Salut “la Compagnie” !

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 2843

Salut “la Compagnie” !

22 novembre 2017 – J’avais oublié la réflexion qui suit, qui peut aller comme complément de l’autre texte du jour sur “la Compagnie” (à propos, ce surnom entre guillemets signifie, vous l’aviez deviné, la CIA pour les très-intimes). Mais d’abord, en guise de commentaire général pour tout ce qui s’écrit, se fait et se commente autour de nous par les temps qui courent, cette citation de Paul Yonnet, dans son livre Zone de mort (Stock 2017), un magnifique et poignant carnet de route d’un condamné à mort, qui trépasse dans l’horreur de l’univers hospitalier de la postmorbidité-tardive, cet univers de torture-sanitized, frappé d’un mal atroce à l’image de toute cette postmodernité-tardive qu’il nous est imposé, comme une épreuve ultime, de traverser.

... Cette citation comme principal enseignement de notre vie actuelle, par les temps qui courent, que Yonnet a emporté dans son dernier voyage vers la maison des morts : « Seule la connerie est invincible. Jamais aucune médication n’en viendra à bout. C’est même le privilège de l’espèce. »

L’on parle dans le texte référencé plus haut de la nouvelle “bipolarité” du monde, selon la société Stratfor, – que je salue par ce sonore “Salut ‘la Compagnie’” ! Le texte reconnaît “loyalement”, avec trois ans de retard dans un temps contracté où les années comptent pour des décennies, que l’hégémonie US est cuite face à l’“alliance” Chine-Russie et qu’elle se réduit à un des deux pôles de cette bipolarité, et si possible le plus petit, ou dans tous les cas qui se défait misérablement dans un processus de dissolution se mesurant à l’impuissance des USA à résoudre de façon satisfaisante leur “polarisation interne” (entendez, l’hypercrise du système de l’américanisme).

Ce qu’oublie de remarquer le distingué commentateur qui nous livre cette analyse, c’est le fait de savoir d’où vient cette très-malheureuse conjoncture qui installe une nouvelle structure, je dirais paradoxalement une “structure d’effondrement” pour les USA et le bloc-BAO. C’est là que “la connerie” mentionnée par Yonnet fait son apparition et s’impose comme l’incontestable star de cette portion de notre spectacle du monde. En d’autres mots se pose cette question : mais comment en sont-ils arrivés là, les stratèges américanistes, avec leurs experts-adjoints, leurs think tanks, leurs études richement référencées, etc., à partir de cette position d’hyperpuissance des années 1990 où le monde entier faisait allégeance, – et justement, les Russes également, eux qui apparaissent finalement dans cette pièce, à mon avis répété avec insistance, le véritable Deus ex Machina bien plus que les Chinois ?

Ce qu’il faut avoir à l’esprit, par un simple effort de mémoire, c’est que les Russes, déjà mis KO dans les années 1990 sous la conduite de l’éthylique Eltsine, ne demandaient qu’une chose à partir du début du siècle sous la conduite de Poutine, et encore plus avec l’attaque du 11 septembre : une entente avec les USA. Dieu sait si la Russie a longuement et patiemment manœuvré, et avalé moult couleuvres, avec ce Poutine qui ne demandait qu’un arrangement dans ce sens... On se rappellera par la grâce d’une mémoire éberluée que même l’incroyable GW Bush avait découvert avec ravissement, en le regardant dans les yeux et jusqu’au fond, que ce Poutine si aimable et accommodant “avait une âme” et qu’il pouvait être désigné comme “son ami”. C’était en novembre 2001.

(On notera en passant qu’autant les Chinois que les Iraniens, pour citer les gros poissons, se trouvaient alors dans les mêmes dispositions d’établir un courant d’amitié avec les USA pourvu qu’on ne leur chie pas trop dans les bottes. Mais les américanistes peuvent-ils se réfréner de chier dans les bottes d’autrui, surtout cet autrui-là qui offrirait d’être son ami sincère qui entend être traité loyalement autant qu’il agit lui-même avec loyauté ? La réponse suit...)

