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389425 septembre 2014 – Nous avions à l’esprit, vieux souvenir de lecture, que la troupe de théâtre de Lucien Guitry avait beaucoup joué à Saint-Petersbourg, à la fin du XIXème siècle, dans les années 1880 notamment. Explorant cette piste à l’occasion de cet article, nous avons donc découvert que Lucien Guitry, qui s’était fait un grand ami de Tchaïkovsky durant ses séjours, était effectivement un habitué de Saint-Petersbourg, où sa troupe honorait des contrats qui pouvaient aller jusqu’à six années consécutives de saisons d’hiver. Cela se faisait au Théâtre Michel, du nom du Grand-Duc Michel, mais surtout connu et consacré comme le “théâtre français” de Saint-Petersbourg, presque exclusivement consacré aux longs séjours de troupes théâtrales françaises à Saint-Petersbourg. A côté de la colonie française qui y avait ses places réservées, l’aristocratie de Petersbourg, des intellectuels, des étudiants russes, de simples amoureux de la langue française et de la France, étaient des habitués enthousiastes de ce théâtre où l’on venait entendre les pièces françaises, dites en français, parce que tous ces Russes s’honoraient d’être francophones. Sacha Guitry et deux de ses frères naquirent à Saint-Petersbourg, et “Sacha” était bien entendu le diminutif d’Alexandre, prénom donné en l’honneur du parrain de Sacha Guitry, le tsar Alexandre III.
... On peut ajouter que l’un des plus grands penseurs français par adoption (Savoyard, mais résolument de la tribu française), Joseph de Maistre, séjourna onze ans, de 1804 à 1816, à Saint-Petersbourg, et il fut l’ami d’Alexandre Ier. On ajoutera encore que c’est l’entente historique exceptionnelle entre Talleyrand et le même Alexandre Ier qui, le 31 mars 1814, lors d’une rencontre dans l’hôtel particulier du premier, rue Saint-Florentin, où les deux hommes se découvrirent une proximité intellectuelle sans exemple, produisit une proclamation qui, selon Guglielmo Ferrero (voir Talleyrand au Congrès de Vienne), sauva l’Europe au moment où la défaite de Napoléon menaçait d’embraser et d’emporter le continent dans le chaos. On ajoutera encore et toujours l’exceptionnelle intégration de la colonie russe, à partir de l’invasion de la France en 1815 et de l’installation du corps diplomatique, notamment avec l’influence énorme du ministre russe à Paris, le comte Pozzo di Borgo, grand ami des intérêts français, exceptionnellement intégré dans la haute société parisienne jusqu’à en devenir une des coqueluches...
(Pozzo di Borgo vaut la parenthèse... C’est un personnage gigantesque dans sa diversité et son cosmopolitisme d’une époque qui mesurait sa diversité à la qualité des êtres plus qu’à leurs comptes en banque. D’une vieille famille aristocrate corse ennemie jurée des Buonaparte, Pozzo fit toute sa carrière selon cet antagonisme. Il fut réformateur modéré quand les Bonaparte soutenaient les maximalistes révolutionnaires de la Convention, il se réfugia chez les Anglais où il occupa un poste officiel, puis à Rome, puis à Vienne, avant d’entrer au service de la diplomatie russe en 1805. Après l’une ou l’autre éclipse, il devint effectivement ministre plénipotentiaire de Russie à Paris, travailla à la réconciliation après les Cent-Jours, à la réduction de la dette française et de l’occupation militaire de la France. Les Français songèrent même à lui offrir le poste de ministre [français] des affaires étrangères. Les grandes diplomatie avaient alors comme lignes de conduite l’honneur, la loyauté, le sens des nécessités collectives... Dans cette époque exceptionnellement cosmopolite, exceptionnellement “européenne” comme jamais aucune autre époque ne fut, – et certainement pas la nôtre, Pitié de Dieu, – Paris, capitale d’un empire vaincu, occupait la première place diplomatique et mondaine et la Russie y avait sa position, bien plus que nombre d’autres nations qui assurent aujourd’hui la police de notre pensée et signifient le jugement qu’il faut avoir vis-à-vis de la Russie. L’on pense notamment à l’Angleterre et à la Prusse, à cette époque notablement effacées et supplantées par la Russie sur la scène diplomatique parisienne et européenne.)
