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327626 juillet 2016 – Comme il m’arrive assez rarement, je prends ici la plume, directement en réaction à des commentaires de lecteurs de l’article dedefensa.org/Alexandre Douguine du 21 juillet. L’on débat dans ces commentaires, notamment, de l’affaire de la destruction en novembre 2015 d’un Su-24 russe par deux F-16 turcs, et l’idée selon laquelle la chose aurait été une initiative “rebelle” non autorisée ni voulue par Erdogan étant ici et là contestée, sinon ridiculisée. Quant à moi, j’ai déjà laissé voir le bout de mon nez dans un dde.crisis du 22 juillet sur “le putsch du F-16”... Pour rappel et vous éviter une recherche épuisante dans le texte :
« Pour DD, les Forces Aériennes Turques étaient une extension directe de l’USAF, à un degré absolument inconnu en Europe ; lui-même en témoignait avec des arguments, ayant été dans la Force Aérienne Belge, puis avec GD négociant avec la Force Aérienne. A cette lumière, on comprend qu’une telle structure, renforcée à partir de 1999 par d’autres structures dites de l’“État parallèle” de Gülen et de son mouvement transnational et islamiste Hizmet, activé et soutenu par la CIA, ait largement perduré, Erdogan ou pas Erdogan ; et l’on comprendrait sans trop être contraint que Incirlik ait été le centre de coordination du putsch de la semaine dernière, tout comme ne paraît plus si folle ni grotesque l’idée que le pilote de F-16 qui a abattu un Su-24 russe en novembre dernier l’ait fait sans passer nécessairement par l’approbation d’Erdogan... »
Maintenant, je vais être beaucoup plus affirmatif : l’idée des F-16 téléguidés sinon contrôlés, jusqu’au pilotes eux-mêmes, par l’équipe Gülen/CIA (et d’ailleurs quai-officiellement guidés, comme cela fut écrit à l’époque, par l’un ou l’autre AWACS, soit de l’USAF, soit saoudien mais servi par des équipages US), cette idée me paraît au contraire beaucoup plus cohérente et sensée que celle d’un Erdogan ordonnant une telle attaque. Du point de vue d’Erdogan, à moins de l’explication du cerveau instable qui a eu une faveur certaine (y compris sur ce site quand aucune autre explication n’était disponible), cette attaque, provocation gratuite et sans le moindre bénéfice, s’aliénant la Russie dont Erdogan sait bien qu’avec Poutine à sa tête elle ne plaisante pas, cette attaque n’avait guère de sens. Si l’on introduit le facteur Gülen/CIA, la chose est beaucoup mieux éclairée, elle devient cohérente, parfaitement compréhensible... Cela n’exonère pas Erdogan de ses divers coups bas et de ses rapines nombreuses, et j’aimerais bien que ceci soit entendu haut et fort et bien compris pour ce que cela dit exactement : nous ne sommes pas là pour décerner des prix de vertu, mais pour distinguer le Système où il se trouve et reconnaître l’antiSystème quand il se manifeste.
Il s’agit d'abord de rappeler une évidence, car les exemples abondent : ce genre de circonstance n’est pas du tout absurde, ni rarissime, mais au contraire très fréquente et ne peut être écartée avec le qualificatif décisif et bien arrogant de “ridicule”. Je me rappelle, c’était en 1956 ou 1957, que des avions de chasse français interceptèrent dans l’espace aérien international, au large de l’Algérie, un avion de ligne marocain transportant une délégation de la direction du GPRA, – gouvernement “en exil” constitué par le FLN, – avec comme prise majeure Ahmed Ben Bella, futur premier président de la République algérienne indépendante. L’ensemble fut ramené à Alger et il fut aussitôt évident à l’époque que les militaires français avaient agi de leur propre chef, évidemment sans instruction ni même information du pouvoir civil puisque l’opération avait notamment pour but de torpiller certains contacts du gouvernement français vers le FLN, pour des négociations de paix que les militaires refusaient. Le gouverneur-général/ministre délégué pour la question algérienne d’alors, Robert Lacoste, socialiste devenu belliciste anti-FLN et assurant la direction gouvernementale française en Algérie, couvrit aussitôt les militaires (peut-être même fut-il complice, c’est à voir), obligeant le gouvernement de Guy Mollet à couvrir lui-même la chose. Les dirigeants du GPRA furent donc internés, d’ailleurs dans des conditions extrêmement confortables, jusqu’aux accords d’Evian du début 1962.
