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141510 janvier 2006 – L’affaire du gaz entre la Russie et l’Ukraine avait-elle quelque importance par elle-même, sinon un réalignement régional et comptable? Il nous semble que l’article de Michael Leven dans l’International Herald Tribune du 9 janvier nous donne tous les éclaircissements à cet égard, sur les faits eux-mêmes autant que sur notre habituelle hypocrisie. Pour notre rappel, après que Leven lui-même ait rappelé les considérables avantages dont bénéficiait l’Ukraine, de la part de la Russie, dans l’ancienne relation :
« Recent days have seen a great deal of moralizing in the U.S. and European news media about Russia using energy as a political tool. It would be better if the Americans and French in particular turned the question round and asked themselves whether there would be the slightest possibility of their countries giving aid on this scale without expecting concrete geopolitical and economic returns. »
L’affaire a très vite gonflé, jusqu’à sembler menacer de devenir une crise déstabilisante menaçant l’Europe (l’UE), puis elle s’est très vite dégonflée après un accord qui aurait pu être signé avant le début de la crise et nous en faire faire l’économie. Tout cela n’a pourtant pas été inutile. Cela nous a permis d’avoir une vision plus précise d’une nouvelle situation qui est en train d’apparaître : la Russie redevenue grande puissance.
Nous ignorons si cette démonstration a voulu être faite. Nous serions inclinés à penser le contraire, qu’elle est involontaire, parce que la crise a été pensée des “deux” côtés en termes régionaux, par rapport à l’Ukraine, avec tout l’apparat niais et hypocrite de propagande (“révolution orange”) qui accompagne l’image de ce pays. Cet “apparat niais et hypocrite” influence d’ailleurs autant la partie russe (pour réagir) que les autres parties (pour émettre jugements définitifs et considérations morales).
Ce qui nous importe est l’effet à terme, qui n’apparaît qu’en se décantant, qui se forme d’une façon complexe par divers facteurs jusqu’alors considérés séparément et réunis à l’occasion de la crise et à cause de la crise. Ainsi a-t-on été frappés par les reportages, les informations, les analyses parus à cette occasion sur la Russie et les activités russes dans le domaine du gaz et tout ce qui l’accompagne.
Ces informations ne sont pas nouvelles ni secrètes, mais, mises dans le contexte différent de la crise, elles prennent une allure elle-même très différente différente. Il est révélateur à cet égard d’apprendre qu’il y a aujourd’hui 300.000 Russes à Londres, qui a acquis pour certains le surnom de Londonbourg, que l’argent russe y coule à flot (et peu importe dans ce cas le statut des Russes considérés, alliés ou adversaires de Poutine : il n’y a plus la rupture, — d’ailleurs moins réelles qu’affirmées à l’époque — comme au temps des communistes de l’URSS et des émigrés anti-communistes : il y a des rapports de puissance d’argent, ces Russes de Londres restant de gros investisseurs dans leur pays d’origine et contribuant à sa puissance).
Il est également révélateur, et même encore plus révélateur d’apprendre que Poutine, après son deuxième mandat, envisage de garder une position d’influence considérable en Russie en prenant la direction de Gazprom. La puissance russe est aujourd’hui en train de se renouveler d’une façon radicale grâce à des masses financières considérables dont dispose l’État, selon le propre jeu du capitalisme (éventuellement du capitalisme d’État). Plus encore, la Russie elle-même dispose d’un avantage considérable : une part très importante de ses revenus, et ce qui fonde sa puissance financière actuelle, est enfouie avec la seule chose qui n’est pas délocalisable à une époque où l’on délocalise à tour de bras. Bien sûr, il s’agit de l’énergie, pétrole et gaz. Cette puissance appartient à qui dispose du droit et des moyens de l’exploiter et, depuis la re-nationalisation suivant l’épouvantable expérience Eltsine de mise à l’encan, plus aucun dirigeant russe ne se privera de ce droit et de ces moyens.
Cela fait de la Russie un cas à part, un cas unique. Il s’agit de la seule puissance nucléaire qui soit également une énorme puissance exportatrice d’énergie. On réalise aujourd’hui cette étonnante convergence. La puissance nucléaire russe, héritée de la puissance militaire soviétique, était perçue comme un outil de puissance assez restreint, assurant certes une inviolabilité du point de vue de la sécurité, mais sans la moindre possibilité de s’exprimer d’une façon offensive et constructive (pour elle-même) en temps de paix, comme doit pouvoir le faire une vraie puissance. Dans le contexte actuel, les choses se découvrent très différentes.
