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3046Ci-dessous, nous publions le texte de la rubrique Contexte de de defensa du 10 mai 2004. Nous pensons que ce texte éclairera un aspect de nos commentaires sur le mea culpa du glorieux New York Times, à propos de sa couverture très professionnelle des événements menant à la guerre en Irak.
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Il y a presque cinq ans, le 10 juillet 1999, nous publiions, dans cette même rubrique, une analyse pour saluer la naissance de « notre samizdat globalisé », — surnom que nous donnions à l'information “dissidente” véhiculée par Internet. Nous revenons sur le thème, pour constater une évolution décisive.
...Donc, le 10 juillet 1999, dans notre Volume 14 n°20, nous nous attachions à tracer les grandes lignes de ce phénomène qu'était la naissance d'une véritable information alternative, une “dissidence” sur les réseaux d'Internet. C'était «Notre samizdat globalisé». (Le mot russe samizdat désigne les écrits clandestins, diffusés par la dissidence, dans l'URSS de l'après- guerre post-stalinienne jusqu'à la chute finale.) Aujourd'hui, nous nous attachons à la suite, à l'évolution du phénomène.
Pour autant, ce n'est pas simplement par goût des commémorations, ou des rapports automatiques dépendant de la seule chronologie, que nous écrivons ce texte. De nombreux incidents sont survenus ces derniers mois, en marge de la guerre irakienne, qui montrent l'extension du phénomène “samizdat globalisé”. Notre appréciation est qu'il s'est même produit une rupture de substance à cet égard.
Nous rappelons deux événements, dont nous traitons par ailleurs dans ce numéro (voir nos rubriques de defensa et Journal). Ils ont eu lieu le même jour, le 22 avril.
• Le premier, c'est la diffusion de photos du transport et du débarquement de cercueils de soldats américains tués en Irak. C'est le site www.memoryhole.org qui a diffusé ces photographies. (La diffusion de photos de tortures US, le 28 avril, a suivi un autre canal.)
• Un rapport du groupe Center for Investigative Reporting (CIR) sur les dimen- sions de la corruption en Irak, suscitée par les “réformes” américaines, et, souvent, par les Américains eux-mêmes. Le rapport est publié sur le site du CIR (site www.muckraker.org).
[• Nous rappellerons que d'autres événements de cette sorte se sont déjà produits, comme celui que nous évoquions indirectement dans notre rubrique Contexte du 25 février 2003, Vol18, n°11 : la diffusion sur Internet, par le groupe CASI, de la mise en évidence de la tromperie, à partir du “repiquage” d'articles ou de documents dépassés, que constituait le rapport “secret” divulgué le 30 janvier 2003 par l'équipe d'Alastair Campbell (proche de Tony Blair) sur les turpitudes de Saddam Hussein.]
Les deux événements signalés ici (les photos et la corruption) constituent un apport d'information et d'analyse important, voire décisif, dans le travail de mise en évidence des réalités de la situation irakienne.
Des deux cas techniquement similaires, c'est celui des photos qui est le plus significatif. La diffusion de ces photos par memoryhole.org fit grand bruit. Les grands journaux firent des articles, où l'on cita cette source. Certains, sans trop insister sur le fait qu'ils se mettaient eux-mêmes en cause, s'interrogèrent sur le fait de savoir pourquoi les grands organes de presse n'avaient pas, eux- mêmes, réalisé cette opération. (En effet, les photos ont été obtenues par simple demande faite à la direction d'une base de l'USAF, où arrivent les cercueils, au nom du Freedom of Information Act [FOIA]. Après avoir essuyé un premier refus et avoir fait appel, memoryhole.org obtint les documents. Tout le monde pouvait faire de même.)
Le New York Times publia un article où cette question était abordée, et posée à certains dirigeants de grands organes de presse. On y lit les réponses de deux d'entre eux, Bill Keller, un des rédacteurs en chef du New York Times, et John Banner, producteur de l'émission World News Tonight de ABC. Leur réponse est similaire : “nous ne savions pas”. (John Banner : « We did not file a FOIA request ourselves, because this was the first we had known that the military was shooting these pictures. »)
L'argument est sans la moindre valeur. Nul n'ignore, surtout pas le directeur d'une grande organisation d'information américaine, d'une part le formalisme institutionnel américain (donc l'existence, même de manière non-publique, du cérémonial classique pour le rapatriement des cercueils) ; d'autre part, l'obsession fondamentale des forces armées américaines et du Pentagone pour le témoignage photographique de tous les événements, et, par conséquent bien sûr, ce rapatriement des corps.
L'attitude des grands médias américains est beaucoup mieux expliquée par leur volonté de ne pas trop déroger de la ligne officielle, et, dans ce cas, de ne pas interférer dans la politique officielle du Pentagone (de l'administration) de dissimuler à tout prix la visualisation des pertes. (Ce qui est en jeu, en effet, n'est pas la connaissance des pertes mais la visualisation : il ne s'agit ici que d'émotion, et ce que veut le Pentagone, c'est éviter la réaction émotionnelle primaire devant le spectacle des cercueils.)