Ainsi étaient les liens culturels et politiques, c’est-à-dire les liens d’esprit entre la France et la Russie, au XIXème siècle, et selon un style et une méthodologie qui caractérisaient en général les relations intra-européennes, de Paris à Saint-Petersbourg ; ainsi les liens de la Russie avec le reste de l’Europe, dont la France était l’avancée la plus significative et la plus importante, en faisaient-ils un acteur de la civilisation européenne à son zénith, qui avait évidemment sa place, très importante, dans le concert européen, et cela au moins depuis le XVIIIème siècle et les règnes de Pierre le Grand et de la Grande Catherine. Ainsi le constat de ces liens du passé rend-il, aujourd'hui, d’autant plus extraordinaires, incompréhensibles, catastrophiques notre méconnaissance, notre ignorance même, et pour certains leur terreur haineuse de la Russie comme terre d’une barbarie mystérieuse et incompréhensible. Ces attitudes sont les situations intellectuelles (?) actuelles majoritaires dans les élites des pays du bloc BAO, nécessairement élites-Système, dont la psychologie à cet égard semble se répartir à peu près à égalité entre celle du zombie et celle de l’exécutant pavlovien. On le découvre avec une précision et une profondeur inusitée à l’occasion de l’absurde, grotesque et catastrophique crise ukrainienne où un torrent extraordinaire de sottises, d’inepties, d’ignorance, de haine convulsive, colore de teintes criardes et vulgaires les jugements du même bloc BAO sur la Russie. Inutile d’insister là-dessus.
Pour autant, cette grotesque crise ukrainienne n’est pas inutile. Elle oblige le courant du système de la communication à orienter une part importante de son flux vers la Russie, vers les relations entre le bloc BAO et la Russie, etc. Une part importante de ce flux est de l’ordre qu’on a vu (“sottises, inepties, ignorance, haine convulsive”), mais une part bien aussi importante, celle des réseaux, va dans le sens inverse par l’évidence de la proximité politique dans une attitude de résistance contre le Système qui a orienté l’axe central de son attaque contre l’Ukraine et la Russie. Ces derniers mois, un nombre respectable de sites se sont imposés avec une grande audience et une très forte pénétration, à cause de l’orientation prise de traiter la crise ukrainienne et, par conséquent, de montrer un intérêt constant et de plus en plus documenté sur la Russie. C’est l’apparition d’un site de cette sorte qui est l’occasion conjoncturelle de cette analyse, le site Russia Insider. Il y a notamment le site Vineyard of the Saker qui a présenté Russia Insider, et son texte original en anglais a été repris sur le “Saker-français”, comme nous le nommons, le 22 septembre 2014...
«J’ai le plaisir de vous annoncer que j’ai été contacté par les responsables éditoriaux du nouveau site Russia Insider et que j’ai accepté leur offre de collaborer avec eux. J’ai accepté non seulement parce que je connaissais plusieurs des excellents contributeurs à ce projet, mais aussi parce que je crois sincèrement que c’est un projet particulièrement bienvenu, au bon moment et très important... [...]
»Je crois profondément que restituer la vraie histoire de la Russie moderne est crucial, particulièrement au monde anglo-saxon. À un moment où tout ce qui est russe est diabolisé et que des maniaques fous mais puissants rêvent d’une nouvelle guerre (froide ou chaude) contre la Russie, il est absolument crucial de déconstruire la propagande belliciste anti-Russe et de lui substituer une compréhension beaucoup plus complexe et nuancée de la vraie Russie, à l’opposé du fictif pays de Mordor, tel que les néocons essaient de la présenter.
»Dans le passé, il y a eu de nombreux conflits entre l’ouest et la Russie, mais, pour la première fois, à l’âge d’Internet, nous tous, à l’ouest et en Russie, avons les moyens d’arrêter le conflit en cours et d’éviter qu’il ne se transforme en une nouvelle confrontation à l’échelle d’un continent. Nous devons participer à cette guerre de l’information et nous devons la gagner...»