... Et ce n’est pas une exception. Lorsque Krouchtchev, en pleine première réunion des “quatre Grands” (France, UK, URSS, USA) convoquée par de Gaulle à Paris, à la mi-mai 1960, fit un esclandre en demandant des excuses publiques pour l’affaire qui venait d’être exposée en public du U-2 de Gary Powers abattu le 1er mai au-dessus de l’URSS par un missile sol-air SA-2, il mit Eisenhower dans une pénible situation d’humiliation. Le président US évita le pire grâce à l’intervention cinglante de De Gaulle rappelant Krouchtchev aux usages diplomatiques. (Le général Vernon Walters, interprète-conseiller de plusieurs présidents US [je l’ai rencontré lors d’une visite de presse à Bruxelles et suis resté stupéfait du français que parlait cet homme, citant Voltaire et Molière avec un naturel exceptionnel], puis n°2 de la CIA et ambassadeur US à Bonn, raconta cette affaire dans un article à diffusion interne de la CIA. Il rapporte l’avis de Eisenhower, éperdu de reconnaissance et d’admiration devant l’intervention de De Gaulle : « He’s quite a guy ! ») Diverses versions de l’arrière-plan de cette affaire ont été développées, certaines ayant pour but de dédouaner complètement la CIA en affirmant que Eisenhower avait autorisé tous les vols. Il était effectivement au courant du programme U-2 en général, dont il avait insisté qu’il soit confié à la CIA et non à l’USAF dont il craignait justement l’emploi qu’en ferait un LeMay (voir plus loin), mais la version la plus crédible du temps de la Guerre froide, et que j’ai souvent retrouvée à l’OTAN dans les années 1970, était que Eisenhower n’était pas informé directement et opérationnellement des vols de U-2 spécifiquement dans l'espace aérien de l’URSS, dont celui de Powers, et qu’il n’apprit la destruction de l’U-2 de Powers que par l’exposition publique qu’en fit l’URSS. (Il y avait en plus un argument politique a contrario, contrairement à l’affirmation opérationnelle qui a été faite depuis [Brugioni, Dino A., and Doris G. Taylor. Eyes in the Sky: Eisenhower, the CIA, and Cold War Aerial Espionage, Annapolis Press, 2010] : Eisenhower n’aurait jamais accepté un tel risque d’un vol de U-2 au-dessus de l’URSS, avec la possibilité d’une interception, à trois semaines du sommet de Paris.) On peut être assuré, et c’est ma conviction, que cette affaire pesa pour beaucoup dans le discours d’adieu fameux du président quittant ses fonctions, le 17 janvier 1961, contre le complexe militaro-industriel.
Je citerai encore le cas célèbre et quasiment officialisé par l’histoire de l’insubordination manifeste, impudente sinon méprisante, du Général LeMay (chef d’état-major de l’USAF) et de son homme de main le Général Powers (commandant du Strategic Air Command) ordonnant un “tir d’essai” d’un ICBM Atlas le 27 octobre 1962, durant la phase paroxystique de la crise des missiles de Cuba. Le “tir d’essai” pouvait évidemment être pris pour un tir réel par les Soviétiques et entraîner un conflit nucléaire, ce qu’espérait bien LeMay qui n’attendait que cette occasion pour lancer ses B-52 nucléariser l’URSS ; tout cela, alors que Kennedy avait ordonné à ses militaires de faire profil bas. JFK dut envoyer de toute urgence son frère Robert expliquer à son contact direct avec Krouchtchev, – un officier du KGB de l’ambassade soviétique, – qu’il ignorait complètement cette provocation de LeMay ; pour autant, il ne désapprouva pas officiellement le tir et ne fit rien contre LeMay, parce qu’il ne pouvait rien faire selon le rapport de force existant dans la structure militaro-politique. (LeMay est fameux pour avoir mené sa politique personnelle de provocation contre l’URSS pendant près de 15 ans, sans jamais en aviser ses autorités civiles, et le plus souvent contre la politique de ces autorités civiles, à propos desquelles il professait le plus profond mépris.)
