Paradoxales incertitudes iraniennes

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Paradoxales incertitudes iraniennes

En ce moment, si vous envisagez une guerre américaniste, – puisqu’enfin, l’américanisme doit être toujours gros d’au moins une guerre possible/probable, – ce serait plutôt avec l’Iran. Le casting est excellent : Trump, Bolton et Pompeo sont des Iran-haters pur sucre et certifiés, tandis que les obstacles à une telle entreprise, notamment les trois généraux (McMaster, Kelly et Mattis) en poste au gouvernement l’année dernière et qui étaient tous trois très prudents vis-à-vis de l’Iran, sont partis. L’hostilité à l’Iran permet en plus de faire de l’European-bashing et d’interférer en toute exterrorialité et en pratiquant le sport national des sanctions sur les affaires, le commerce et la finance de ces chers “alliés” aussi bien que contre l'Iran… Mais justement, au-delà ?

Au-delà, il y a Israël, en pleine campagne électorale, avec un Netanyahou dont on connaît la rhétorique guerrière contre l’Iran. Mais la stratégie de Netanyahou a été depuis plusieurs années, de concert avec celle de MbS d’Arabie Saoudite, d’appeler à la guerre contre l’Iran à condition que ce soit essentiellement les USA qui la fassent pour lui (pour eux). Ce que montre le texte d’Alastair Crooke ci-dessous, c’est que l’extrême complexité de la situation au Moyen-Orient, comme à l’habitude d’ailleurs, place les USA plutôt en position de manipulateurs qu’en position de manipulés à cet égard, et peut-être d'ailleurs sans intention, par simple nature. L’administration Trump agit surtout par les mesures que Trump affectionne par-dessus tout, qui sont des mesures de rackets, de pressions commerciales de de communication, d'influence, d’agitation et de subversion, et finalement dans des conditions telles que, par le jeu des dispositifs de dissuasion antagonistes sur le théâtre qui nous intéresse, ce serait Israël d'abord qui pourrait se trouver engagé directement dans une guerre régionale de grande dimension, avec confrontation avec l’Iran

D’où la question de Crooke : est-ce que les USA ne vont pas pousser Israël vers un conflit qu’Israël aimerait bien voir les USA prendre à leur compte ? Israël n’a jamais eu de “meilleur allié” (de meilleure “marionnette”, diront certains) à la Maison-Blanche que Trump. Mais Trump est un “allié-marionnette” qui réserve des surprises, très manipulable mais dont la manipulation peut provoquer cez lui des attitudes inattendues, y compris lorsqu’il soutient à fond un de ses propres “alliés”, et même dira-t-on, surtout lorsqu’il le soutient à fond…

Ci-dessous, une traduction-adaptation du texte d’Alistair Crooke mis en ligne le 11 mars sur Strategic-Culture.org.

dde.org

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Les faucons de Trump risqueront-ils Israël ?

C’était la onzième et peut-être la plus importante rencontre entre le président Poutine et le premier ministre Netanyahou le 27 février, écrit le journaliste bien informé, Elijah Magnier : “Le visiteur israélien a clairement entendu de son hôte l’affirmation que Moscou n'a pas assez d’influence pour convaincre l'Iran de quitter la Syrie, – ou d'arrêter le flux d'armes vers Damas ... Moscou [a également] informé Tel Aviv de la détermination de Damas à répondre à tout bombardement futur ; et que la Russie ne se considère pas concernée [c'est-à-dire une partie au conflit]”.

Cette dernière phrase nécessite un peu plus d’explication. Ce qui se passe ici, c'est la montée en puissance de la prochaine phase de la stratégie sino-russe visant à contenir la politique américaine d’entretien du désordre hybride et de soutien aux diverses guerres en cours dans la région. Ni la Chine ni la Russie ne veulent entrer en guerre avec les États-Unis. Le président Poutine a averti à plusieurs reprises que si la Russie devait être poussée au bord du gouffre, elle n'aurait d'autre choix que de réagir, – et que les conséquences possibles vont au-delà de l’imaginable.

Les récentes guerres américaines ont clairement démontré leurs limites politiques. Oui, ils sont militairement très destructeurs, mais ils n'ont pas produit les dividendes politiques escomptés ; ou plutôt, les dividendes politiques se sont manifestés sous la forme d'une érosion de la crédibilité des USA et de leur attrait comme “modèle” à imiter pour le monde. Nulle part dans la région il n’y a de de “nouveau” Moyen-Orient qui émerge, qui suive le modèle américain.

Les responsables de la politique étrangère de Trump ne sont pas des interventionnistes “libéraux” à l'ancienne, qui cherchent à liquider les monstres tyranniques de la région pour les remplacer par les valeurs américaines. Cette aile du néo-conservatisme américain s'est assimilée, – sans véritable surprise, – au parti démocrate et aux dirigeants européens tentés par les aventures d’une prétendue “vertu morale”, en opposition à l’approche transactionnelle et supposée amorale de Trump. 

