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1024Le cas de la tension actuelle entre la Russie et la Turquie est l’un des cas d’une crise-en-devenir des plus improbables au départ, et devenu finalement, potentiellement, l’une des crises-surprises les plus explosives et les plus pressantes. Au départ, c’est-à-dire dans les années qui ont précédé, précisément depuis août 2008, il y a le ferme soutien de la Russie par la Turquie dans le conflit de la Russie avec la Géorgie, soutien non seulement politique mais conceptuel, dans la mesure où la Turquie exprime à cette époque une complète adhésion aux principes généraux qui soutenaient déjà la politique russe. (Mais c’est le président Gur, Erdogan étant alors Premier ministre, qui affirma fermement cette position turque, qui contredisait complètement la position de l’OTAN et des bloc-BAO, principalement des USA, le 18 août 2008.) Il y avait certes nombre d’intérêts communs possibles entre les deux pays, comme on l’a vu dans les années qui suivirent, mais il y avait aussi nombre d’antagonismes possibles comme on le voit aujourd’hui, ceci et cela confirmant l’exceptionnalité du rapprochement de 2008.
Dans les années qui suivirent, les politiques mesurées sinon calibrées des deux pays et les liens personnels entre Erdogan et Poutine firent penser que la proximité voire l’“alliance” dans l’esprit entre la Russie et la Turquie surmonterait tous les obstacles, y compris les différences très nettes jusqu’à la contradiction frontale des positions sur la Syrie. On pouvait aller jusqu’à penser qu’elle était devenue, cette “alliance”, une nouvelle structure des relations internationale dont l’effet, justement à cause de sa structuration en-dehors des normes du Système et de ceux qui en étaient les maîtres d’œuvre, était nécessairement à finalité antiSystème. L’extrême retenue de la Turquie, loin de l’hystérie antirusse, de nature otanesque et américaniste et d’inspiration du Système, pendant le paroxysme de la crise ukrainienne, y compris au travers des liens particuliers de la Turquie avec les Tatars de Crimée, confirma cette situation singulière qui faisait penser qu’effectivement, l’axe Moscou-Ankara devenu un lien personnel Poutine-Erdogan était d’une solidité proche d’être d’une nature nouvelle dans cette étrange et terrible époque. Puis tout a basculé dans l’autre sens, avec une violence de communication et une rapidité inouïes, – tout cela laissant à penser sur les certitudes qu’on peut entretenir, même au meilleur des propos, dans la susdite “étrange et terrible époque” qui semble avoir raison de tout.
Aujourd’hui, après l’éclat de la destruction du Su-24, “l’‘alliance’ dans l’esprit” Russie-Turquie est en phase de dissolution accélérée. Ce qui n’était perçu dans les jours suivant l’affaire du Su-24 que comme un épisode grave et malheureux, mais un épisode en forme d’accident on dirait “contre-nature”, c’est-à-dire une errance conjoncturelle, s’est transformé à une rapidité extraordinaire en une situation structurelle d’une singulière importance. Il est manifeste que ce sont les Russes qui ont été la principale cause de cette évolution, par leur fermeté, voire leur intransigeance vis-à-vis d’Erdogan, dont il ne cache plus désormais quasi-ouvertement qu’ils veulent sa chute (le truc du regime change adapté aux conceptions russes : qui veut y voir de l’ironie en trouvera).
Certains ont jugé que la “riposte” russe à la destruction du Su-24 a été faible, – il est évident qu’un Su-30 ou un S-400 aurait pu aisément “se payer” un F-16 turc en maraude près de la frontière syrienne ou un peu à l'intérieur de la Syrie, façon Su-24 à l'envers, – “dent-pour-dent”, mais tout de même avec l’inconvénient de déclencher très probablement une tempête ultra-antirusse du côté des fous divers du bloc-BAO et bien entendu du zombie-OTAN qui n’en rate jamais une. Par contre les deux mesures majeures prises par Moscou, du type d’une contre-offensive stratégique plutôt qu’une contre-attaque ponctuelle, – “c’est du lourd, du très-lourd”, selon l’expression entendue de l’esprit du temps. (On mettra à part le renforcement militaire qualitatif russe en Syrie, avec déploiement tonitruant de S-400, qui a été une bonne opportunité pour le théâtre de la communication russe, avec la destruction du Su-24 comme occasion et prétexte presque bienvenus en faisant taire toute critique.) Les deux mesures stratégiques, qui se complètent étroitement, ce sont 1) les contacts quasi-officiels établis avec l’opposition officielle turque, essentiellement l’opposition turque pro-kurde et 2) la grande campagne russe de soutien aux Kurdes. Elles mettent tous deux Erdogan sur la défensive en donnant aux Russes un instrument très appréciable d’extension de leur présence au Moyen-Orient, en élargissant le schéma initial de leurs seuls rôles de soutien et de défense du régime Assad et de lutte contre le terrorisme en fonction de cette défense du régime, et donc en tendant à dégager la Russie de l’accusation habituelle d’être dans le parti-pris de ne chercher qu’à sauver “le boucher-Assad”.