On peut aller fouiller ailleurs, on trouvera bien d’autres exemples où le pouvoir se trouve dilué, où les actes peinent à désigner les responsables, surtout dans cette matière de l’espace aérien où le temps est compté, où les choses vont vite, où les décisions doivent être rapides, où le fait accompli dicte souvent sa loi, où le simulacre et la provocation sont rois. Le mystère est toujours épais autour de la destruction, le 1er septembre 1983, d’un Boeing 747 de la Korean Air Lines (le bien-nommé vol KAL-007) par un Soukhoi Su-15 de la chasse soviétique, alors que le Boeing aurait bien pu avoir survolé, – erreur de navigation ou navigation intéressée ? – la presqu’île de Kamchatka où se trouvaient des installations stratégiques soviétiques ultra-secrètes, alors que la KAL était fameuse pour ses missions de reconnaissance camouflée sur ses courriers civils pour le compte des “parrains” US, alors qu’un RC-135Q de l’USAF bourré d’électronique de surveillance et d’écoute se baguenaudait pas très loin, et ainsi de suite, alors enfin que les directions civiles et militaires soviétiques étaient en constant état de crise annonçant la rupture gorbatchévienne, présentant ainsi une situation déstructurée du pouvoir. L’affaire ouvrit une crise qui culmina en novembre 1983, avec l’exercice OTAN Able Archer 83 de simulation d’une attaque nucléaire avec des exercices annexes qui n’avaient aucune coordination, tout cela déroulant une phase extrêmement confuse et dangereuse tandis qu’un transfuge du KGB avertissait que la direction soviétique se trouvait elle-même terrorisée par ces événements qu’elle ne contrôlait plus et risquait d’y voir l’amorce d’une vraie attaque nucléaire, et riposter à mesure. L’histoire, même officielle, n’a pas encore rendu son verdict sur cette période et l’impression qu’on en retire est celle de l’éclatement des pouvoirs et de la fragmentation hiérarchique, avec la possibilité d’incidents ou d’initiatives complètement incontrôlés par un pouvoir central impuissant à tout contrôler.
Il faut voir ces incidents avec à l’esprit qu’ils sont le cas inverse de la fameuse technique des agents de renseignement et d’action envoyés en mission secrète, avec cette recommandation : “Nous avons ordonné cette action mais si vous vous faites prendre, vous n’aurez aucune aide de notre part. Officiellement, nous n’avons rien ordonné et nous ne sommes au courant de rien, donc vous serez laissé à votre propre sort.” Dans le cas évoqué avec l’affaire du Su-24 et tous les autres exemples de cette sorte, c’est effectivement le contraire pour les autorités politiques : “Nous n’avons rien ordonné et nous ignorions tout d’une action que nous ne voulions pas mais nous sommes obligés de vous couvrir et de la prendre officiellement à notre compte pour sauvegarder notre autorité.” Le comportement d’Erdogan immédiatement après la destruction du Su-24 va d’ailleurs dans le sens de l’hypothèse : il a tenté plusieurs fois de rétablir de bonnes relations avec la Russie mais sans jamais présenter les excuses officielles exigées par Poutine, qui auraient mis en cause son autorité, et selon l’hypothèse tout à fait concevable (on s’en est aperçu) que plusieurs segments de l’armée, dont la Force Aérienne, échappaient à son autorité. Le développement de l’hypothèse d’une situation qu’il ne contrôlait pas entièrement est cohérente avec les derniers développements, si l’on envisage des contacts secrets avec les Russes : son brusque changement de cap quelques semaines avant le putsch, les rumeurs selon lesquelles il était au courant de ce putsch que les Russes et lui s’entendaient pour laisser venir, les remerciements officiels à la Russie du ministre des affaires étrangères turcs dans des termes analysés dans ce sens par Alexander Mercouris, tout cela semble montrer qu’il y a bien eu intervention du renseignement russe pour aider Erdogan, avec l’idée de provoquer le putsch pour pouvoir réagir avec violence contre ce qu’on a nommé “l’État parallèle” (l’équipe Gülen/CIA) qui aurait été ainsi mis à jour.
C’est à mon sens avec cette documentation à l’esprit qu’il faut considérer la nouvelle version de la destruction du Su-24, aussi bien d’ailleurs que la situation en Turquie, à cette époque (novembre 2015) et maintenant. Cela me conduit à me pencher sur ce fait que l’affaire a introduit dans le domaine de la communication l’expression extrêmement intéressante que je viens de citer d’“État parallèle”, qui est à mon avis bien supérieure pour décrire la situation actuelle, d’une façon générale dans nombre de pays et dans la situation générale, que l’expression d’“État profond” qu’on emploie beaucoup, qui suggère d’une façon très autoritaire une puissance occulte soudée, unie, etc., et extraordinairement efficace par conséquent.