Bolton & Cie, cependant, sont de l'école néoconservatrice qui croit que si vous avez le pouvoir, vous devez l'utiliser avec toute sa force ou vous le perdez. Ils ne se préoccupent tout simplement pas de toutes ces folles promesses de démocratie ou de liberté (comme Carl Schmitt, ils considèrent l’éthique comme affaire de théologiens et nullement comme leur préoccupation). Si les États-Unis ne peuvent plus imposer directement certains résultats politiques (selon leurs conditions) au monde comme ils le faisaient auparavant, alors la priorité doit être d'utiliser tous les moyens pour s'assurer qu'aucun rival politique ne puisse émerger pour défier les États-Unis. En d'autres termes, l’instabilité et les conflits ouverts et en cours deviennent des outils puissants pour empêcher les blocs de pouvoir rivaux d'accumuler un poids et une position politiques plus larges. (En d'autres termes, si vous ne pouvez pas “faire” de la politique, vous perturbez et empêcher les autres d’en faire.)

Quelle place cette situation a-t-elle dans le message du Président Poutine à Netanyahou ? Tout d'abord, cette rencontre a eu lieu presque immédiatement après la visite du président Assad à Téhéran. Ce dernier sommet a eu lieu dans le contexte des pressions croissantes exercées sur la Syrie (par les États-Unis et l'UE) pour tenter de réduire le succès syrien dans la libération de ses terres (évidemment avec l'aide de ses amis). L'objectif explicite étant de tenir la future reconstruction syrienne en otage de la reconfiguration politique de la Syrie selon les conceptions de l'Amérique et de l'Europe.

Le sommet précédent de Téhéran (avec Assad) s'est lui aussi déroulé dans le contexte d’une possibilité affichée d’une confrontation avec l'Iran à Washington. Il tout d'abord adopté le principe selon lequel l'Iran constitue la profondeur stratégique de la Syrie et, parallèlement, la Syrie constitue la profondeur stratégique de l'Iran.

Le deuxième point à l'ordre du jour était de savoir comment mettre en place une structure de dissuasion pour la partie nord du Moyen-Orient qui pourrait contenir l'impulsion de M. Bolton de perturber cette sous-région, et tenter de l’affaiblir. Et en l’affaiblissant, affaiblir les risques pour la Russie et la Chine (cette dernière ayant un enjeu majeur en termes de sécurité d'approvisionnement énergétique et de viabilité d'une sphère commerciale asiatique).

Le Président Poutine a simplement exposé à Netanyahou les principes du prétendu plan d’endiguement établi à Teheran ; mais les Israéliens avaient déjà compris le message par d'autres sources (de Sayyed Nasrallah et des fuites de Damas). L'essentiel, c'est que la Russie a l'intention de se tenir au-dessus de toute confrontation militaire régionale (c'est-à-dire d'essayer de ne pas être impliquée dans le conflit éventuel). Moscou veut garder les mains libres et le contact avec toutes les parties. Le système de défense aérienne S-300 installé en Syrie est opérationnel mais Moscou, semble-t-il, préservera une ambiguïté constructive quant aux règles d'engagement de ces missiles très sophistiqués.

Dans le même temps, la Syrie et l'Iran ont clairement indiqué qu'il y aura désormais une réponse à toute attaque aérienne israélienne contre des défenses syriennes “stratégiques” importantes. Au départ, il semble que la Syrie réagirait probablement en lançant ses missiles dans le Golan occupé ; mais si Israël intensifie son attaque, ces missiles seraient ciblés sur des centres stratégiques dans la profondeur d'Israël. Enfin, si Israël montait encore un degré dans l’escalade, il serait alors possible d'activer également les missiles iraniens et ceux du Hezbollah.

Pour confirmer ce schéma, l’Iran confirme que ses conseillers se trouvent effectivement partout en Syrie où se trouvent les forces syriennes. Autrement dit, toute attaque visant les forces syriennes sera automatiquement interprétée par l'Iran comme une attaque contre le personnel iranien.

Ce qui se met en place ici, c'est une dissuasion complexe et différenciée, avec une “ambivalence constructive” à tous les niveaux. D'une part, la Russie entretient une complète ambiguïté sur les règles d'engagement de ses S-300 en Syrie. A un autre niveau, la Syrie maintient une certaine ambiguïté indéfinie (en fonction du degré d'escalade israélienne) sur l'emplacement géographique de sa réponse (Golan seulement ; ou l'étendue d'Israël) ; et l'Iran et le Hezbollah maintiennent également une ambiguïté sur leur engagement possible (en disant que leurs conseillers peuvent être partout en Syrie).