Cette attitude n'est pas nouvelle. Les grands médias américains ont déjà écarté des informations importantes pour suivre la ligne officielle de l'administration, de façon voyante, presque tapageuse, depuis le 11 septembre 2001. Par exemple, ils n'ont accordé qu'une couverture mineure, voire ridicule au mouvement anti-guerre avant la guerre. Ils n'ont absolument pas relayé vers le public américain l'affaire Katharine Gun, en février 2003. (Cette affaire d'une employée du GCHQ britannique, divulguant des consignes de la NSA au GCHQ pour effectuer des écoutes clandestines de certaines délégations à l'ONU au moment des débats sur la guerre. L'implication massive de la NSA américaine rendait impérative la diffusion de cette information. S'il n'y avait pas eu les sites indépendants sur Internet, le public américain n'aurait eu aucune connaissance de cette affaire.)
Dans l'affaire de l'analyse générale de la corruption en Irak, réalisée par le CIR (et diffusée sur un des relais radio du CIR, MarketPlace, après la diffusion sur site), on relève l'absence des grands médias (sauf l'un de ses commentateurs, Krugman, mais dont on sait bien sûr qu'il est certainement l'un des plus hostiles à la ligne officielle).
Dans ces quelques cas évoqués ici, on peut commencer à voir autre chose que des circonstances accidentelles ou épisodiques. On peut commencer à avancer l'idée que les réseaux Internet, avec leurs sites indépendants et dissidents, possèdent désormais des modalités d'action et des moyens de diffusion complètement spécifiques. On peut envisager l'hypothèse qu'on peut les considérer comme bien autre chose qu'une force de réaction à l'information officielle.
Si nous décrivons ici des circonstances américaines, ou anglo-saxonnes plus précisément, c'est parce que c'est dans cet univers que les choses évoluent de la façon la plus significative.
En Europe, les choses sont moins marquantes dans le sens qu'on décrit ici, mais tout aussi significatives. Il y a un fossé considérable entre le réseau de l'information dite “grand public”, dans les médias classiques, et le réseau de la nouvelle information alternative.
Dans le premier, les affaires irakiennes, les soubresauts de la politique américaine, sont suivis de loin en loin et de façon très superficielle, en s'en tenant aux aspects spectaculaires. Certains jours, les contenus des journaux télévisés et des bulletins radios par rapport aux documents disponibles sur Internet présentent une distorsion considérable. Il est remarquable que les grands médias, surtout en Europe, s'attachent de plus en plus aux informations nationales vues dans un sens régional et local, avec la seule exception des nouvelles européennes qui ne concernent que l'apparence institutionnelle et quasiment jamais la réalité. Cela laisse le champ libre à Internet comme dispensateur des informations internationales, considérées d'un point de vue très indépendant, très exigeant, parfois très polémique.
Ce qui apparaît aujourd'hui, qui fait une différence de substance, c'est une certaine disparition de la concurrence entre Internet et l'information “officielle”, comme il y avait nettement du temps de la guerre du Kosovo. Les grands médias classiques, prisonniers des intérêts économiques puis ayant justifié cet emprisonnement par une idéologie conformiste (disons la “pensée unique”, à la fois hyper-libérale, pro-américaine, moralisante, etc), tendent aujourd'hui à dépolitiser leur information devant l'impossibilité d'écarter les informations n'entrant pas dans leur schéma d'intervention (l'Irak).
Bien sûr, nous traçons là une tendance générale. Il n'y a pas de frontière brutale et les exceptions sont multiples mais elles confirment néanmoins la règle nouvelle. Il y a désormais deux univers de l'information, ou, dans tous les cas, deux cadres formés qui vont tendre à se développer jusqu'à former effectivement deux univers de l'information. Les diverses affaires signalées ici montrent que les réseaux indépendants sur Internet sont devenus des partenaires majeurs, avec des capacités et des initiatives journalistiques d'investigation qui dépassent souvent celles des grands réseaux.
Cette situation des “deux univers” fait litière de toute espérance d'une “information objective”. Cela peut être perçu comme un grave revers par ceux qui s'en tiennent aux théories ou qui moralisent à ce propos. Ce n'est pas du tout notre cas. Dans la situation actuelle, l'existence d'une “information objective” signifierait simplement que l'information “officielle” (celle des autorités en place) est devenue l'information tout court, c'est-à-dire l'“information objective” en question. Nous serions totalement prisonniers d'un univers complètement à la disposition des autorités en place. On a vu cette situation se mettre en place aux USA aussitôt après le 11 septembre, lorsque les grands médias furent simplement les relais de l'information officielle. Cette situation n'a pas complètement changé, elle s'est simplement nuancée, notamment sous la pression des réalités (il est difficile de continuer, aujourd'hui, à saluer l'affaire irakienne comme justifiée, honnête, bien faite, utile, etc). Mais les grands médias américains ne sont pas vraiment revenus sur la sujétion aux autorités qu'ils ont complètement acceptées juste après le 11 septembre. S'il n'y avait pas Internet et son “deuxième univers”, ce serait cela, l'“information objective”.
Il y a une évolution de substance qui met désormais ce qui était le phénomène de l'information sur Internet dans une catégorie qui n'est plus celle du « fait extraordinaire » (définition de “phénomène”). L'information sur Internet est en train de s'institutionnaliser, dans le bon sens du mot certes, parce qu'Internet échappe par définition aux chaînes habituelles de l'institution (les exigences idéologiques des contraintes économiques). Cet événement ne va plus cesser de prendre de l'ampleur et va bouleverser les perspectives de notre situation.