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804430 novembre 2018 – J’admire la perfection tactique de l’évolution de ce mouvement des Gilets-jaunes, car en vérité je ne peux faire que l’admirer. C’est là un devoir de plume et une obligation de conscience.
Il me paraît de plus en plus incontestable et évident que ce mouvement agit effectivement selon ce qu’on nommerait un “dessein supérieur”, ou un “plan divin”, pour désigner avec une certaine emphase qui dévoile ma conception fondamentale quelque chose qui les dépasse (eux, les Gilets-jaunes) en les unifiant en une unité fondamentale ; qui fait d’eux à la fois une entité, à la fois une chose organisatrice presque minutieuse de la plus complète désorganisation. Je ne peux qu’admirer qu’en une quinzaine de jours d’intenses pressions de tous les côtés, de la communication, du commentaire, des sollicitations, des menaces, d’interviews, de rencontres officieuses et officielles, etc., ce qu’ils ont paru être à l’origine (dans tous les cas à mes yeux) a tenu bon et même ne cesse de se renforcer, – comme si l’organisation de la désorganisation se perfectionnait dans la plus grande vertu possible de l’organisation.
(Ce qu’ils m’ont paru être à l’origine : « C’est parfaitement l’impression que l’on recueille lorsqu’on écoute les dinosaures-Système des talkshows, accompagnés des jeunes termites aux dents longues piaffant de faire carrière dans le Système, qui y perdent leur triste latin de bas-Empire. Que veulent donc ces “Gilets-jaunes” ? Le prix du gazole-essence, certes, mais on est largement au-delà, avec des revendications de plus en plus indistinctes, fantasmagoriques et inatteignables ? Quels sont leurs chefs, à qui peut-on parler ? A qui le gouvernement macronicien, ou même ‘Necronomiconien’ comme dirait Lovecraft, va-t-il pouvoir s’adresser pour les rouler dans la farine ? Pas de réponse devant cette sorte de Désert des Tartares civique, silence consterné et sidération contenue. »)
Certes, après quinze jours “d’intenses pressions de tous les côtés, de la communication, de commentaire, de sollicitations, de menaces, d’interviews, de rencontres officieuses et officielles, etc.”, les Gilets-jaunes sont plus que jamais une énigme qui ne cesse de laisser pantois tous les observateurs lorsqu’ils s’arrêtent à cette question centrale : “Mais enfin, de quoi s’agit-il ?” Hier (17H00-1800 sur LCI) il y avait un débat entre Maurice Szafran, anciennement de Marianne et actuellement de Challenge, et Guillaume Roquette du Figaro-Magazine ; et tous deux, qui ont tout de même l’habitude de se trouver en désaccord, arrivèrent aisément aux mêmes conclusions, sans cesse renchérissant l’un sur l’autre : un mouvement complètement inédit, refusant toutes les structures actuelles de pouvoir et de fonctionnement du système (Système) en place, refusant de se structurer, refusant même de laisser se dégager d’entre leurs rangs des leaders avec lesquels on pourrait discuter, négocier et éventuellement s’entendre, – on imagine bien comment... Il n’y avait aucune désapprobation dans le chef des deux débateurs, aucune condamnation d’aucune sorte, rien qu’une sidération sans fin devant ce qui pourtant était décrit, ou aurait dû être décrit comme catastrophique du point de vue des élites & commentateurs divers ; et au-delà, accompagnée d’accents qui ressemblaient presque à de la tendresse et à de la jubilation...
Le fait que cette sidération perdure, deux semaines après la pleine activation du mouvement est en soi un motif de plus de la susdite sidération. Le fait que 84% des Français approuvent ce mouvement, soit 7% de plus qu’avant les événements de samedi dernier d’où l’on nous fit tant voir des violences sur les Champs-Élysées, est également “en soi un motif de plus...”, etc. Tout, absolument tout est nouveau, inédit, jamais-vu, – tout est motif de “sidération” !
J’emploie ce mot à dessein. On dit aisément, en langage populaire, “je suis sidéré”, pour indiquer un très grand étonnement, une intense stupéfaction, d’ailleurs sans la moindre connotation négative nécessaire. Mais l’état de “sidération” a aussi, sinon d’abord, un sens médical bien précis : « Anéantissement soudain des fonctions vitales, avec état de mort apparente, sous l’effet d’un violent choc émotionnel. » On ne peut dire mieux de l’effet que produisent les Gilets-jaunes, notamment et précisément sur les fonctions habituellement manipulées et orientées par le Système.