Dans cet enthousiasme du Saker pour Russia Insider, une chose nous arrête, que le début de notre texte explique évidemment. Lorsque le Saker écrit «Dans le passé, il y a eu de nombreux conflits entre l’ouest et la Russie, mais, pour la première fois, à l’âge d’Internet...», il semble laisser entendre que la Russie a toujours été exclue de l’Europe, incomprise, isolée, en butte à une hostilité constante et l’objet de nombreux conflits (bien plus que le reste des pays européens). Ce que nous avons écrit en introduction montre que nous en jugeons différemment, dans tous les cas pour la période où l’Europe s’est organisée d’une façon structurée avec la stabilisation des grands ensembles (États-nation, empires), à partir du traité de Westphalie. L’impression que nous recueillons souvent, dans des lectures diverses de mémoires, chroniques, etc., c’est par exemple que l’Angleterre fut bien plus souvent hors du jeu européen que la Russie, et avec une attitude le plus souvent détestable d’y interférer tout de même, encore plus d’ailleurs pour se donner bonne allure que pour obtenir quelque gain que ce soit, – même si un gain en sus et à l’occasion est toujours bon à prendre. Nous avons déjà cité le cas de Tocqueville et de la crise du Piémont de 1849 (voir le 2 septembre 2008) où la France joua le rôle de médiateur, avec le soutien actif, notamment, de la Russie ... Quant à l’Angleterre ! ... Et l’on se posera alors la question de savoir qui, dans cette occurrence si souvent reproduite, est “en-dehors de l’Europe” et qui y assure ses responsabilités de puissance. (...Non seulement de puissance mais d’empire dominant le monde à cette période, pour le Royaume-Uni selon la pseudo-historiologie anglo-saxonne. Cette historiologie gagnerait en signification à être présentée plus droitement comme une histoire-apologie de l’anglosaxonisme, et du Royaume-Uni, particulièrement pour ce XIXème siècle. L’extrait ci-dessous montre comment le Royaume-Uni exerçait les responsabilités de sa soi-disant domination mondiale.) :
«En septembre 1849, une crise éclata entre l’Autriche et le Piémont, la première menaçant à nouveau d’envahir le second. La France intervint et s’entremit, avertissant par ailleurs l’Autriche qui avait une forte responsabilité dans l’affaire qu’elle, la France, n’accepterait pas un conflit qui secouerait à nouveau l’Europe déjà mise à mal par les remous de 1848. La France réussit à imposer un compromis. Dans l’entretemps, elle avait sollicité l’aide de l’Angleterre pour imposer la négociation. Sur instruction de Tocqueville, alors ministre des affaires étrangères, l’ambassadeur Drouyn de Lhyus alla voir lord Palmerston et lui exposa l’affaire. L’ambassadeur rapporta à Tocqueville que Palmerston l’avait écouté “avec les signes les plus vifs d’assentiment”, – mais, lorsqu’il en vint à la demande d’aide dans la négociation et au cas où la France devrait s’opposer à l’Autriche, il s’entendit répondre : “Le gouvernement britannique, dont l’intérêt dans cette affaire n’est pas égal au vôtre, ne prêtera au gouvernement piémontais qu’une assistance diplomatique et un appui moral”. Et Tocqueville de commenter (toutes ces citations extraites des “Souvenirs” du ministre des affaires étrangères du président Louis Napoléon Bonaparte, et auteur par ailleurs de “La démocratie en Amérique”):
»“L’Angleterre, à l’abri de la maladie révolutionnaire des peuples par la sagesse de ses lois et la force de ses anciennes mœurs, de la colère des princes par sa puissance et son isolement au milieu de nous, joue volontiers, dans les affaires intérieures du continent, le rôle d’avocat de la liberté et de la justice. Elle aime à censurer et même à insulter les forts, à justifier et à encourager les faibles, mais il semble qu’il ne s’agisse pour elle que de prendre un bon air et de discuter une théorie honnête. Ses protégés viennent-ils à avoir besoin d’elle, elle leur offre son appui moral.”»
