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2564Rogozine, le ministre russe de l’industrie d’armement et vice Premier ministre du gouvernement Medvedev sous présidence de Poutine est un spécialiste de l’OTAN, et un spécialiste en diablerie par conséquent. Spécialiste de l’OTAN, certes, parce qu’il y a été l’ambassadeur de la Fédération de Russie pendant quatre ans, avant d’obtenir sa position comme vice-Premier ; et là, dans ce gouvernement, contrepoids évident, lui qui suit une ligne nationaliste dure, au Premier ministre Medvedev dont les tendances libérales-occidentalistes sont connues. Le poids de Rogozine au sein de l’équipe russe au pouvoir est aussi bien signalée par sa fonction de réorganisateur de l’industrie d’armement russe qui lui donne une place au conseil de sécurité informel qui entoure Poutine, que par ses positions spéciales, plus politiques, de représentant spécial du président sur la Transnistrie et sa position de co-président de la commission inter-gouvernementale Russie-Moldavie sur la coopération économique et commerciale. Le 6 juillet, parlant aux journalistes à Tiraspol, au cours d’un déplacement en Moldavie, Rogozine a rappelé les tensions régnant toujours autour de la crise latente Moldavie-Transnistrie.
Là-dessus, la même agence Tass qui rapportait ces propos publie une autre brève nouvelle du même Rogozine, lors de la même rencontre de presse, donnant des appréciations que nous jugeons intéressantes sur l’OTAN, dont l’activisme en Moldavie est un fait assez courant depuis plusieurs années, parallèlement à l’activisme otanien en Ukraine, en Géorgie, etc., comme dans tous les pays entourant la Russie et non encore membres de l’OTAN. Cet activisme est alors présenté par Rogozine, – qui “philosophe” volontiers à propos de l’OTAN et c’est bien le point qui nous intéresse ici, – dans des termes qui dépassent les habituels constats, par le fait évident que Rogozine introduit un cadre diabolique pour caractériser l’OTAN. Ce n’est ni innocent ni gratuit chez lui, mais traduit une ligne de pensée qui vient de loin et que nous avons déjà signalée. Voici les déclarations de Rogozine :
« Pris individuellement, [les bureaucrates et fonctionnaires affectés à l’OTAN] sont des gens normaux, mais quand ils sont considérés collectivement ils sont l’incarnation du diable. [L’OTAN] est une relique de la Guerre froide. Ce qu’ils font à l’encontre de la Russie, ses allié, ses partenaires, cela va vraiment trop loin. Ils construisent ouvertement non pas vraiment des capacités militaires qu’une rhétorique militariste [agressive]. Il n’y a en fait rien du tout derrière tout cela, à part l’intérêt égoïste de justifier leur propre existence. L’OTAN n’a aucune utilité en tant qu’organisation. L’OTAN aurait dû être dissoute depuis longtemps, le président russe l’a déjà dit.
» Les dernières vingt et quelques années sont devenues une menace pour l’existence de l’OTAN parce que, après la dissolution de l’URSS au début des années 1990, l’Alliance Atlantique a perdu toute justification pour son existence. Quand de nouvelles difficultés apparaissent dans les relations internationales, ils sont ouvertement très satisfaits, ils sont heureux de montrer que quelqu’un a besoin d’eux. En principe, cette organisation n’a été créée que pour les conflits, les guerres, pour constamment aggraver la situation... »
D’une certaine façon, on pourrait juger comme sans guère d’originalité cette déclaration de Rogozine. Ce n’est pas notre cas, comme noté plus haut : ca qui nous arrête bien entendu, outre le passé de l’homme, c’est le fragment de phrase souligne d’un caractère gras («... mais quand ils sont considérés collectivement ils sont l’incarnation du diable »), d’autant plus intéressant qu’il contient bien une démarche que nous sollicitons souvent sur les rapports du sapiens avec le Mal (le diable), notamment à la lumière des conceptions plotiniennes : que l’homme ne porte pas le Mal en lui-même mais par proximité. (Les gens de l’OTAN individuellement “normaux” devenant diaboliques lorsqu’ils sont rassemblés, comme rapprochés de l’influence fatale ; la remarque est bien entendu valable pour nombre d’autres organisations de cette sorte, comme l’UE, ou comme dans les bureaucraties courantes, ou même dans des situations extrêmement brutales, avec des exemples donnés par divers auteurs, dont Robert Conquest dans La Grande Purge, de cas montrant des instants d’humanité fataliste et très-discrète chez certains membres du NKVD pour des torturés ou des condamnés du Goulag.)
