Résilience de l’étrange-événement 

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Résilience de l’étrange-événement 

24 novembre 2018 (à 07H35) – Je ne cesse de me chapitrer à propos de cette vague considérable des gilets-jaunes qui prend son temps, qui s’étale sans être étale, qui se transforme en une marée improbable et pourtant entêtée, et qui monte sans paraître suivre les règles habituelles de la chose... Je n’aurais pas parié un seul de mes piètres euros sur cet étrange-événement, il y a seulement deux semaines, sinon une semaine d’ailleurs ; d’ailleurs, je n’en parierais pas plus aujourd’hui sur sa durée ni rien du tout dans la prospective, preuve que je suis complètement et de plus en plus égaré, confus, incertain quant à juger et jauger l’étrange-événement.

(C’est une excellente nouvelle, du point de vue de ma ligne antiSystème : c’est parce que je m’avère complètement impuissant dans la prévision que viendra l’inattendu que nous attendons tous sans rien en prévoir. Au diable, mes piètres euros !)

Le mouvement s’est emparé des esprits et des psychologies avec une remarquable alacrité, sans qu’encore aujourd’hui on n’en sache rien de précis, ni pourquoi, ni comment, ni jusqu’à quand, ni guidé par qui, ni pour quel port-terminus, ni le temps qu’il fera et l’heure qu’il est, ni si tout cela importe encore... On ne parle plus que de l’étrange-événement, le plus souvent pour ne rien dire, et presque toujours avec une sorte de respect un peu terrifié et certainement bienveillant, comme devant un objet venu de nulle part et d’ailleurs mais dont la venue pourrait bien être à son heure. (Décidément et plus que jamais, je vous parle de l’étrange-événement comme de « la chose comme une entité[...] au singulier de l’Unité primordiale ».)

Cela laisse du temps à la réflexion, sans espoir raisonnable d’en comprendre plus pour autant.

Ainsi peut-on se demander si l’étrange-événement n’est pas en train de nous dévoiler la recette cherchée depuis mai-68 en fait, c’est-à-dire la recette perdue des événements de rue qui produisent des effets considérables, directement et sans désemparer, comme on prenait la Bastille à Paris ou le Palais d’Hiver à Petrograd, en d’autres circonstances. Il y avait eu un article sur ce site, il y a près d’une dizaine d’années (voir le 24 septembre 2009), sur l’impossibilité depuis justement mai-68 des émeutes classiques d’aboutir à un effet “révolutionnaire” (même si récupérable et aussi vite récupéré en général), essentiellement à cause du caractère “anesthésiant” des poussées populaires que suscite la circulation très rapide des informations rétablissant l’empire de la raison sur cette sorte d’explosion en étiolant sa spontanéité. Est-ce que la recette pour les temps nouveaux a été trouvée ?

(Bien sûr, je mets à part et entre parenthèses les “révolution de couleur” et autres pourritures du type regime change, ces infections puantes, qui sont de pures productions-simulacre du Système, via le fric-Soros et l’addiction au chaos du système de l’américanisme ; des productions comme on dirait “des excréments”, quand on voit ce que valent les employés à l’organisation de ces choses imposées par le Système. Il ne s’agit pas d’événements populaires déstructurants comme peut l’être ce qui aboutit à une “révolution” [bis : même si récupérable et aussi vite récupérée en général], et d’ailleurs ils ne débouchent que sur des catastrophes dont les instigateurs eux-mêmes ne savent que faire sinon entretenir grassement les corrompus qu’ils ont mis au pouvoir et laisser faire le désordre en invoquant le démiurge de la démocratie enfin en place.)

Alors, ce qui frappe aussitôt dans l’étrange-événement des gilets-jaunes, c’est le retournement du système de la communication (effet-Janus oblige, certes) : c’est lui qui avait marqué, avec mai-68, l’impossibilité désormais de la révolution dans la rue ; c’est lui, l’étrange événement, qui, désormais, permet les gilets-jaunes. (« Celui qui a trouvé le gilet-jaune[pour identifier les participants à l’étrange-événement] a eu une fameuse idée », dit Arlette Chabot. C’est plus qu’un “coup de com’”, c’est la marque que la communication a changé de bord.)

Entretemps, durant ces longues années depuis mai-68, la psychologie a maturé sous l’action de la communication autant que sous la pression des évidences de la montée de la Grande Crise de l’effondrement et de l’entropisation. Cela fait que nous sommes mûrs pour l’étrange-événement, et peut-être est-ce bien lui qui survient, – peut-être, qui sait ? – On verra... Ses caractères sont enfantés par une admirable tactique qui semble aller de soi une fois qu’on l’identifie ; il s’agit d’une chose diffuse, d’une étonnante résilience à cause de la confusion qu’elle semble entretenir avec brio, ne disant mot sur ce qu’elle veut parce qu’elle ne sait pas précisément ce qu’elle veut puisqu’elle ne sait que ce qu’elle ne veut plus ; se gardant de toute organisation que l’on pourrait incorporer dans le Système, cultivant l’irresponsabilité un peu comme en parle Orlov ; enfin développant un discours structuré pour dire, l’étrange-événement, qu’il ne veut pas structurer le moindre discours puisque ce discours, n’importe lequel, permettrait au Système de le saisir entre ses crocs. L’étrange-événement semble suivre une piste venue d’ailleurs et qui dépend d’un ailleurs dont nul ne sait rien de précis, à commencer bien entendu par les gilets-jaunes eux-mêmes.

Je vous parle de tout cela au matin de ce 24 novembre dont tout le monde croirait, et moi aussi pourquoi pas et bien entendu, qu’il s’agirait d’une “journée décisive”. Si l’étrange événement était bien ce que j’espère qu’il est, il n’y aurait rien de décisif dans cette “journée décisive” ; ou bien, dit autrement : si l’étrange événement est bien ce que j’espère qu’il est, il n’y aura rien de décisif dans cette “journée décisive”. C’est qu’alors les temps nouveaux prennent leur temps et leurs aises pour se développer comme il se doit...