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3199Sous le titre de « Emprisonner l’“espion russe Kissinger”: le dernier pas vers la guerre civile », un texte de Ivan Danilov du 16 août 2018 sur le spécialiste bien connu des FakeNews et du complot russe mondial, Spoutnik-français, mérite de l’attention et une certaine dose de ce qu’on désigne d’habitude comme du “décryptage”. D’abord et comme première évidence, on notera l’emploi de l’expression “guerre civile” pour désigner la situation potentielle des USA, et qui ne peut être un hasard de traduction : une fois dans le titre, deux fois dans le texte. Sur un réseau comme Spoutnik, qui a les responsabilités d’un réseau public et sous la plume d’un Danilov, collaborateur régulier sur les questions US et celles des relations Russie-USA, ce n’est ni un hasard, ni une parabole et encore moins une inattention.
... En d’autres mots et en extrapolant à partir de ces diverses conditions, nous dirions qu’il s’agit de signifier officieusement les préoccupations russes de la situation intérieure des USA, à Washington alias-“D.C.-la-folle”. Ces conditions sont celles d’un paroxysme sans fin, qui laisse envisager les possibilités les plus catastrophiques, et celles-ci devant être désormais considérée comme une préoccupation majeure de la politique internationale. Cela est affirmé alors qu’il s’agit d’une situation intérieure d’un autre pays, ce qui est généralement un domaine jugé officiellement intouchable selon les principes de la politique extérieure russe, et essentiellement le respect de la souveraineté de chacun. Mais il s’agit des USA...
Il faut dire que, par ailleurs, le sujet servant de prétexte à cette réflexion est de taille puisqu’il ne s’agit de rien de moins que du vieux et vénérable Henry Kissinger. En forçant à peine la note, Danilov estime, à partir d’un texte de Bloomberg.com (du 13 août 2018 et Updated le 16 août 2018) que Kissinger pourrait bien être entré dans le cercle maléfique des suspects de “trahison” sous l’accusation infamante d’être “prorusse” et d’avoir participé au complot fameux de Trump & Cie.
L’article de Bloomberg.com décrit une réception qui eut lieu le 16 mars 2016 au Center for National Interest (CNI), auquel assistaient notamment le gendre de Trump, Jared Kushner et Henry Kissinger. La réception, perçue comme étant jusqu’ici un secret jalousement gardé et impliquant de sombres desseins, est décrite comme ayant été largement destinée à discuter de la politique extérieure d’une éventuelle administration Trump et des liens des USA avec la Russie, avec l’idée de renforcer ces liens par le biais d’un rôle qu’aurait joué Kushner. La demande de Kushner à l’ambassadeur russe de servir éventuellement de relais direct entre Trump et Poutine est signalée in fine comme l’horrible forfaiture qu’on imagine alors qu’il s’agit bien entendu d’une pratique courante.
Toutes ces supputations sont largement décrites comme un argument d’une forte suspicion contre le CNI et Kissinger, et en plus ce dernier étant président d’honneur du CNI, – horreur absolue dans l’imposture de la “trahison” telle que la conçoit aujourd’hui à “D.C.-la-folle”. Bloomberg.com précise, en mêlant à sa remarque le récent exploit de l’antirussisme de l’arrestation dans des conditions rocambolesques qui ont stupéfait le ministère russe des affaires étrangères, de la Russe Maria Butina résidant (et complotant bien entendu) aux USA : « Des questions ont récemment été soulevées au sujet des liens de membres du[CNI]avec la Russie, ainsi que de ses propres interactions avec Maria Butina en 2015, une femme plus récemment accusée de conspirer pour créer un réseau clandestin en infiltrant la National Rifle Association... »
Danilov développe les implications de ce qui pourrait être, selon lui, une démarche de lynchage médiatique et de communication, sinon une enquête officielle (de la bande du procureur spécial Mueller) contre Kissinger, présenté comme “le vieux sage” de la politique de sécurité nationale US, au-dessus de tous les partis. Cette dénomination est justifiée de facto par le statut reconnu à Kissinger dans le Système ; qu’il soit une “vieille crapule”, comme le surnomment certains pour les innombrables actions subversives diverses et machinations bureaucratiques qu’il a lancées et couvertes, est absolument évident ; cela n’empêche pas qu’il reste un des esprits les plus ouverts et les plus réalistes concernant la politique étrangère, – et, bien entendu, complètement affolé par la situation qui s’est créée à “D.C.-la-folle”, et notamment l’antirussisme déchaîné qui y règne.