Le “passé de l’homme”, disons-nous, c’est-à-dire des références directes à des propos que tint Rogozine en 2008 lors de discussions qu’il eut avec des représentants de l’OTAN et la politique occidentale (la “politique-Système” suivie par le “bloc-BAO”), dans des temps un peu plus apaisés (à peine) pour les relations entre la Russie et le bloc-BAO. Ces références permettent évidemment d’avancer l’hypothèse que la référence diabolique qu’a faite Rogozine à Tiraspol n’est effectivement en rien, ni gratuite ni innocente. (Rogozine a déjà montré, comme nombre de dirigeants russes, son attention pour la religion et pour la dimension du sacré en général, même dans son travail dans l’industrie d’armement.) Les détails précis de ces interventions directes de Rogozine (fin juillet 2008, à l’OTAN), qui montrent le Russe considérant l’OTAN comme une sorte d’égrégore ont été rapportés notamment dans notre Glossaire.dde du 26 février 2015, consacré au déterminisme-narrativiste :
« Nous écrivions ceci, le 4 août 2008, en nous référant à cet ‘événement d’il y a presque sept ans’, c’est-à-dire une réunion entre l’OTAN et la Russie, à Evere, le 28 juillet 2008... “En présentant la proposition Medvedev pour une nouvelle architecture paneuropéenne et transatlantique à l’OTAN le 28 juillet, l’ambassadeur russe Dimitri Rogozine a employé le néologisme de “technologisme” pour qualifier certaines actions occidentales en Europe que les Russes critiquent, – que ce soit l’élargissement de l’OTAN ou le système BMDE. Il faisait allusion à une sorte de “déterminisme technologique” qui serait le moteur caractéristique de la “politique” occidentale, qui serait en fait la simple description d’une situation où le système, assemblage de “système de systèmes” plus ou moins humains ou bureaucratiques, dont les références sont essentiellement technologiques, a bel et bien pris le pouvoir. [...] La soi disant politique est alors l’entraînement de la simple dynamique de son poids, investissant sans buts politiques les domaines qui l’intéressent. La définition est absolument acceptable; elle montre que les Russes, instruits par l'expérience, comprennent bien des choses.” [...]
» Les précisions sur cette réunion, – dont nous ne disposions pas à l’époque où fut écrit l’article cité, – sont remarquables parce qu’elles résument et préfigurent à la fois, dans le chef des déclarations de Rogozine, les données de base qui ont conditionné la crise ukrainienne telle qu’elle s’est imposée à nous à partir de novembre 2013/février 2014... [...] Le fait le plus intéressant de cette réunion, directement en rapport avec la citation faite ci-dessus, était rapporté dans la description selon laquelle Rogozine s’était “montré autant philosophe que diplomate en regrettant que les institutions en place expriment le plus souvent leurs analyses par la voie de technologistes aux intérêts compartimentés et peu capables de reprendre la matrice de la sécurité européenne...” Comme on l’a vu plus haut, les Russes (Rogozine) parlèrent de “déterminisme technologique” (ou “déterminisme technologiste”) pour qualifier la “dynamique de la politique occidentale”. La remarque était substantivée de cette façon : “[...L]es Russes avouent souvent leur malaise d’être confrontés à un langage occidental qui leur rappelle la logorrhée de la bureaucratie soviétique : c’est cela le déterminisme technologiste dont a parlé beaucoup [...] Rogozine.” Cette référence fut assez frappante durant la réunion pour que des explications soient informellement demandées aux Russes, quant à la signification de l’expression. “De source russe, [on comprend que] la référence est celle des philosophes des ‘déterminismes technologistes’ identifiés dès le milieu des années 70 par des auteurs comme Langdon Winner (MIT) et MacKenzie and Wajcman (Open Univ.). La militarisation des relations internationales (US) en est l’un des aspects. Comme le climat, ces déterminismes sont indépendants. Ils jouent sur l’état du monde, exactement comme les facteurs sociaux. L’économie entièrement libérale et la disparition de l’Etat et du ‘bien public’, tout comme la course à la technologie sont en filigrane de cette orientation russe assez originale dans notre contexte.” »
Tout invite, depuis 2008 pour ce cas et à la lumière de la référence diabolique indiquée par Rogozine, à interpréter ces considérations dans un sens plus large et plus fondamental, dans le cadre des caractères vertigineux de l’époque que nous vivons. Ici, l’OTAN, tout en gardant sa spécificité militariste, s’inscrit plutôt dans un cadre beaucoup plus large rejoignant les considérations auxquelles nous nous référons constamment (notamment la formule déstructuration-dissolution-entropisation [dd&e]) et l’état dit de postmodernité avancée pour caractériser “l’époque que nous vivons”. (Rogozine suggère lui-même implicitement cette façon de traiter l’OTAN en disant très justement que cette organisation ne produit nullement une montée en puissance militaire, – d’ailleurs, elle n’en a pas les moyens, – mais une rhétorique militariste qui tendrait alors plutôt à la dissolution-entropisation postmoderniste qu’au déclenchement d’une guerre.)
Nous empruntons quelques phrases au philosophe Robert Redeker, qui décrit in fine cette situation postmoderniste dans son livre « Le Progrès ? Point final. » (Ovadia, 2015), remarquable ouvrage descriptif de cette époque et de l’évolution qui y conduisit, mais avec, nous semble-t-il, la remarquable (et inquiétante pour nous, sinon pire) caractéristique de n’en point tirer une conclusion de condamnation et de nécessité d’action (de ré-action). (Ces remarques restent encore conditionnelles, la lecture du livre par PhG n’étant pas complètement terminée.) Ces citations caractérisent l’évolution générale, essentiellement le Progrès et la mort du Progrès (Point final), selon une logique parfaitement suivie par l’OTAN, et cela nous permettant de comprendre la signification précise et de façon beaucoup plus profonde de l’habituelle description de l’OTAN qui a nécessairement des allures de lieux communs dont on n’a jamais exploré le véritable sens (“l’OTAN justifiant sa propre existence” par son agitation belliciste, etc.).
