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244623 mars 2016 – Je n’ai pas l’habitude d’utiliser ce Journal-dde.crisis pour suivre les chemins de l’actualité immédiate, péremptoirement et en prenant la place des autres rubriques. Ce n’est pas sa fonction ; pourtant cette fois je passe outre puisque je veux dire quelques mots sur Bruxelles et ses attentats et que je sais bien qu’“il n’y a rien à dire, ni de Bruxelles ni de l’Europe” qui doive se situer dans le cadre du travail habituel, de l’analyse politique, du commentaire rationnel, de la spéculation et du rangement historiques... Pour l’instant, je veux m’en tenir à des impressions, des perceptions, sans leur donner de valeur fondamentale d'analyse mais en les proposant comme habillées d’un caractère symbolique dont j’espère qu’il sera perçu comme ayant un sens.
Je n’étais certes pas à Bruxelles hier, ermite comme je suis, replié sur mon lopin de terre. Mais j’ai eu quelques échos de proches, d’amis, qui m’ont décrit le spectacle sinistre, lugubre et terrifiant qui régnait en fin de journée dans ces grandes artères toutes droites, tracées au cordeau et à l’équerre, enserrées dans d’immenses immeubles flambants neufs, de ce qu’ils nomment “le quartier européen” où se trouve la station de métro, ces grandes artères interdites de circulation, désertes, comme abandonnées et comme d’une ville morte d’après la Fin des Temps, et pourtant résonnant encore des bruits des attaques du matin... L’un d’eux, parmi ces amis, est passé, à la tombée de la nuit, près de cette station de métro où avait eu lieu l’explosion et il a pu voir par terre des traces de sang, des débris de vêtements, quelques-uns des restes des instants de secours d’urgence du matin. Il y eut le frisson de l’abattement et du dégoût.
Malgré les scènes qui suivent immédiatement les attentats, dont certaines ont été diffusées et rediffusées comme c’est toujours le cas, ce ne sont ni la panique ni le mouvement et le bruit que je retiens, moi, mais le sentiment écrasant de quelque chose de terrible qui pèse sur nos épaules, – je dis “nos”, parce que moi-même, comme par la transmission des émotions et des perceptions, j’ai ressenti ce poids dont quelques voix amies étaient chargées sans qu’elles le réalisent peut-être. Même la présence des forces diverses de sécurité, des soldats aux pompiers, ne donnaient justement aucun sentiment de sécurité mais ne faisaient que rajouter à l’angoisse diffuse et effectivement écrasante, presque comme une mesure d’une futilité grotesque. Peut-être étaient-ils aussi désarçonnés que les autres...
Cela n’a rien à voir avec la stupeur incroyable qui avait marqué 9/11, avec les agitations, les dénonciations, les fureurs et les peurs des autres attentats ou séries d’attentats, toutes ces années depuis le 11 septembre 2001 où tout se mélangeait entre les guerres folles de l’Irak et de l’Afghanistan, les montages, des attaques terroristes qui semblaient répondre à leur définition, les incursions et les tueries venues du ciel, les narrative et autres false flag, ces bruits de guerres terribles dont on vous annonçait sur un ton hystérique qu’elles dureraient des siècles et changeraient le monde, toute cette cohorte d’artefacts de communication qui n’ont cessé de hurler à nos oreilles, – pendant toutes ces années-là... Rien à voir non plus avec nos propres crises, celle des banques, celle de nos interventions catastrophiques dans le soi-disant “printemps arabe”, celles de l’Europe sous toutes ses formes, celle de notre insupportable russophobie.
Depuis tant d’années, sans que nous le mesurions précisément, pour certains en l’ignorant complètement, la fatigue, l’épuisement, le vertige et sa lassitude, l’ivresse fabriquée n’ont cessé de nous miner, de nous user, sans savoir ni comment ni pourquoi... Nous sommes psychologiquement épuisés, et ces attaques terroristes ne s’inscrivent pas comme l’interruption inadmissible d’une vie apaisée et pleine de sens mais apparaissent plutôt comme le rythme satanique d’un déferlement diluvien qui emporte cette civilisation devenue quelque chose “contre elle-même” (contre-civilisation).
C’est ainsi que l’attaque contre Bruxelles après celle de Paris a le caractère d’une fatalité inscrite dans le courant d’une décadence sans fin, de cette « chute libre et molle », comme si la liberté servait à activer et à justifier la mollesse, l’absence de structuration de ce qui prétend être une construction et qui contient toutes les ambitions bouffonnes et abracadabrantesques de la postmodernité. L’“angoisse diffuse et effectivement écrasante” est à la fois de découvrir combien le chaos est proche de ce qui nous paraît être l’ordre de la civilisation même, et de se demander si toutes ces horreurs, ces peines et ces terreurs sont subies et exposées pour soutenir et défendre quelque chose qui puisse encore prétendre avoir la valeur d’une civilisation. Qu’est-ce que signifie une civilisation qui produit elle-même les barbares qui l’attaquent (*), et qui soumet ses propres citoyens qui sont censés s’y inscrire harmonieusement à tant de pressions, d’injustices et d’impostures qui sont notre lot quotidien, entre une attaque terroriste et la suivante ?... N’est-il pas vrai que, quand nous ne maudissons pas les terroristes qui nous attaquent, nous méprisons jusqu’à les maudire ces personnages falots et incertains qui nous dirigent et sont censés nous en protéger ?
Là est le nœud, avec cette question : qu’avons-nous à défendre contre ces attaques ? Question si horrible qu’on pourrait croire que ces attaques n’en sont pas vraiment mais qu’elles représentent des explosions de violence sans le moindre sens, venues où elles surviennent pour marquer encore plus profondément l’absurdité du monde que nous avons laissé se développer, où tous les actes et les pensées accouchent de leurs contraires, où notre volonté de civilisation aboutit au développement de la barbarie contre notre civilisation, comme si cette civilisation n’était plus capable de produire que de la barbarie, directement et indirectement, destinée à agir contre elle ; comme si, au bout du compte, cette civilisation-là, arrivée où elle en est, méritait la barbarie qu’elle produit parce qu’elle n’est plus elle-même que barbarie... Ces attaques terroristes ne sont-elles pas une tentative par l’absurde d’un destin que nous prétendrions manipuler, pour faire survivre en nous notre pauvre conviction usée que nous sommes effectivement une civilisation ? Comme une sorte de pseudo-sophisme : “Après tout les terroristes, lorsqu’ils attaquent, attaquent une civilisation, – non ? Puisqu’ils sont des terroristes, c’est donc que nous sommes une civilisation, – non ?”
Nous savons bien, nous, quelles sont les réponses à ces interrogations qui nous hantent comme des fantômes d’un passé que nous n’avons même plus la force de solliciter pour avoir son conseil. Nous sommes épuisés.
(*) ...Et dire qu’il y a tant et tant de nos semblables qui ignorent les déclarations du général Flynn, homme et soldat qui fut pourtant aux premières loges pour avoir suivi la fabrication et la production de Daesh par les divers services et agences de la Grande République, avec l’aide des alliés habituels et qu’on connaît bien, dont la Turquie et l’Arabie que nous chérissons semblablement. C’est tout juste s’ils ne déposèrent pas le mot (Daesh) sous forme de label pour s’en assurer l’exclusivité.
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