(On notera pour le souvenir de nos belles jeunesses que, dans les années 1970, lorsqu’il prônait la détente avec l’URSS comme conseiller à la sécurité nationale puis secrétaire d’État, les anticommunistes extrémistes, aussi bien aux USA qu’en Europe [dans la revue La pensée moderne], avait ressorti des accusations selon lesquelles Kissinger, sous-officier de renseignement de l’U.S. Army en Allemagne au sein du Counter Intelligence Corps en 1946, avait été recruté par le KGB...)
Le 19 juillet, après la rencontre entre Trump et Poutine d’Helsinki, dont certains avaient attribué la préparation à Kissinger, chose aussitôt démentie par le Kremlin le 30 juin, le même Kissinger avait déclaréau Financial Times, en ne dissimulant ni la responsabilité des USA refusant d’abandonner leur prérogatives d’hégémonie, ni l’extrême gravité de la situation créée par ces “prétentions dépassées” :
« “C’était une réunion qui devait avoir lieu. Je l’ai préconisée depuis plusieurs années. Elle a été submergée par les problèmes intérieurs américains. C’est certainement une opportunité manquée mais je pense qu’on peut aboutir à quelque chose à partir de cela”, a-t-il déclaré au Financial Times. Le diplomate légendaire a également fait remarquer que Donald Trump “est peut-être l’un de ces personnages de l’histoire qui apparaît de temps en temps pour marquer la fin d’une époque et la forcer à abandonner ses prétentions dépassées”. “Je pense que nous sommes dans une période très, très grave pour le monde”, a ajouté Kissinger. »
Nous ne savons évidemment pas si Danilov a raison en annonçant que Kissinger va désormais entrer dans le groupe des personnes soupçonnées de trahisons, mais là n’est pas vraiment le débat. Ce qui importe ici, vues les conditions mentionnées plus haut, c’est que ce commentateur russe présente dans un réseau national russe une vision si noire de la situation du pouvoir US, – et cela de la façon la plus justifiée, selon notre point de vue. Le point le plus important à cet égard se trouve à la fin du texte et l’on peut être assuré, – c’est dans tous les cas notre perception, – qu’il reflète le point de vue du pouvoir russe, en même temps qu’il répond au simple bon sens :
« Certes, le conflit intérieur en cas de dégénération en guerre civile causerait un immense préjudice aux USA, mais cela ne réduit pas pour autant les risques pour les autres pays, au contraire. La puissance hégémonique mondiale souffre d'un dédoublement de la personnalité, elle se comporte violement et dangereusement. Seuls les efforts collectifs permettront de la retenir, or les négociations en ce sens n’ont même pas encore commencé. »
Ces remarques impliquent plusieurs points : certes, d’abord la possibilité de plus en plus grande, jusqu’à devenir une probabilité, de l’évolution de la situation US vers une guerre civile. Mais surtout, elles contiennent un constat évident, qui est qu’une telle évolution constituerait une secousse mondiale d’une puissance et d’une dimension inouïes, à laquelle les pays extérieurs doivent commencer à s’intéresser pour tenter d’en prévenir les effets. Les “négociations” dont parle Danilov ne concernent rien moins que la situation post-USA qu’il faudrait commencer à envisager.