A partir de là, l’affaire étant conclue, selon la partie américaniste dans tous les cas et selon ses conceptions qui sont totalement impuissantes à se dégager de leur obsession maniaque pour la force traîtresse comme seul moyen d’action. Cette partie américaniste mit en marche tous les témoignages et marques de l’habituelle amitié américaniste, notamment pour la Russie offerte dans ce cas comme exemple universel de la bonne volonté récompensée : confirmation et accélération de l’extension de l’OTAN vers l’Est européen et la Russie, déploiement des missiles antimissiles à la frontière russe pour se défendre contre les Iraniens qui tendaient imprudemment la main aux USA, lancement du programme du XXIème siècle des “révolutions de couleur”, également en arc de cercle autour de la Russie, et ainsi de suite. Ainsi les USA traitent-ils leurs amis, en observant chaque jour les progrès de leur “servitude volontaire” et en les félicitant de cette vertu (la volonté d’être servile) qui les distingue du modèle historique standard.

L’ironie considérable de cette situation, quinze ans plus tard, c’est que le plus simplet d’entre tous réinventa en sens inverse, pour un instant fugitif, la roue que Nixon avait fabriquée avec Kissinger, en découvrant pendant la campagne présidentielle USA-2016 qu’en se rapprochant de la Russie, les USA renforceraient leur position vis-à-vis de la Chine. Trump avait fait un calcul d’épicier et conclu qu’on pouvait se mettre la Russie dans la poche et qu’ainsi l’on signifierait à la Chine qu’elle aurait désormais à qui parler. Il avait compris cela sans trop y comprendre grand’chose, le temps d’une promesse électorale, avant d’abandonner ces plans habiles sous la pression du Russiagate que tout le monde contribua à développer avec un entrain extraordinaire. Lui-même y céda comme s’il n’attendait que cela. La Russie n’ayant pas mis genou en terre, il s’avérait comme une éclatante évidence qu’elle devait manœuvrer et comploter dans l’ombre pour assassiner l’innocente et éclatante “City upon the Hill” illustrée par les emportements exaltés du Puritain John Winthrop, autour de 1630, sur le sol de la Terre Promise.

Ainsi y a-t-il, à observer l’extraordinaire chute de situation, d’influence, d’hégémonie en un mot, des USA depuis leur position d’“hyperpuissance”, comme une production effrénée et une poursuite insensée des plus mauvaises impulsions possibles. Yonnet aurait pu écrire “folie” pour “connerie”, ce mot venu sous la plume dans un moment d’amertume extrême, car cela revient au même. Les plumitifs de Stratfor, exprimant l’analyse de “la Compagnie”, se gardent bien de rappeler tout cela parce qu’il est d’usage, dans leur maison, d’éviter tout motif d’un reproche qu’on pourrait leur faire. Les USA ont suivi une vertigineuse trajectoire suicidaire depuis la chute du communisme, depuis la guerre du Kosovo, depuis le 11-septembre, comme s’ils suivaient un destin déjà tracé. (Pensez à Lincoln, certes, et à cette citation dont je ne parviens pas à me débarrasser :« Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant»)

Chaque jour, il m’apparaît de plus en plus fantasmagorique de charger cette énorme usine à gaz de vastes plans mondiaux, de manœuvres machiavéliques, d’embuscades cosmiques comme tant de commentateurs et chercheurs d’or complotiste s’échinent à découvrir, alors que l’explication est si simple. Mais les américanistes ont appris aux créatures fascinées qui les entourent, y compris nombre de celles qui jurent vouloir leur perte et qui sont peut-être les plus fascinées de toutes, l’art du “pourquoi voir simple quand on peut voir compliqué” qui pourrait bien figurer après tout comme la devise de notre postmodernité-tardive.

Finalement la formule de Yonnet trouve également une résonnance chez notre-Guénon favori, après avoir convoqué l’habituel Lincoln : tout cela est d’abord affaire de sottise et la majesté des choses du monde qu’on croit distinguer ne se trouve que dans les conséquences formidables et incalculables de la piètre sottise et rien d’autre. C’est bien dans ce qui échappe à l’humain, – je veux dire l’humain tel qu’il est descendu si bas aujourd’hui, – que l’on peut espérer entrevoir l’amorce du sacré et la hauteur de la mystique ; dès lors que, c’est l’essentiel, lorsqu’il trébuche et se laisse aller à la fascination de sa propre chute, l’humain cède à son inspirateur occasionnel et obtient ainsi sans y rien comprendre la grâce diabolique du facteur déclencheur : « On dit même que le diable, quand il veut, est fort bon théologien ; il est vrai, pourtant, qu’il ne peut s'empêcher de laisser échapper toujours quelque sottise, qui est comme sa signature. »

... Tant il est vrai qu’il est excellent de se prêter pour être l’instrument du Diable et lui permettre de manifester cette sottise “qui est comme sa signature”, et ainsi entraver décisivement les affreux desseins de lui-même.