« Avec la décroyance dans le progrès, la fin de la religion du progrès ou de la simple adhésion à l’idéologie du progrès, il apparaît que les systèmes contemporains (y compris, et surtout, le système de production) fonctionnent sans finalité, étant devenus atéléologiques. La production pour la production n’est pas autotéléologie mais une atéléologie : elle n’a pas elle-même pour fin, elle n’a pas de fin... [...]
» Le catéchisme autotéléologique était : le progrès pour le progrès. C’était un catéchisme techniciste et scientiste. Le nouveau catéchisme atéléologique vulgarisé par tous les spécialistes de marketing et les thuriféraires de l’économie annonce : produire pour produire, la croissance pour la croissance, autrement dit le progrès n’a plus de but, même pas lui-même. Il est au service de quelque chose qui n’est ni une fin ni un but : le magma constitué par l’agrégation de la croissance, de la production et de la consommation... »
Cette logique paradoxalement finaliste (le but est de n’avoir pas de but, le sens est de n’en point avoir, la “cause finale” ou “fin dernière” est de n’avoir ni cause ni fin, et ainsi de suite, à l’infini si l'on peut dire) convient parfaitement à l’OTAN, comme à toute production du Système bien entendu, dans tous les domaines. (Par exemple, on pourrait avancer que le JSF, avec toutes ses imperfections qui l’empêcheront d’être un “produit fini”, donc d’avoir une fin et un sens, pourrait évidemment constituer en théorie un artefact atéléologique ; d’autant plus parfait que ses imperfections l’empêchent irrémédiablement d’être un “produit fini”, donc d’avoir une fin ; absolument atéléologique grâce à ses imperfections, et donc qu’on pourrait produire pour le produire, et cela sans fin puisqu’il n’est d’aucun usage...) C’est ce qu’expose en termes courants Rogozine, et ce qu’il jugeait être en 2008 un “déterminisme technologique” pourrait être précisé comme un “déterminisme technologico-nihiliste” effectivement de type atéléologique. De même la recherche conflictuelle de l’OTAN n’a pas pour but la guerre, – ce pourquoi il s’agit d’une rhétorique belliciste sans les moyens de faire la guerre, – mais pour but de produire infiniment la recherche conflictuelle. (Même chose un cran plus haut pour les “guerres sans fin” conduites ici et là, sans jamais aucun acte décisif, caractéristiques de notre époque.)
Bien entendu, toutes ces considérations, lorsqu’il s’agit de l’OTAN qui flirte constamment avec des processus de véritable guerre, jusqu’aux plus terribles, sont théoriques plus qu’opérationnelles ; mais la puissance s’exprimant aujourd’hui essentiellement par la communication (la rhétorique belliciste dans ce cas), l’OTAN semble effectivement très puissante et, jusqu’ici, rien ne l’a freinée dans sa course... Mais (suite) elle se trouve dans le moment métahistorique actuel confrontée à deux vérités-de-situation de tendance antiSystème, effectives et possibles, qui ne se vivent pas comme atéologiques : la Russie d’une part, l’élection possible de Trump d’autre part. Cela pour fixer les conditions délicates de l’évolution de l’OTAN.
Enfin et surtout, Rogozine ajoute une dimension essentielle qui est absente des observations des postmodernistes, qui est aujourd’hui le véritable centre, le véritable nœud gordien du débat : il parle du “diable“, c’est-à-dire qu’il suggère une dimension surhumaine, et l’on pourrait alors admettre que toutes ces variations de la postmodernité (« quelque chose qui n’est ni une fin ni un but : le magma constitué par l’agrégation de la croissance, de la production et de la consommation... ») ne sont que l’effet de l’action du “diable” (du Mal, du Système, etc.). Dès lors, la téléologie considérée ici n’est qu’une ruse du diable, une inversion évidente, et elle passe du statut de finalisme nihiliste à celui de manœuvres tactiques pour atteindre à l’entropisation... A notre sens, puisqu’il s’agit bien du nœud gordien du “sens” de notre époque comme nous l’estimons, c’est bien le choix fondamental devant lequel est placé notre esprit pour justifier l’action qu’on peut faire ou ne pas faire aujourd’hui : accepter la probabilité de l’action de ces “forces obscures” dont certains voudraient avoir l’explication, sinon la compréhension, et qui dépassent le stade de la magie bien entendu, et agir en conséquence, ou bien accepter la néantisation de l’atéléologie. Ainsi l’OTAN entre-t-elle dans le cadre des enjeux spirituels ou maléfiques les plus vertigineux, et son existence s’avère-t-elle bénéfique : par exemple, elle permet à Rogozine de parler du diable sans que les esprits vigilants ne s’alarment du retour de la magie.
Mis en ligne le 7 juillet 2016 à 10H16
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