• La visite à Moscou les 23-24 décembre du coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP, parti d’opposition turc [13% des votants aux dernières élections], pro-kurde), Selahattin Demirtas, a été un événement important. Demirtas a été reçu par Lavrov, ce qui n’était pas assuré à son arrivée à Moscou mais qui a donné à cette visite un aspect absolument officiel d’une extrême importance. Les Russes ont enrobé cette rencontre de remarques apaisantes et aimables sur leur désir d’amitié pour le peuple turc malgré la querelle en cours, qui ne cachent pas son caractère exceptionnel, avec musique de fond sur le livret du regime change. (Les Russes commencent à s’émanciper de ce principe strict de non-interventionnisme qu’impliquent les rencontre ou les interventions officielles en faveur de personnalités d’opposition ou sans mandat officiel mais engagées dans la lutte politique dans d’autres pays, – comme les mots aimables de Poutine pour Trump. On mettra à part les rencontres Poutine-Sarkozy depuis l’élection de Hollande, car l’on peut arguer dans ce cas du statut d’ex-président de Sarko autant que des liens personnels connus entre les deux hommes.)
A son arrivée à Ankara, retour de Moscou, Demirtas a fait de longues déclarations. Il a d’abord réfuté l’accusation de “haute trahison” exprimée par le Premier ministre Davutoglu pour qualifier sa visite à Moscou, avec des arguments de circonstance qui ne dissimulent en rien l’exceptionnalité de cette visite comme explication de la réaction furieuse du pouvoir turc et du parti AKP : « Nous avons envisagé il y a longtemps notre visite en Russie. En réalité le peuple turc ne veut de guerre ni avec la Russie ni avec aucun autre pays. La tension actuelle dans les relations [avec la Russie] est le résultat d'une décision erronée du gouvernement de l'AKP... [...] Au départ, ils disaient: “Si la Russie viole encore une fois la frontière, nous ouvrirons à nouveau le feu”, ensuite: “Si nous avions su que c'était un avion russe, nous ne l'aurions pas abattu”. Enfin, plus tard, ils ont décidé d'en rejeter toute la responsabilité sur le pilote. » Là-dessus, Demirtas a précisé qu’autant Erdogan que son ministre des affaires étrangères, – lequel a finement déclaré entretemps que la Turquie ne ferait qu’une bouchée de la Russie en cas de conflit (sept jours pour la conquérir), – cherchaient vainement à parler au téléphone, qui à Poutine, qui à Lavrov, sans succès jusqu’ici (“Il n’y a pas d’abonné...”, etc.). “S’ils estimaient avoir bien agi, ils défendraient leurs principe et ils tiendraient jusqu’au bout”, a philosophé Demirtas. “Mais ils se rendent très bien compte de l’erreur qu’ils ont commise”, – et il aurait pu ajouter : “Mais Moscou s’en fiche à moins qu’Erdogan passe sous les fourches caudines dressées par Poutine en faisant d’abord des excuses officielles pour la destruction du Su-24”, – ce qui paraît bien inconcevable pour Erdogan et son hybris.