Une fois de plus, notre époque montre qu’elle fonctionne plus selon ses perceptions que selon les faits eux-mêmes, et ces perceptions s’organisent selon l’écho et l’éclat spectaculaire des événements. La rapide crise du gaz du 1er janvier, accompagnée d’écho et d’éclats, a eu un effet inattendu. Elle a fait aussitôt percevoir à l’UE, c’est-à-dire à une puissance du monde, qu’elle dépendait en bonne part de la Russie pour son énergie. Par contre coup, elle a fait percevoir au monde entier que la Russie pouvait utiliser ses exportations d’énergie comme un moyen de pression politique. (Cela se fait depuis toujours, et de la part de tous les pays qui peuvent disposer d’un tel atout ; la Russie le faisait déjà, peu ou prou, mais la chose n’était pas perçue dans toutes ses possibilités, elle n’était pas encore perçue comme une politique de puissance; c’est fait.)
Tout le monde s’interroge : que faire ? Comment contrer ce désavantage ? Comment contrer éventuellement l’action de la Russie ?
• Il sera bien difficile de contrer ce désavantage vis-à-vis de la Russie parce qu’en même temps qu’on découvre cette situation géopolitique, on sait que le monde est entré dans une période où les ressources d’énergie stagnent, sinon pire dans le moyen terme, alors que la consommation augmente. Il faudra donc sur le court et moyen terme s’arranger avec la Russie et rechercher des sources alternatives d’énergie sur le long terme. C’est une des causes majeures qui fait dire à madame Merkel, avant d’aller visiter Washington puis Moscou, qu’il y a « un partenariat stratégique » entre l’Allemagne et la Russie (sous-entendu : on ne revient pas là-dessus malgré les illusions de certains avec l’arrivée de Merkel).
• Contrer l’action de la Russie ? C’est alors qu’on se souvient que la Russie est une puissance nucléaire stratégique et qu’il ne sera pas si simple de la manipuler comme on peut parfois le faire avec l’Arabie Saoudite. C’est alors qu’on découvre que la Russie est en train de présenter une nouvelle équation qui va faire d’elle, à nouveau, une grande puissance : avec l’arme offensive de l’énergie, l’arme défensive du nucléaire stratégique acquiert tout son poids.
Dans cette affaire, l’Europe (la Commission, pas les pays-membres de l’UE, — voir l’Allemagne et la France, qui ont une politique russe très différente) joue en aveugle, obnubilée à la fois par son tropisme humanitaire (leçon sur les droits de l’homme, la démocratie, etc.) et par son tropisme pro-américain type-Guerre froide (la Russie comme “Ennemi”, plutôt l’Ukraine que la Russie, etc). Les Russes ont montré des signes certains de lassitude vis-à-vis de cette politique européenne. La crise ultra-rapide du 1er janvier a fait sentir à l’Europe qu’elle devrait considérer différemment ses rapports avec la Russie, — à moins que l’Europe ne sente pas ce genre de choses, ce qui est une hypothèse à considérer avec fatalisme.
On terminera par le détail fascinant des éventuels projets de Poutine (présidence de Gazprom en 2008)… “Fascinant”, parce qu’il y a dans la théorie qu’on distingue dans cette initiative une étonnante adaptation d’un État aux règles du capitalisme international pour l’effet politique qu’on peut tirer de la puissance économique, — une sorte de façon post-moderne de pratiquer la politique en renversant le jugement conventionnel actuel (le politique ne dispose plus de ses pouvoirs, c’est l’économie qui en dispose). Il s’agit effectivement d’une théorie visant à poursuivre jusqu’à l’extrême, après le re-nationalisation de Gazprom, la manipulation d’une puissance économique par la puissance publique en investissant sa direction. C’est une démarche assez similaire en essence, quoique inverse dans sa philosophie et sa chronologie, à celle d’un Cheney venu d’Halliburton et recevant au printemps 2001 les délégués des majors du pétrole à la Maison-Blanche pour élaborer une politique énergétique qui satisfasse les actionnaires de ces sociétés. On pourra s’interroger également dans le cas Poutine-Gazprom, avec les cris habituels de la vertu (occidentale) outragée, à propos de la question des intérêts personnels (notamment ceux de Poutine). Mais l’on jugera intéressant que le sens de l’hégémonie soit de l’État vers les puissances économiques plutôt que, comme dans le cas de Cheney, des puissances économiques vers l’État, — ou disons, dans le cas particulier de Washington, vers le soi-disant gouvernement en réalité gestionnaire du bien public au profit des puissances privées.
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