleurs. Avec eux, la querelle des anciens et des modernes qui était courue d'avance puisque les anciens étaient ridiculisés ou “démonisés” sous des termes comme “réactionnaires” ou “archaïques” retrouve tout son sens. Ce n'est plus une bataille de la vertu (les modernes, partisans du mouvement et de la vie) contre le reste, mais une bataille autour du sens de la vertu. Les antimodernes ont cette particularité d'avoir été modernes et de le rester en partie. Leur critique n'attaque pas ce qu'on pourrait raisonnablement accepter comme étant la substance de la vie (le progrès de la civilisation) mais l'enfant monstrueux sous forme d'une dégénérescence affreusement déformée qui en est né.

La querelle n'est pas entre la Raison et l'irrationnel mais entre la Raison déformée jusqu'à n'être plus qu'un enchaînement à un système, contre une vision de l'esprit où la raison à sa place à côté d'autres caractères du bon fonctionnement de l'esprit. La raison, dans leurs mains, est devenue déraisonnable et folle, et transformée en pathologie. En 1931, Robert Aron et Arnaud Dandieu écrivaient (dans Décadence de la nation française): « De Descartes à Ford, cela veut dire: de l’individu isolé forgeant avec passion l’outil rationnel de compréhension et de conquête, aux individus encasernés, répétant dans des usines rationalisées les mêmes gestes machinaux d’un labeur qui les dépasse. Cela veut dire que Descartes est à l’origine d’une épopée humaine dont nous voyons l’aboutissement gigantesque mais dégradé. Cela veut dire que l’esprit de conquête, la volonté révolutionnaire qui permit et légitima la naissance des règles méthodiques, a complètement disparu chez ceux qui en font maintenant une application intensive et routinière. »