Aujourd’hui, nous avons comme devoir de retrouver ces situations européennes, du temps où existait un vrai esprit européen, et où les troublions se nommaient surtout Prusse et Angleterre, et la France quand elle s’offrait une révolution gigantesque et un Empereur qui jouait à refaire la carte de l’Europe. Or, il est bien vrai que la prolifération des sites, comme celui que célèbre Saker, comme celui du Saker lui-même avec l’heureuse initiative d’en avoir fait une version française, permet d’avoir accès désormais à des textes sur la Russie, mais surtout à des textes russes traduits dans nos idiomes locaux, qui nous remettent peu à peu en relation intellectuelle avec la pensée russe, voire avec la spiritualité russe. C’est une précieuse occurrence, dont il ne faut pas rater les fruits, nous qui sommes gavés du standard pavlovien des automatismes schématiques servant de “pensée” à l’anglosaxonisme UK/USA, avec sa prétention qui confine à l’ivresse de l’esprit de détenir la recette magique de la civilisation sous la forme du nihilisme et de l’entropisation ; ce standard, serviteur du Système jusqu’au bout, sans songer à chercher à y comprendre quoi que ce soit sur le fond des choses, avec même une volonté résolue, churchillienne (celui de 1940), portée comme une vertu, de se refuser à chercher à comprendre. Il y a là un enjeu intellectuel, – aussi bien pour la raison que pour la spiritualité, – qui est à la mesure de la crise générale de civilisation que nous traversons.
... Plus encore qu’une “précieuse occurrence” “dont il ne faut pas rater les fruits”, cette tâche de retrouver la Russie est un devoir impératif, qui doit combler une rupture terrible qui s’opéra à l’issue de la Grande Guerre et une infamie qui s’imposa à cette occasion. En effet, “retrouver la Russie” après avoir décrit ce qu’elle était pour nous aux XVIIIème et au XIXème siècles, et parlant de la Grande Guerre, signifie qu’il y eut rupture, et nous précisons que cette rupture date effectivement de la Grande Guerre.
Bien entendu, il s’agit de la révolution bolchévique, qui fut perçue, à l’époque, comme l’anéantissement d’une nation, d’une histoire, d’une pérennité, – à l’instar de la Révolution française, mais sans les nuances aussitôt apportées après la Terreur et le Directoire, la confusion de l’Empire pour l’idéologie, et enfin, la Restauration, qui firent croire qu’il n’y avait pas eu effectivement anéantissement. Nous pensons que la véracité et la puissance de cette perception d’anéantissement exercé par la révolution bolchévique ne peut être discutée ; elle est hors et au-delà de tout argument idéologique, politique, social, etc., sur la justification, le bien-fondé, etc., de cet événement. Il s’agit bel et bien d’un cataclysme, d’un acte voulu et perpétré comme barbarie pure, d’une secousse tellurique et maléfique, d’un trou noir où disparut la Russie qu’on a décrite précédemment, comme on chasse de l’Histoire une de ses parties les plus nobles. Cette rupture-là, quoi qu’on puisse observer et penser de l’évolution de l’URSS ensuite, est irréfragable comme un acte de pure métaphysique, comme l’exécution de Louis XVI ou comme le massacre du tsar et de sa famille à Ekaterinbourg. En elle-même, elle implique, – rupture pour rupture, – en bonne partie l’explication de cette rupture de perception de la Russie dont nous parlons. Pour autant, si elle est est nécessaire elle n’est pas suffisante.
