Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
3407Comme on le voit par ailleurs, la “stealth technology” est toujours (à nouveau) mise en cause. C’est une occasion pour revenir sur le concept.
(NDLR : sacrifiant à la gloire d’un concept, nous utilisons le terme US de stealth technology d’une façon courante, après un premier guillemet. L’énorme publicité faite autour du concept autorise cette dérogation à nos principes sacrés. En français, il s’agit de “la technologie furtive”. “Stealth” est assez universellement connu comme un mythe aussi bien que comme une soi-disant réalité, et le mot “stealth” évoquant justement ce mythe, pour que nous soyons renforcés dans ce choix risqué. Nous nous permettrons donc d’utiliser “stealth technology” en langage courant, sans le signaler de quelque façon que ce soit, comme les Anglo-Américains font très souvent de mots et d’expressions françaises.)
Dans ce texte, nous présentons un historique rapide de l’entrée de la stealth technology dans le temple sacré de la bureaucratie américaine. Il s’agit de la version française d’une Analyse paru dans le numéro de mai 2002 (n°51) de Context, et figurant par ailleurs sur ce site, dans sa version anglaise.
______________________________
• Parmi les nécessités pour qu'un avion de combat figure dans le panthéon américaniste des capacités technologiques, la stealth technology est en première place. • Retour sur les circonstances intra-bureaucratiques qui, au Pentagone, imposèrent cette technologie pour le meilleur (crut-on) et (finalement) pour le pire. • L'USAF y tient la première place.
Un livre récemment publié rapporte en détails le destin du programme General Dynamics/McDonnell Douglas A-12 (ex-ATA), abandonné en 1991 et ensuite objet d'un grave différend juridique entre les constructeurs et la Navy. Le livre est The $5 Billion Misunderstanding, de James P. Stevenson (Naval Institute Press) remarquable document d'enquête, à la manière américaine.
Après quelques précisions générales sur le programme ATA/A-12, nous allons nous attacher à examiner le rôle de la stealth technology dans ce programme, d'un point de vue critique voire polémique, à partir des informations très intéressantes que nous livre Stevenson, en précisant ces informations elles-mêmes qui nous invitent à être polémiques.
(Nous parlons ici exclusivement de la technologie furtive intégrée sur les aéronefs, des avions d'armes, principalement les F-117A, B-2, F-22, JSF/F-35 de l'USAF. La question de la stealth technology intégrée dans les unités navales, les sous-marins, etc, est complètement différente. Aucune polémique ne s'attache à cet aspect de la stealth technology, tant la dimension navale, à cause du cadre de son évolution et des basses vitesses de cette évolution, intègre comme un avantage majeur toute technique qui permet une plus grande dissimulation, et tant la stealth technology pour la dimension navale constitue un facteur bien plus aisé à intégrer et à contrôler à tous les points de vue. Pour les aéronefs, qui ont la caractéristique de l'extrême vitesse et du déplacement dans un univers à trois dimensions, les techniques de dissimulation, notamment par les pénalités aérodynamiques impliquées, ont toujours constitué un apport beaucoup plus problématique.)
Pourquoi notre intérêt pour la stealth technology? Parce que celle-ci est, avec la technologie de guidage de précision et les technologies des communications, l'un des trois piliers de la puissance militaire moderne telle que la définit l'Amérique, telle qu'elle est désignée comme archétypique de toute conception de la puissance, telle qu'elle nous est imposée en un sens, telle qu'elle influence à la fois nos politiques, notre vision du monde, nos conceptions. Il est du plus haut intérêt de peser ce que disent certains acteurs de l'envol et de l'intégration de cette technologie (les années 1980, où se situe l'affaire ATA/A-12, virent en effet l'expansion et l'intégration de la stealth technology). On mesurera d'autant mieux l'historique de la stealth technology. Une telle recherche est d'autant plus nécessaire pour fixer la valeur réelle de la stealth technology qu'il n'existe aujourd'hui aucune démonstration probante, ni encore moins convaincante, que la stealth technology soit la panacée à la fois opérationnelle et stratégique que dit le Pentagone, — ou, à tout le moins, que disent l'USAF et OSD (Office of Secretary of Defense) au sein du Pentagone.