Netanyahou est revenu de sa rencontre avec Poutine en disant que la politique d'Israël d'attaquer les forces iraniennes en Syrie était inchangée (il le dit à chaque fois), – bien que Poutine ait dit clairement que la Russie n'est pas en mesure d'imposer un retrait iranien au gouvernement syrien. La Syrie avait, – et a toujours, – le droit de choisir ses propres partenaires stratégiques. Le Premier ministre israélien a cependant été formellement prévenu que de telles attaques pourraient entraîner une réaction qui affecterait gravement l’opinion publique israélienne (c'est-à-dire des missiles dirigés directement sur Israël). Il sait aussi que les systèmes de défense aérienne syriens existants (même sans le soutien du S-300) fonctionnent avec une très grande efficacité (quoique les commentateurs et les militaires israéliens puissent prétendre). Netanyahou sait que les défenses antimissiles israéliennes “Iron Dome” et “David’s Sling” sont considérées comme d’une faible efficacité par l'armée américaine.

Netanyahou risquera-t-il de lancer de nouvelles attaques importantes contre l'infrastructure stratégique syrienne ? Elijah Magnier cite des sources bien informées : “Tout dépend de la direction que prendront les élections israéliennes. Si le Premier ministre Benjamin Netanyahou estime que ses chances de remporter un second mandat sont suffisamment élevées, il ne s'aventurera pas de sitôt dans une nouvelle confrontation avec la Syrie et ses alliés. La date de la prochaine bataille sera reportée. Mais, s'il croit qu'il perdra l'élection, alors la possibilité qu'il engage une bataille devient très élevée. Une bataille sérieuse entre Israël, d'une part, et la Syrie et l'Iran, d'autre part, serait suffisante pour faire reporter les élections. Netanyahou n'a pas beaucoup de choix : soit il gagne les élections et reporte la procédure de corruption contre lui ; soit il va en prison”.

Cette thèse peut sembler convaincante mais le raisonnement sur lequel elle repose peut s’avérer trop limité. Il est clair que le stratagème de dissuasion différenciée, décrit par Poutine, – bien qu'il soit formulé en termes syriens, – a un objectif plus large. Le langage actuel utilisé par les États-Unis et l'Europe indique assez clairement qu'ils en ont largement fini avec les opérations militaires en Syrie. Mais, parallèlement au désaveu de nouvelles opérations militaires en Syrie, nous avons également assisté à une consolidation de la mentalité de l'administration américaine en faveur d'une confrontation avec l'Iran.

Alors que Netanyahou a toujours été véhément en appelant à la confrontation avec l'Iran, il n'est pas connu en Israël comme un homme à prendre des risques militaires (appeler à liquider tous les moyens palestiniens ne comporte aucun risque politique dans la politique intérieure israélienne). De plus, l'establishment militaire et sécuritaire israélien n'a jamais apprécié la perspective d'une guerre totale avec l'Iran, à moins que celle-ci ne soit menée avec les États-Unis en tête. (Il serait toujours très risqué pour n'importe quel Premier ministre israélien de lancer une guerre éventuellement existentielle à travers la région, sans avoir un consensus solide au sein de l'establishment sécuritaire israélien.)

Pourtant, M. Bolton préconise également depuis longtemps le bombardement de l'Iran (par exemple dans un op-ed du NYT de mars 2015). Jusqu'à récemment, on supposait toujours que c'était Netanyahou qui essayait d'amener les Américains à déclencher une “guerre” avec l'Iran. Est-il possible que ces rôles se soient inversés ? Que ce soit maintenant John Bolton, Mike Pence et Pompeo qui cherchent, non pas à déclencher une guerre totale mais à exercer le maximum de pressions hybrides sur l'Iran, – par des sanctions, en fomentant des insurrections anti-iraniennes parmi les minorités ethniques en Iran, et cela bien qu'Israël s'en prenne régulièrement à l'Iran avec des interventions militaires calibrées (en Syrie), dans l'espoir que l'Iran réagira de manière excessive et tombera dans le piège de M. Bolton qui veut “avoir un Iran exactement où il le souhaite” ?

C'est là l'objectif de l’ensemble des mesures de dissuasion de l’Iran et de la Syrie, – il s'agit avant tout de “contenir” les États-Unis. L'initiative est construite, pour ainsi dire, avec tous ses liens délibérément ambivalents entre acteurs, pour signaler que toute tentative américaine de favoriser le chaos dans le Grand Levant ou en Iran, au-delà d'un certain point indéfini, risque maintenant d'entraîner son protégé, Israël, dans une guerre régionale beaucoup plus vaste, – et aux conséquences imprévisibles. La question n'est pas tant de savoir si Netanyahou “prendra le risque”, mais si Bolton osera “risquer Israël” ?

Alastair Crooke