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292903 septembre 2018 – Ma carrière et mon destin ont toujours été d’écrire mais avant de trouver la filière (avec des hauts et des bas) qui m’assurait de ces choses, je fus touché par le climat parisien et ses “modes” impitoyables. (Paris fut mon port d’attache entre 1961 et 1967.) Mon beau-frère d’alors travaillait dans la publicité, et je fus tenté par ce métier qui commençait, au début des années 1960, à s’imposer comme l’un des plus “modernes”, l’un des plus “avancés”, etc., l’un des plus propices aux manigances du futur que nous attendions tous. Brièvement dit, je fis deux stations, l’une dans la petite agence qu’avait lancé ce beau-frère, l’autre à l’agence Interplans, le n°4 parisien après Havas, Publicis et Synergie.
Le métier était alors ce qu’on imagine évidemment : il s’agissait de lancer ou de soutenir un produit, avec des arguments plus ou moins sophistiqués, l’aide des psys avec leur vocabulaire abscons et poseurs, des bonimenteurs des relations publiques avec leurs arguments à l’emporte-pièce, des photographes et autres “artistes”. (A Interplans, il y avait même un ancien de la bande des Surréalistes qui remâchait ses souvenirs, que le patron d’Interplans, Maury je crois, avait recasé dans ses bureaux par amitié, pour assurer sa survie ; on avait le cœur sur la main.) Tout bien considéré, c’était un monde encore assez sage bien qu’arborant l’habituelle hypermodernité parisienne, avec la superficialité qu’on imagine, l’absence de conviction, mais tout cela dans une mesure supportable sinon “raisonnable”. On commentait la nouvelle formule de L’Express que JJSS était allé pomper aux States, on lisait Planète ; on ne se sentait pas encore “dans le ventre de la Bête”.
Certes, on conditionnait le public, mais on ne s’imaginait pas faire autre chose que “du commerce”, juste d’une façon un peu vicieuse ; on ne faisait pas trop de théorie à ce propos, bien qu’on se sentît naturellement très-proches des courants politiques et philosophiques modernistes. Bien entendu, on était dans le courant consumériste et américaniste dans le sens culturel, qui explosait littéralement dans ces années 1960, mais sans croire en être l’inspirateur ni le chien de garde. Je n’aimais guère cette corporation bien qu’il arrivât que j’y m’y fisse l’un ou l’autre ami, mais je ne lui voyais aucun rôle disons politique, voire métaphysique (!), sinon de façon indirecte à très indirecte, selon les thèses des Gustave Le Bon, Edward Bernays, etc. Je ne lui attribuais pas un rôle essentiel par elle-même, ni qu’elle pût constituer un danger majeur, sinon mortel pour l’esprit. (Je n’ai jamais eu le don de la voyance.)
Dernièrement, – nous revenons en 2018, – suivant l’un ou l’autre programme d’une de ces chaînes d’info dont nous sommes accablés, et observant les innombrables passages publicitaires, et enfin la forme et le contenu des annonces, j’ai réalisé d’une façon assez forte sinon brutale, comme un éclair vous illumine soudain, le changement fantastique qui avait affecté cette activité depuis son arrivée à maturité des années 1960. Au milieu de la débauche, des possibilités et du luxe incroyable des moyens technologiques pour construire les images dont témoignent tous ces “messages“, films, montages, etc., j’ai ressenti l’extraordinaire unicité d’un discours absolument idéologisé, d’une “ligne” absolument impitoyable. Je dirais même qu’à cet égard, la forme idéologisée précède la spécificité du contenu, et le contenu lui-même.
Je parle volontairement d’idéologisation de la forme, plutôt que d’idéologie, pour montrer qu’il s’agit d’un pas au-delà de l’idéologie, – laquelle idéologie ne fait évidemment aucun débat ni ne soulève la moindre contestation. Bien entendu, il s’agit (idéologie et idéologisation) de la modernité devenue postmodernité, de l’individualisme, du sociétal libertaire et du multiculturalisme avec ses quotas automatiques, de la productivité globalisée, du néolibéralisme, etc., et toutes ces sortes de choses. Dans les années 1920 qui virent la première vague de la communication moderne aux USA en même temps qu’une sorte de boulimie de démence moderniste (des “Années Folles” aux “Roaring Twenties”) avant de buter sur le krach de 1929 et de s’effondrer dans la Grande Dépression, on parlait de la “philosophie du bonheur”. Aujourd’hui, il s’agit de bien autre chose, comme une sorte de “philosophie de l’être”, ou dit plus en détails, la “philosophie de la seule possibilité d’être”. Il va de soi, là-dessus, que ce sera l’hyper-tout ce qu’on veut, jusqu’au transhumanisme et à l’Homo-Deus, mais de tout cela il importe peu de savoir ce qu’il en est et où cela mène : par conséquent, encore plus en détails, je dirais qu’il s’agit de la “philosophie de la seule possibilité d’être dans l’instant”, – le Big Now, sans nécessité d’en dire plus, ni d’ailleurs d’en savoir plus.