Maintenant, quelques faits rapides sur le programme ATA/A-12 pour mettre en situation l'approche de la question de la stealth technology telle qu'elle apparaît dans ce livre. Au tout début des années 1980, alors que l'administration Reagan se mettait en place, le nouveau secrétaire à la Navy, John Lehman, une forte personnalité, commença à étudier le problème de la mission à grande pénétration de la Navy. Les A-6E Intruder, chargés de cette mission, commençaient à vieillir, et l'étude de leur remplacement s'imposait. Lehman devint rapidement partisan d'une version avancée de l'Intruder, le A-6F, aux normes duquel certains A-6E pouvaient être transformés, d'autres A-6F pouvant être livrés sous forme de modèles neufs. Il lui apparut rapidement qu'il faudrait composer avec ce qui était la “Stealth Mafia” au Pentagone. Dès le début du développement de la stealth technology, en 1974-75, s'était imposée dans certaines parties du Pentagone et à l'OSD tout-puissant, l'idée qu'aucun nouvel avion d'arme ne pouvait être conçu sans cette technologie. Lehman fut obligé de biaiser: il lancerait un nouveau programme (Advanced Tactical Aircraft, ou ATA) intégrant la stealth technology, mais suffisamment loin dans le temps pour justifier le développement intérimaire du A-6F.
L'un des premiers aspects de cette appréciation de la technologie furtive dans le livre, et un aspect extrêmement spectaculaire, c'est l'attitude de l'USAF vis-à-vis de cette technologie. L'USAF avait été le service principalement intéressé par la technologie furtive, en 1975, alors que l'agence de recherche et de développement du Pentagone (la DARPA) s'y intéressait depuis 1973 sous l'impulsion de quelques hommes. Chose normale puisqu'il s'agissait de la technologie furtive pour véhicules aériens, l'USAF avait d'abord été contactée. Elle avait été d'abord réticente parce qu'elle craignait que la technologie furtive permît de développer des avions de combat très léger et la bureaucratie de l'USAF ne craint rien tant que l'abandon de la formule d'avions lourds, chargés de plus en plus de systèmes (et, bien sûr, avions de plus en plus complexes, coûteux, etc), qu'elle développe depuis plus d'un demi-siècle. Quoiqu'il en soit, à partir de 1975, l'USAF fut le service ‘parrain’ de la technologie furtive, qu'elle commença aussitôt à intégrer dans des programmes opérationnels (F-117A et ATB, bombardier stratégique et futur B-2).
Lorsque l'U.S. Navy lança le programme ATA, en 1984, elle se tourna vers l'USAF pour obtenir de l'aide dans le développement du programme puisque celui-ci allait intégrer un certain nombre de technologies participant à la furtivité. La position de l'USAF fut totalement négative et elle n'en changea plus, à cause de son projet d'accentuer sa prééminence opérationnelle sur l'U.S. Navy. (Stevenson: « One reason the Navy spent so much money and suffered development delays that postponed the A-12’s first flight was the air force’s complete unwillingness to share the lessons it had learned in developing the F-117 and the B-2. Its obstinacy in refusing to share informations was designed to fulfil its post-World War II claims that aircraft carriers were an uneccesary expense because bombers could perform the same mission. Because the air force, like all services, sees its missions primarily as achieving dominance through budget share, it was successful in taking the deep strike mission from the U.S. Navy and is not likely to return it. »)
Cet épisode donne une idée de l'intensité des batailles bureaucratiques et de la force du corporatisme régnant parmi ces forces bureaucratiques qui n'agissent pas autrement que comme des groupes d'intérêt privés, sans se soumettre à un éventuel but commun de sécurité nationale. Il s'agit de la situation régnant à Washington, dans les services fédéraux, et qui interdit évidemment toute coopération inter-services ou inter-agences sérieuse, sans parler de l'hypothétique et utopique coopération internationale.