L’on constate d’abord, du point de vue symbolique si l’on veut, – mais pas seulement après tout, – que deux puissances prêtèrent la main directement à la révolution bolchévique. L’Allemagne, dans le chef de ses services de renseignement qui avaient comme politique la déstructuration de la Russie, favorisa et organisa au printemps 1917 le retour dans son pays de Lénine qu’elle avait justement identifié comme l’un des révolutionnaires les plus capables de conduire la révolution vers des extrêmes qui élimineraient la Russie comme acteur de la guerre. Les Etats-Unis, eux, soutinrent la révolution, dans le chef de leur puissance financière, par le biais du secteur bancaire de Wall, Street et également d’organisations de type “humanitaire” (cela existait déjà) où brilla le futur président Hoover ; il y eut essentiellement l’aide apportée à Trotski, réfugié à New York avant les événements de 1917, puis diverses interventions après la révolution de 1917, pour aider à maintenir le gouvernement bolchévique dans la tourmente de la guerre civile. Symboliquement ou pas, Trotski était un bon choix, si l’on se rapporte à l’intentionnalité que nous prêtons à l’Allemagne et aux USA dans leurs actions successives, tant sa doctrine de la “révolution permanente” est une exhortation à la déstructuration et à la dissolution. (D’ailleurs et sans surprise comme l’on sait, cette “révolution permanente” est l'ancêtre à peine lointain des conceptions des neocons dont nombre sont eux-mêmes idéologiquement de racine trotskiste, directement ou indirectement...) Le symbole qui nous attache dans cette succession des actions allemande et américaniste est sa correspondance avec notre thèse du déchaînement de la Matière, reprise bien sûr dans La Grâce de l’Histoire, qui met en place la production d’un immense mouvement de surpuissance dans un but de déstructuration et de dissolution. On y voit l’Allemagne et les USA se succéder dans le rôle d’opérateurs de cette surpuissance de déstructuration et de dissolution, par ailleurs opérationnalisée dans le Système et idéalisée dans l’idéal de puissance.
Plus encore, les spécificités même de la psychologie américaniste, sa pathologie profonde qui fit des USA la terre d’élection de la psychanalyse freudienne, créèrent quasiment en même temps que la révolution bolchévique le mythe de la “terreur rouge”. Il s’agit de la fameuse “Red Scare”, événement quasiment officiel, identifié sous ce nom, avec la première “Red Scare” (il y en eut d’autres, jusqu’au maccarthysme et au-delà) datant de 1919 et marquée par une campagne d’arrestations préventives, souvent illégales, dans les milieux de gauche, socialistes et anarchistes. Ainsi s’installa d’une façon très active sinon hystérique aux USA une phobie antisocialiste puis anticommuniste, qui impliquait une phobie antirusse («The Russians are coming !») par simple mécanisme pavlovien de la pensée réduite effectivement à de tels réflexes pavloviens. La logique courante nous suggérerait que cette phobie antirusse se heurtait à deux situations contradictoires : l’aide apportée par certains éléments américanistes à la révolution bolchévique d’une part, le fait que la Russie et son peuple fussent les premières victimes de la révolution bolchévique d’autre part. Mais une telle pathologie que constitue la psychologie américaniste n’est pas à l’abri d’une et même de plusieurs contradictions, selon l’argument impératif qu’au contraire elle s’en nourrit (des contradictions), qu’elle s’en repaît gloutonnement, comme on devrait d’ailleurs le constater aujourd’hui dans toutes les directions, dans tous les soi-disant “politiques” et plans impériaux US, et de toutes les façons. Dans ces conditions, l’“anticommunisme” qui s’installa dans la psychologie américaniste à partir de 1919 n’avait rien à voir ni avec la raison politique, ni avec la situation géopolitique, ni même avec la fièvre idéologique, mais tout différemment avec une situation pathologique de la psychologie. Joel Kovel, dans Red Hunting in the Promising Land (1994), identifia ainsi et fort justement l’“anticommunisme” (anticommunism) comme l’«idéologie régnante à l’Ouest», tandis qu’il faisait de l’expression «“anti-Communism” une mesure rationnelle du jugement défavorable qu’on pouvait porter sur le communisme : «... anti-Coommunism is that part of the picture which is primarily about Communism ; and anticommunism is that part which is primarily about us». Il est évident que la russophobie actuelle est un anticommunism remis au goût du jour, de même que l’on pourrait avancer avec bien tous les arguments du monde que la phase antirusse actuelle aux USA/dans le bloc BAO, doit être identifiée comme une version postmoderniste, dans la filiation absolument directe de la Red Scare de 1919, première du nom.