Demirtas ne cesse d’enfoncer le clou concernant cette “erreur” de la destruction du Su-24, et la stupidité de l’acte si l’on considère que l’“erreur” n’est pas factuelle (le Su-24 n’a pas été abattu “par erreur”) mais fondamentalement conceptuelle (“erreur” complète du point de vue politique du choix d’une telle action délibérée) : « Qu'on me cite au moins un seul avantage de la destruction de l'avion russe pour la Turquie, et je m'excuse pour mes paroles. Des millions de personnes se sont retrouvées dans une situation difficile. La crise dans les relations russo-turque a touché [tout le monde en Turquie], qu'il s'agisse de petits marchands ou de gros hommes d'affaires, d'étudiants ou d'ouvriers. Et les autorités que font-elles? Rien. »
... Ce qui conduit enfin Demirtas à observer que lui, il fait quelque chose en allant à Moscou, et que son pays a bien besoin qu’on fasse quelque chose pour lui si l’on considère la situation catastrophique où il s’est mis dans la région à partir du lointain slogan de 2010 définissant la politique extérieure de la Turquie (“Zéro problème avec nos voisins”), de Davutoglu alors ministre des affaires étrangères : « Le parti au pouvoir ne saura pas dissimuler ses erreurs, en nous accusant d'avoir “trahi le pays et le peuple”... [...] Que le gouvernement et son ministère des Affaires étrangères dresse la liste des pays voisins [...] avec lesquels nous entretenons de bons rapports et développons une coopération mutuellement avantageuse. Avec l'Arménie? Avec l'Iran? Pouvons-nous négocier avec Bagdad? Avec Damas? A ce jour, c'est seulement avec le Qatar et l'Arabie saoudite que nous entretenons encore des rapports au Proche-Orient. Avec tous les autres pays de la région, nous avons des rapports tendus ou n'en avons pas du tout. »
• La “campagne de soutien russe aux Kurdes est une évidence depuis quelques semaines, qui s’exprime d’ailleurs aussi bien par la visite de Demirtas à Moscou puisque son parti est clairement un parti pro-kurde dans la politique turque. Ce soutien a divers avantages pour la Russie dans sa nouvelle posture, essentiellement deux : d’une part celui d’attaquer Erdogan et son clan dans sa partie la plus vulnérable ; d’autre part comme on l’a vu effectivement celui d’élargir d’une façon très intéressante la base de soutien de son implantation militaire au Moyen-Orient, en se ralliant une communauté transnationale qui est traditionnellement soutenu par le bloc-BAO et ce que nous nommons volontiers “le parti des salonards”. Ce dernier point contribue à brouiller plus encore les cartes qui semblaient au départ irrésistible du jeu antirusse, et en multipliant les contradictions, voire “la discorde chez l’ennemi” alors que l’antirussisme est une exigence du déterminisme-narrativiste qui constitue l’une des grandes et des plus riches formes d’action de la pensée occidentaliste-américaniste.
Bien entendu, cette position russe se met en place au moment où la “question kurde” prend en Turquie des proportions tragiques, comme on l’a déjà vu le 24 décembre, et comme on peut en avoir confirmation chaque jour (ici le 25 décembre, sur Sputnik-français) – mêlant pour les Russes l’avantage intérieur et l’avantage extérieur de leur position.
« Kani Xulam, activiste Kurde et directeur du réseau d'informations américano-kurde, s'exprime sur le sujet des actes de génocide exercés par le gouvernement turc à l'encontre du peuple Kurde. “Un couvre-feu a été imposé dans plusieurs villes et les habitants ne peuvent pas sortir dehors. La région est pilonnée, sans discontinuer, et si l'on est blessé, on n'a pas la possibilité de se rendre à l'hôpital” rapporte raconte Kani Xulam dans un entretien accordé à Sputnik. “Les maisons sont restées sans électricité et sans eau. C'est une guerre non déclarée que la Turquie mène contre ses civils Kurdes dans le sud-est du pays”.
» D'après lui, environ 20 millions de Kurdes vivent en Turquie dans une absence totale de droits de l'homme fondamentaux et de droits politiques, ils sont contraints d'adopter une culture qui leur est étrangère, la culture turque, ainsi que la langue et la littérature. [...] “C'est un génocide culturel et ethnique, censé couper la voix à ceux qui n'ont pas le droit de s'exprimer sur le sol turc. Ce qui va à l'encontre de toutes les lois internationales, de toutes les normes”, estime Xulam. “Dans sa constitution, la Turquie nie l'existence même des Kurdes et les force à s'assimiler dans la société turque”.
» Ce qui est effrayant, c'est que la Turquie semble emprunter la voie du scénario syrien. Les pierres d'achoppement sont les mêmes, avec la majorité sunnite souhaitant réprimer les minorités kurdes et alaouites. “La Turquie peut facilement devenir une nouvelle Syrie”, résume l'interlocuteur de Sputnik... »
• L’“alliance” entre Russie et Turquie était, comme on l’a dit plus haut, à la fois forte et vulnérable (“Il y avait certes nombre d’intérêts communs possibles entre les deux pays, comme on l’a vu dans les années qui suivirent, mais il y avait aussi nombre d’antagonismes possibles comme on le voit aujourd’hui, ceci et cela confirmant l’exceptionnalité du rapprochement de 2008”). Cela signifiait notamment que la personnalité des deux acteurs principaux (Erdogan et Poutine) déjà proches avant 2008 jouait un rôle particulièrement important, et par conséquent également ce facteur essentiel de la puissance aujourd’hui qu’est la communication dans la mesure où ces deux personnalités ont une stature et un caractère particulièrement forts même si fort différents. Par ailleurs, un aspect singulier de leurs différences de caractères pouvait être de jouer un rôle de renforcement de leur proximité, – ou bien, à l’inverse si les circonstances s’y prêtaient soudain, un rôle décisif de séparation et d’antagonisme. C’est exactement le cas avec d’un côté la retenue et le calme presque flegmatique de Poutine, de l’autre la flamme et l’impulsivité d’Erdogan.