(Il a été beaucoup question de l’“État profond” sur ce site ; d’abord pour le définir d’une façon extrêmement précise, on dirait “profonde” justement, selon Peter Dale Scott [voir les textes de Maxime Chaix, du 27 juin 2015 et du 7 août 2016]. Mais toutes ces définitions ont à mon sens la faiblesse d’introduire systématiquement une note péjorative d’une organisation fondamentale dont les desseins sont nécessairement maléfiques, – les “noirs desseins”, comme on dit... On a introduit sur ce site une objection fondamentale [le 10 août 2015], selon l’analyse qu’un “État profond”, dans une situation générale plus saine que celle que nous connaissons, peut désigner également et désigne nécessairement la structure fondamentale, hors des aléas de la politique intérieure, d’un État constitué pour défendre la pérennité des institutions de la nation à la tête de laquelle il est placé. Mais l’expression “État profond” telle qu’on l’utilise aujourd’hui désigne le cas particulier de la dégénérescence de la situation qu’on observe avec l’éclatement des centres de pouvoir et l’effondrement de la souveraineté, et par conséquent la notions d’“Etat parallèle”, ou plutôt d’“États parallèles” nécessairement au pluriel me semble beaucoup mieux appropriée.)
L’idée est de suggérer en effet que les réseaux Gülen/CIA ont ou avaient constitué, par leur pénétration des organisations, bureaucrates et autres, un “Etat parallèle” à l’État officiellement en situation. L’expression peut être généralisée et appliquée à diverses autres situation, rendant compte ainsi de la situation générale, de la dégénérescence accélérée des structures principielle, de la dissolution de l’autorité souveraine et ainsi de suite. Lorsqu’on parle, comme on l’a fait jusqu’ici notamment sur ce site, de “centres de pouvoir” quasi-autonomes et passant de positions d’alliances à positions de concurrence, particulièrement aux USA, l’expression “États parallèles” devient beaucoup plus appropriée ; bien entendu, il s’agirait d’“États” dégénérés, reposant sur des forces non principielles, privés effectivement de leurs références principielles (souveraineté, légitimité).
Comme souvent dans le langage avec certains mots et expressions, l’expression “États parallèles” a non seulement l’avantage de décrire mieux la vérité-de-situation, mais elle est créatrice d’une compréhension meilleure de cette situation ; elle éclaire brusquement cette situation dont on veut rendre compte et réduit sa complexité obscure à une perception extrêmement claire. Les USA sont un très bon exemple pour le temps de chaos présent, car il n’y a plus d’État à proprement parler avec la dissolution de la souveraineté, et donc plus d’“État profond” unique par conséquent ; les USA représentent d’autant mieux cette situation qu’ils n’ont jamais eu un État à référence principielle comme direction d’une nation pour la raison évidente qu’ils ne sont pas, historiquement, une nation. Ainsi y a-t-il des “États parallèle”, qui se recoupent, qui se décomposent/se recomposent selon les circonstances, dont aucun n’a la prééminence, dont l’addition et la confrontation produisent un chaos selon l’observation de la situation présente, qui peut avoir aussi bien des aspects positifs. (Il y a un “État-POTUS” [Maison-Blanche], un “Etat-Congrès”, un État-Pentagone”, un “État-Wall Street”, un “État-CIA”, un “État-Corporate-Power”, un “État-DNC” et un “État-RNC” pour désigner la machine de corruption des deux ailes du “Parti-unique”, etc. On pourrait même aller jusqu’à observer, et je ne vais pas m’en priver vu l’efficacité de cette force, qu’il existe désormais un “État-antiSystème”... Au reste, on se souviendra qu’en d’autres temps et même récemment, on parlait/on parle d’“État-UDR” et d’“État-PS” en France et, par imitation, d’“État-CVP” [ancien parti social-chrétien flamand] en Belgique.)
Le chaos extraordinaire actuel aux USA suggère que l’emploi de l’expression d’“États parallèles” est, en phase d’affrontement aigüe, complètement préférable à l’idée d’“État profond”. Il n’y a pas, il n’y a plus d’“État profond” aux USA, il y a des “États parallèles” qui se tirent dans les pattes avec une férocité réjouissante, – “État-DNC”, “État-RNC”, peut-être bien “État-Trump”, et plus vivace que jamais, mon grand ami l’“État-antiSystème”...
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