(On notera avec intérêt que, dans le texte d’“Anonyme” publié hier, et que nous jugions d’un réel intérêt bien que non signé, – ou bien “parce que non signé” justement, – se terminait par cette remarque : « Je suis beaucoup plus inquiet, en ce qui concerne la Russie, par ce qui suivra la chute des USA. Et sur ce plan, le fait que la Russie ait la meilleure armée au monde est un point positif. »)
Ce texte de Danilov, s’il est lu selon une perception la plus la large possible, nous invite à laisser de côté les supputations sur le rôle et les intrigues des uns et des autres, de Kissinger à Kushner, qui doivent prendre un caractère secondaire.Il rejoint notre préoccupation centrale qui est de présenter l’argument que le foyer grondant du tourbillon crisique de la Grande Crise d’Effondrement du Système se trouve aujourd’hui non plus dans les folies et les heurts sans nombre de la situation crisique internationale, mais bien dans la situation présente et l’évolution de cette situation du pouvoir des États-Unis. Il n’y a d’ailleurs rien de plus logique, une fois nos esprits débarrassés des scories des diverses narrative que produit le Système et des restes d’American Dream qui habitent tant de cœurs malheureux dans les directions et les populations des pays du bloc-BAO et même au-delà. Le pouvoir US, alias-“D.C.-la-folle”, est le cœur du système de l’américanisme, principal relais du Système. Sa crise, qui a les formidables dimensions qu’on distingue chaque jour, est nécessairement le cœur de la crise du Système, sinon la crise du Système lui-même. Tout, aujourd’hui, doit être jugé et apprécié à cette aune.
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Le patriarche de la politique étrangère américaine, le “stratège et vieux sage” Henry Kissinger est tombé sous le fouet de la campagne médiatique anti-Trump. Henry Kissinger qu'on ne pouvait pas jusqu'alors salir publiquement dans les médias américains, a été pratiquement proclamé auteur du plus terrible crime de la politique US.
L'agence Bloomberg a publié une investigation scandaleuse affirmant que Henry Kissinger est l’éminence grise de la politique américaine, le fameux “point d’assemblage” autour duquel tournaient tous les participants au “complot russe” : Donald Trump, Jared Kushner (gendre du Président américain), l'ambassadeur russe Sergueï Kisliak et même Maria Boutina arrêtée aux USA.
Il était inimaginable que quelqu'un ose impliquer dans ce scandale quelqu'un comme Henry Kissinger. Mais c'est tout de même arrivé, et c'est un signe très grave que la société américaine et l'élite politique sont au seuil d’une guerre civile et que plus aucune règle n'est de rigueur. Il n’y a plus d'intouchables, et si après le “scoop” de Bloomberg l'équipe du procureur spécial Robert Mueller, chargée d’enquêter sur le “complot russe de Trump”, s’intéressait officiellement à Kissinger, cela signifierait qu’à présent tout est possible en Amérique, jusqu'à un conflit réel entre les partisans de l'establishment et les soutiens de Trump.
Il a toujours existé des personnalités à ne pas critiquer – les vieillards des tribus, les détenteurs de la sagesse, les conseillers de haut niveau qui ne doivent pas être attaqués même pendant les conflits politiques intérieurs et les guerres intestines. Et si tout à coup la chasse était ouverte contre ces personnalités neutres et émérites, c'est qu’un grand malheur serait sur le point d’arriver.
Il faut savoir qu'Henry Kissinger est une figure qui (en théorie) doit toujours rester au-dessus de la bataille, parce que tous les participants d'une confrontation politique comprennent la valeur de l'existence de certaines forces qui peuvent se permettre de réfléchir à des dizaines d’années d’avance en se moquant de la conjoncture politique ou électorale mondiale. C'est grâce à cette sage configuration de l'élite politique américaine que le tandem de Brzezinski et de Kissinger toujours en conflit a réussi, entre autres, à garantir la constance de la politique étrangère américaine vis-à-vis de la Chine, de Nixon à Obama. Vladimir Poutine expliquait même aux journalistes européens que les Présidents américains changeaient, mais pas la politique, parce qu'elle est déterminée par des « hommes avec des attachés-cases en costard noir » qui, eux, ne changent pas après les élections.