Des deux, il est manifeste que c’est Erdogan qui porte l’essentiel de la responsabilité conjoncturelle de la rupture parce que son évolution fantasque dans l’exercice du pouvoir a renforcé décisivement son hybris, sa rupture avec les vérités-de situation, et renforcé décisivement ses ambitions déraisonnables et fantasmagoriques de reconstitution d’un clone de l’empire ottoman du passé. Son népotisme et la corruption de son clan, avec les liens avec Daesh qui sont chaque jour plus mis en évidence, ont aussi joué leur rôle dans la rupture avec Moscou, mais plutôt comme conséquence de la rupture que comme cause initiale. Ces liens d’Erdogan/de sa Turquie avec Daesh sont d’une certaine façon une aubaine pour Poutine et la Russie, dans la mesure où ils affaiblissent dramatiquement la position internationale de la Turquie, et posent un problème très embarrassant à l’OTAN et aux USA qui sont littéralement “cul entre deux chaises” comme dans le cas des Kurdes. On peut d’ailleurs supposer que ces liens d’Erdogan avec Daesh, qui étaient évidemment parfaitement connus des Russes avant la destruction du Su-24, constituaient avec la nécessité de garder des bonnes relations avec la Turquie un handicap préoccupant pour la nouvelle politique russe qui s’est dessinée entre la décrue du paroxysme de la crise ukrainienne et l’intervention en Syrie, et cet handicap désormais complètement éliminé ; et de supposer par conséquent qu'il y a là un bon argument pour expliquer l'intransigeance des Russes et leur peu d'empressement de renouer avec Erdogan... Bref, certains pourraient juger que tout cela valait bien la perte d’un Su-24, et qu’à ce compte le pilote exécuté par les rebelles turkmènes ou les agents du service de renseignement turc est doublement un héros aux yeux de la direction russe ; certains encore pourraient y distinguer, avec leur regard d’aigle, l’esquisse d’une schéma complot-provocation...
De son côté, le comportement d’Erdogan et de son gouvernement est pour le moins erratique. D’une part, des efforts cachés pour tenter une réconciliation dont les Russes n’ont que faire pour l’instant, d’autre part des efforts antirusses vers l’Ukraine, c’est-à-dire la recherche d’une alliance avec le bordel de “Kiev-la-folle” qui constitue une démarche baroque et grosse de multiples avatars. L’on dit qu’Erdogan participe au dispositif des extrême-droitiers de Kiev contre la Crimée et qu’ils financent des groupes terroristes antirusses chez des Tatars de Crimée expatriés. Tout cela fait pour l’instant très exotique, bien dans l’air du temps et en parfaite correspondance avec le climat de “Kiev-la-folle”. Quant aux USA et à l’OTAN, ce sont des soutiens aussi sûrs qu’une vieille poutre pourrie dont on ne sait plus très bien ce qu’elle soutient exactement.
Il n’empêche que, d’un point de vue général, cet antagonisme direct entre la Russie et la Turquie, parce qu’il y a, face-à-face, d’un côté un hâbleur tonitruant et plein de rêveries d’empire et de l’autre une force puissante et déterminée qui cache aisément son jeu, c’est-à-dire une boite d’allumettes et un baril de poudre, peut fort bien convenir pour tracer le schéma d’un véritable conflit qui s’inscrit désormais dans le cadre des possibilités majeures de la région. Un schéma de plus dans ce sens, dira-t-on, mais qui a un tracé très net qui le rend très dangereux. En attendant cette hypothétique explosion, ou peut-être même en l’envisageant justement pour éviter cette explosion, on peut estimer qu’il y a au moins un désordre grandissant rapidement jusqu’à des perspectives de “guerre civile” avec le potentiel de faire passer la Turquie dans le camp des “États informes” (ce qui vaut bien l’“‘ukrainisation’ de la Turquie”), expression qui correspondrait mieux que celle d’“États en faillite” qui n’a plus grande significatif dans un temps où le désordre financier ne permet plus une définition assurée du terme “faillite”. Dans ce cas, on aurait effectivement une sorte de rapprochement presque fusionnel de la Turquie et de la Syrie, un peu selon les vœux de l’Erdogan, sous l’égide d’un Grand Désordre en continuelle expansion.
Mis en ligne le 28 décembre 2015 à 13H43
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