Littéralement, ils paralysent les jugements, les analyses, les critiques ; un petit peu comme l’on fascine, comme l’on envoûte et laisse sans voix, mais aussi et bientôt, avec bien des arguments nés de l’intuition pour y comprendre quelque chose une fois écartée l’impuissance de la raison manipulée par le Système. En d’autres mots, n’est-ce pas, ils en disent bien plus sur l’état de notre système français, c’est-à-dire sur l’état du Système et par conséquent sur la responsabilité de ceux qui en sont proches par situation, obligation, etc., que sur eux-mêmes. D’une certaine façon très inattendue, ils provoquent aussi bien des réactions de rejet qui sont comme le suivi obligé des consignes du Système, mais aussi et très vite, et à mon avis par-dessus tout, des regards de compréhension, de compassion, presque d’estime et de respect, et bien sûr puisqu'on l'a ressenti, de tendresse et de jubilation, – tout cela, quoiqu’ils en pensent eux-mêmes. Je continue à croire, et c'est même plus que jamais mon sentiment et même ma pensée rationnelle, que ceux qui sont les plus proches du Système (“par situation, obligation, etc.”), sentent aussi, confusément mais fortement par instants comme celui des Giletrs-jaunes, qu’ils sont les prisonniers de ce Système, et conduits du fait de cette situation et de cette obligation à agir d’une manière condamnable, sinon en bonne partie maléfique. (C’est, comme on l'a vu plus haut, ce qui pourrait paraître comme une dualité extrêmement contradictoire, – qui est pourtant si logique.)
Ainsi observent-ils ceux qui viennent dénoncer cette situation et cette obligation, à la fois par devoir sinon par réflexe comme de dangereux adversaires, anarchistes et fauteurs de trouble ; à la fois comme des alliés, des amis, des lanceurs d’alerte qui leurs annoncent que la liberté existe pour l’esprit et l’âme qui la veulent... Comme dit Anouilh dans cette phrase à l’infinie sublimité, qui ne me quitte pas : «Vous ne le savez pas, vous autres, mais tout au bout du désespoir il y a une blanche clairière où l’on est presque heureux.»
Les Gilets-jaunes, les ci-devant “exclus de la mondialisation” (non, de la globalisation), les “périphériques” de l'en-dehors et de l'au-delà du périf', apparaissent soudain comme des êtres libérés du Système, venus aux rives du Système, aux pieds des hautes murailles glacées, haranguer ceux qui en sont les prisonniers. Ils ne veulent rien d’autres qu’haranguer, et donc sans volonté réelle de se former, de s’organiser, de se donner des chefs et des représentants pour négocier ; cela, en toute irresponsabilité parce que farouchement opposés à prendre quelque responsabilité que ce soit dans cet univers carcéral.
Ainsi ne savent-ils pas qu’ils sont ce que je crois qu’ils sont, car bien sûr leurs revendications farfelues et utopistes, ou irréalisables, sont toutes inscrites dans la logique du Système, et qu’en vérité, eux, les exclus qui rêvent d’y entrer plus confortablement, ils ne savent pas qu’en vérité ils sont là pour ne pas vouloir y entrer mais pour inciter les autres à en sortir après qu’eux-mêmes en aient exposé les turpitudes dans le simple fait de leurs situations. Ainsi “sont-ils parlés” plus qu’ils ne parlent, servant ainsi de messagers, et aussi vigoureux qu’inconscients de l’être, parce que précisément inconscients de l’être ; et ainsi un motif de plus de la sidération dont je parle est bien qu’ils sont perçus de la sorte par nombre de ceux auxquels ils s’adressent, – qui, soudain, se font songeurs en plus d’être sidérés, signe que l’on se comprend inconsciemment de part et d’autre :
« Encore une fois, il a du bon ce mouvement, dit, songeur justement, Guillaume Roquette, complètement approuvé par son interlocuteur. On le considère évidemment comme ingérable, et à juste titre, parce qu’il n’a pas de leader... Je pense, moi, que c’est délibéré, parce que les Gilets-jaunes n’ont pas envie d’entrer dans une logique de négociation, avec des représentants légitimes... Ce qu’ils veulent c’est s’exprimer, et tant mieux... » Et, plus loin, encore cette courte phrase où l’on comprend évidemment que le mot qui compte, dirais-je “qui compte inconsciemment dans le chef de celui qui le dit”, est bien entendu “inconsciemment” : « Le mouvement, inconsciemment, ne veut pas désigner de représentants... »
La “résilience” des Gilets-jaunes qui devrait paraître dans des conditions normales complètement extraordinaire, tient donc dans cette vertu dont ils ont la charge, qui leur a été alloués, sans vraiment qu’on leur demande leur avis, de constituer cette entité qui n’a point besoin d’une représentation, puisqu’elle est représentation-en-soi de l’infamie qu’elle a pour tâche de dénoncer. C’est un spectacle grandiose, bien plus métahistorique que révolutionnaire : observez-le, suivez-le, il nous annonce des lendemains dont les chants en surprendront plus d’un.
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