Cette évolution qui vient jusqu’à nous et explique la haine absolue, jusqu’au déni public et proclamé de toutes les réalités et des moindres vérités de situation, comme on le voit en Ukraine, se renforce d’un sentiment politique diffus mais très puissant. La Russie a été éliminée en 1917 comme acteur “normal” du jeu politique, par sa transformation en une URSS se proclamant d’abord comme une matrice barbare destructrice de la civilisation (et du capitalisme, et du christianisme, etc.) et s’isolant elle-même (au moins jusqu’en 1935-1936) du reste du monde sinon par l’alimentation de la subversion communiste. Cette situation a permis évidemment au suprématisme anglo-saxon, d’abord de rassembler ce qu’on nomma plus tard “le Monde Libre” autour de lui et sous son empire, ensuite d’affirmer sa supériorité dans la globalisation qui précéda de peu et accompagna la chute de l’URSS. L’opération se termina par une séquence qui porte à son comble l’infamie et l’ignominie de ce que nous nommons une “contre-civilisation” (notre ensemble Système/bloc BAO/“valeurs occidentales” et tout le toutim), avec le traitement que l’hyper-capitalisme anglosaxoniste (US) imposa à l’URSS devenue Russie dans les années 1990, qui fait un étrange pendant, comme un reflet-miroir à l’autre bout du processus, pour parachever l’anéantissement de la Russie accompli par la révolution bolchévique, – mais quoi, on est entre confrères, sinon entre frères d'esprit hystérique et de pathologie de la psychologie. Selon ce point de vue, on comprend combien tout indice de renaissance de la Russie en tant que telle est l’objet d’une opposition furieuse et haineuse, et là aussi hystérique, impliquant une véritable perte de contrôle de soi, qui s’alimente et qui alimente à la fois la même russophobie qu’on a vue plus haut.
Ainsi en sommes-nous là, alors que la crise ukrainienne éclate puis s’étend, puis se transforme, etc., comme on la voit faire chaque jour, alors que les relations avec la Russie de ce qui est devenu le bloc BAO, les restes hystériques et paranoïaques de l’empire d’influence de l’anglosaxonisme, entrent dans une crise profonde ; ou bien, dit autrement, “alors que les relations avec la Russie” apparaissent au grand jour pour ce qu’elles sont, une crise profonde dont les racines remontent à ce que nous avons décrit des événements psychologiques et politiques depuis 1917. Ainsi pouvons-nous juger que c’est un grand avantage que cette crise ukrainienne, par la profusion d’informations et d’échanges de communication suscités par l’affrontement, nous permette de rétablir une relation psychologique et culturelle avec la Russie. Il ne s’agit certainement pas d’une “découverte” (découverte de la vraie Russie, de ce qu’elle représente, etc.) ; il s’agit de la reconstruction d’une mémoire étouffée, caricaturée, caviardée pendant des décennies depuis 1917 ; il s’agit de la résurrection de la mémoire historique d’un grand pays qui tint largement sa place et son rang dans le concert européen des XVIIIème et XIXème siècles, qui fut si proche de certains autres pays européens qu’un Français aussi délicieusement français et parisien que Sacha Guitry a pu naître à Saint-Petersbourg avec comme parrain le tsar Alexandre III, – lequel Alexandre III, pour compléter le symbole, donna son nom à un des plus beaux ponts de Paris, reliant dans une grâce sublime la perspective du Grand Palais et celle de l’esplanade des Invalides... Symboliquement pas si mal pour des barbares.
Inutile d’ajouter, – ou bien si, après tout, bien utile de l’ajouter... La France a, dans cette tâche mémorielle d’un redressement d’une grande vérité historique absolument saccagée, une mission essentiellement centrale. On ne peut dire que le président-poire, dont l’horizon dépasse difficilement les instructions des bureaucrates de Bruxelles et les conseils gutturaux d’Angela Merkel, soit le personnage idéal pour conduire cette tâche à bien. Attendons mieux et espérons, ou bien espérons en attendant mieux...
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