L'intox de Bloomberg s'appuie sur plusieurs accusations graves visant Henry Kissinger, qui avait déjà énervé pas mal de monde aux USA par ses rencontres avec Poutine et Trump, ainsi que les tentatives supposées d'organiser avec l'aide du Président américain une alliance antichinoise avec la participation de la Russie. “Les relations de Kushner avec le groupe lié à la Russie ont commencé par un déjeuner avec Kissinger”, disent les journalistes américains. A notre époque, c'est un prétexte très sérieux pour un dénigrement médiatique (voire une visite au FBI). Se référant à ses propres informations, Bloomberg affirme qu'en mars 2016 le gendre de Donald Trump avait reçu une invitation au déjeuner officiel du Center for the National Interest (centre analytique prônant des relations pragmatiques et constructives avec la Russie). Durant cette rencontre au Time Warner Center, à Manhattan, Jared Kushner aurait fait la connaissance d'Henry Kissinger, qui assistait à cet événement mondain grâce à son statut de président d'honneur du CNI.
C'est là aussi que Jared Kushner a rencontré Dimitri Simes, directeur du centre, avec lequel il organisera ensuite le discours de campagne en politique étrangère du candidat Donald Trump. Cette organisation, supervisée par Kissinger et dirigée par Simes, est accusée de liens avec Maria Boutina, inculpée pour tentatives de “pénétrer et influencer” les ONG américaines importantes. De plus, bien que Simes ait proposé à d'autres candidats à la présidence de tenir un discours dans son centre, seul Trump avait accepté de le faire, probablement parce que les autres ne voulaient pas être associés à l'organisation qualifiée de “prorusse” par Bloomberg.
Il est à noter que la supposition que la structure créée par Henry Kissinger (l'un des principaux stratèges pendant la Guerre froide et co-auteur de l'alliance antisoviétique de Nixon avec la Chine) soit une “organisation prorusse” pourrait être logique seulement dans un roman de Kafka. Ce qui n'empêche pas les journalistes américains de lancer de telles accusations. Ils enfoncent le clou en disant que c'est le centre de Kissinger qui avait organisé le discours de Trump, en marge duquel Jared Kushner aurait fait la connaissance de l'ambassadeur de Russie aux USA Sergueï Kisliak. Et qu'il lui aurait demandé un service : utiliser l'ambassade russe aux États-Unis comme un canal officiel (et incontrôlé par les services secrets et les diplomates américains) de communication directe entre l'équipe de Trump et le Kremlin.
Mais cette situation est d'autant plus curieuse qu'en accusant Kissinger de créer des conditions pour un “complot entre Trump et le Kremlin”, il faut forcément inviter pour un interrogatoire au FBI Hillary Clinton et son mari. Le fait est qu’Henry Kissinger, au vu de son statut particulier, n’est ni républicain ni démocrate, c'est le “patriarche de la politique américaine”. Pendant de longues années la famille Clinton passait ses vacances d'hiver avec Kissinger et sa femme dans une villa en République dominicaine. Clinton elle-même avait déclaré pendant la campagne que son avis était “important” pour elle, et elle était même fière que Kissinger l'ait félicité pour son travail au poste de secrétaire d’État. Il avait même reporté la célébration de son 90e anniversaire pour que le couple Clinton puisse assister à la fête. Et voilà que cet homme avec d'immenses relations, un statut inébranlable et un mérite colossal pour les USA a été jeté dans le hachoir médiatique et accusé de facto de haute trahison (du moins de complicité).
Le monde de la politique américaine a perdu la raison. Une partie de l'establishment américain est prête à sacrifier le corps politique de Kissinger sur l'autel de la lutte contre la “menace russe” pour nuire à Trump et empêcher la normalisation des relations russo-américaines. D'un côté, c'est flatteur pour Moscou. De l'autre — quand une puissance nucléaire se délabre et le système politique qui y est établi depuis longtemps s’effondre, cela ne présage rien de bon.Certes, le conflit intérieur en cas de dégénération en guerre civile causerait un immense préjudice aux USA, mais cela ne réduit pas pour autant les risques pour les autres pays, au contraire. La puissance hégémonique mondiale souffre d'un dédoublement de la personnalité, elle se comporte violement et dangereusement. Seuls les efforts collectifs permettront de la retenir, or les négociations en ce sens n’ont même pas encore commencé.
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