La position de la Navy était d'autant plus difficile qu'à partir du début des années 1980, la technologie furtive était devenue un article de foi à l'intérieur du Pentagone. Le témoignage de John Lehman, recueilli par Stevenson en 1997-98, permet d'avoir une appréciation intéressante sur la technologie furtive. Lehman est un ancien pilote de A-6 et une personnalité originale, au franc-parler célèbre dans l'équipe Reagan (il y fut le Secrétaire de l’U.S. Navy). Pour Lehman, « the story that you had to have stealth to defeat the Russians was created in OSD ».
Lehman montre le plus grand scepticisme dans les vertus opérationnelles de la technologie furtive. Ses arguments n'ont pas pris une ride, surtout dans un univers caractérisé par la dégradation systématique des capacités de défense aérienne de nombre de pays, et, dans tous les cas, des pays potentiellement hostiles aux USA. Parlant du raid d'avril 1986 contre la Libye et de la guerre du Golfe, Lehman constate: « Look, Libya and Irak had the best air defenses the French and Russians had to offer . Downtown Tripoli was more heavily defended than any target in Russia, and we went in and out of there without being shot down. We would have done the same thing in Russia. So there’s the proof that we didn’t need stealth. » Les réalités n'ont jamais démenti le scepticisme de Lehman. Les pilotes de F-117A demandèrent, durant leurs missions de la guerre du Golfe, la protection électronique des avions-brouilleurs EF-111A et EA-6B. « In fact, explique Stevenson, this was more than a desire, the requirement to fly only at night and with jammers is codified in the pilot’s opertional manual. » Durant cette même opération Desert Storm, les ‘performances’ du F-117A furent ainsi décrites par un analyste (M. Sprey) du Pentagone témoignant devant le Congrès en 1991: « At high altitudes there are no guns to reach you, and the radar missiles that can reach you are very easy to outmanoeuver, with or without stealth. In general, in previous wars it has taken anywhere from 100 to 500 surface-to-surface missiles to get a single kill. They are just not a big threat if you see them coming and if you fly high. So the F-117 achieved the same thing as the F-16 or the F-15. When you fly high, you didn’t get hit. There is no miracle there. »
Les affirmations des partisans de la technologie furtive sont décrites par Stevenson comme caractéristiques de « the intellectual arrogance of “we know ans you don’t” ». Chuck Bernard, le directeur du Naval Weapons Center compare cette attitude à celle des partisans de la SDI, à la même époque : « For years I would have conversations with associates about certain concepts in physics that we would all agree on. But once my associates got hired by Star Wars, their position would change. The law of physics had not changed but their position had. […] I could show the same correspondance with stealth. » Le grand promoteur de la technologie furtive, c'est William Perry. Il la lança à la fin des années 1970 et réussit à l'imposer aux bureaucraties du Pentagone et la renforça grâce aux canaux de relations publiques correspondant (l'imagerie populaire de l'’avion invisible’). Homme charmant et apprécié de tous, Bill Perry était également un remarquable manipulateur de bureaucrates. Revenu aux affaires en 1993, comme sous-secrétaire puis secrétaire à la défense, il acheva de verrouiller la technologie furtive grâce à la bureaucratie.
Lehman quitta le Pentagone en 1987. Il en garde une certaine amertume, celle de la déception devant l'erreur et l'inaccomplissement. « What bothered me was this belief that future increased costs were so deterministic. The problem was the impersonal approach in the building. I believed that if you freed the people, they would want to do right and so I attempted to protect them from the system so that common sense would prevail. To the degree that I thought I could change the culture I was simply naive and wrong. » Lehman avait voulu faire sa glasnost, comme Gorbatchev. Échec, là aussi ... Il est parti et la technologie furtive est plus que jamais là, enveloppé de son aura un peu magique, et jamais démontré dans la réalité du monde.