Cette idéologisation extrême du néant sublimé et presque esthétiquement sublime, de l’entropie de la pensée bien rangée dans sa cellule réglementaire, est d’une puissance extraordinaire dans la forme de la publicité actuelle. Si celui qui la regarde ne prend pas conscience de cet aspect totalitaire, il est perdu et n’a plus la moindre capacité pour la séquence d’exercer ce qu’on nommait in illo tempore son “esprit critique”. Ainsi voit-on ces publicités, les unes après les autres, comme s’il s’agissait d’un même moule, d’une même contrainte-douce, d’une même musique grandiose, d’un même prodige graphique, d’une même drogue dont on est poussé à croire qu’elle produit de délicieux vertiges.
Là-dessus, ou plutôt là-dedans, comme dans une boîte après tout, on place une voiture, un parfum, un voyage dans les îles, une capacité de choisir un hôtel n’importe où, une compagnie d’assurance, qu’importe... Il est vrai que la grande différence d’avec les années 1960, selon le souvenir que j’ai rapporté plus haut, est que le produit, la sorte de produit, le besoin que rencontre ce produit, que tout cela n’a aucune importance puisque n’importe quoi peut y trouver sa place. On croirait même que la concurrence n’existe plus, – alors qu’il fut un temps où il y eut de grands débats sur la question des “pubs négatives”, où d’autres produits concurrents de celui qui était vanté étaient décriés ; tout est bien et tout se vend comme il se doit, là n’est pas le plus important dans cette publicité hyper-postmoderne. L’idéologisation de la forme nous indique que nous nous trouvons devant une représentation de “la seule possibilité d’être”, et que cela renvoie à une philosophie, c’est-à-dire à la seule philosophie possible.
Par conséquent pour la publicité, non seulement Pubagandastaffel bien entendu, mais aussi énoncé de la seule philosophie possible, puisque celle de “la seule possibilité d’être dans l’instant présent”, sans avenir ni passé, ni rien du tout ; et tout cela dans une débauche inouïe de performances technologiques, de création d’images, d’êtres sans comparaison et pourtant que chacun peut prétendre devenir... Il y a Tout et Tout dans Tout dans cette philosophie de la publicité, tournant sans arrêt, sans rime ni raison, comme l’on peut lire sur un recto “J’ai inventé le mouvement perpétuel, tournez la feuille SVP”, et le “Tout et Tout dans Tout” donnant le Rien dans un feu d’artifice d’effets extraordinaires.
La Pubagandastaffel, qui rejette sans doute avec dédain cet assemblage nauséabond d’expressions consacrées et limitant son action et son influence dont son nom est fait, est donc bien plus que cela, bien au-delà de cet assemblage d’expressions nauséabondes du passé. Ce qui m’arrange, finalement, et que je n’aurais pu imaginer lorsque je faisais une “étude de contenu des concurrents” d’un produit à Interplans (avec ce conseil éclairé d’un ami : “N’oublie pas de mettre du sexe”), c’est que cette “seule philosophie possible”, de “la seule possibilité d’être dans l’instant”, nous conduit à une sorte d’épure complète du choix de la pensée.
Il s’agit de bien plus que de la ‘fin d’une époque”, plus même que de “la fin d’une civilisation”. A cette “seule philosophie possible”, de “la seule possibilité d’être dans l’instant”, à elle qui est arrivée au terme en exposant l’extrême absolue de l’antitraditionalisme par liquidation du passé et par conséquent de l’avenir, seul peut s’opposer tout “ce qui est demeuré fidèle à l’esprit de la tradition” (voir Guénon) ou qui peut retrouver cet esprit. Clarté du choix.
Ainsi la Pubagandastaffel, – je retiens le mot puisqu’il est en titre mais je comprends bien combien il est incomplet et imparfait pour ce qu’est devenu la chose qu’il prétend désigner, – ainsi la Pubagandastaffel est-elle devenue une référence essentielle de la proclamation même du combat qui se livre, ce contre quoi l’on sait que l’on se bat. Elle abrutit totalement l’être et, en même temps, sans le vouloir, comme on se prend le pied dans un tapis, elle l’alerte. Quel progrès, depuis les années 1960, lorsque Michel Delpech chantait « ... Et toujours le même président ».
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