Su-24 versus AEGIS, deuxième acte shakespearien

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Su-24 versus AEGIS, deuxième acte shakespearien

Samedi dernier, le 30 mai, a eu lieu un premier “incident” entre une frégate lance-missiles et équipée du système de défense aérienne ABM type-AEGIS, le USS Ross (DDG-71) et “des” (nombre non précisé) Su-24 russes. Les avions venaient d’une base côtière pour effectuer une démonstration d’interdiction, parce que le commandement russe estimait que le USS Ross suivait un cap qui allait le faire pénétrer dans les eaux territoriales russes. (Deux “incidents” du même type, impliquant les mêmes types d’avion russe et le même navire, cette fois accompagné d’un navire de guerre ukrainien, ont eu lieu le 31 mai et le 1er juin.) Les Russes ont affirmé qu'ils avaient forcé la frégate à changer de route, l'US Navy a affirmé qu'il n'en fut rien simplement parce que le USS Ross ne fonçait pas du tout vers les cotes russes.

Tout cela se passe en Mer Noire, qui baigne à la fois l’Ukraine et la Russie, et qui est devenue un des lieux favoris des gesticulations, manœuvres de démonstration, croisière d’affirmation, etc., des navires US de la VIème Flotte de Méditerranée. Il s’agit de pressions d’un type classique en cas de crise, mais le fait est que, comme c’est désormais le courant de cette époque d’exception, “la crise” n’est plus un événement exceptionnel promis à se résorber aussitôt qu’il a grossi jusqu’à son volume paroxystique, mais au contraire qui, une fois démarré, ne cesse plus et devient infrastructurel (infrastructure crisique).

Cet incident est extrêmement similaire à celui qui eut lieu l’année dernière, en avril 2014, – jusque dans les matériels impliqués, une frégate-AEGIS de la même classe Arleigh Burke, le USS Donald Cook (DDG-75) et le Su-24 du côté russe. (Voir le 23 avril 2014 : “USS Cook versus Su-24”.) Un texte de WSWS.org du 2 juin 2015, repris en français par Mondialisartion.ca, le 4 juin 2015, détaille cette affaire, notamment pour ce cas en reprenant la mention de l’incident d’avril 2014 dans les termes mêmes d’une “source militaire russe” parlant à RIA Novosti.

«Des avions de guerre russes ont intercepté samedi 30 mai dans la Mer noire le destroyer lance-missiles américain USS Ross au large des côtes russes, selon des informations parues en Russie dans les médias. Le navire américain aurait navigué le long des eaux territoriales russes, puis pris un cap qui l’aurait fait entrer dans la zone territoriale russe – une situation susceptible de provoquer un affrontement militaire entre forces russes et américaines.

»“L’équipage du navire agissait de manière provocante et agressive, ce qui a inquiété les opérateurs des stations de surveillance et des navires de la flotte de la mer Noire. Des avions d’attaque Su-24 ont décollé d’urgence et ont démontré la volonté d’empêcher par la force des violations de la frontière et de défendre les intérêts du pays”, ont dit des sources militaires russes à l’agence de presse RIA Novosti. Des avions d’attaque Su-24 ont décollés pour intercepter l’USS Ross, qui a soudain changé de cap. “Apparemment, les Américains n’ont pas oublié l’incident d’avril 2014, lorsqu’un Su-24 a pratiquement ‘mis hors d’usage’ toute l’électronique du destroyer américain le plus récent, le Donald Cook,” a ajouté la source.

»La signification de déclarations [selon lesquelles] l’armée russe est prête à empêcher par la force la violation des eaux territoriales russes par des navires de guerre américains est sans équivoque et terrifiante à la fois. Depuis que l’OTAN a soutenu le putsch de Kiev l’an dernier, l’escalade de ses déploiements et des exercices militaires le long de la frontière européenne de la Russie et dans les mers limitrophes, a amené le monde au bord d’une guerre entre puissances dotées d’armes nucléaires. L’OTAN, faisant preuve d’une irresponsabilité époustouflante, déploie des navires et des avions de guerre dans l’océan Arctique, la mer Baltique et la mer Noire, toutes limitrophes de la Russie. [...] On crée ainsi une situation où des erreurs de navigation mineures peuvent faire couler un navire de guerre américain, déclencher une frappe de missile américain sur le sol russe et entraîner une escalade qui mènera à une guerre entre des puissances dont les arsenaux nucléaires peuvent détruire la planète de nombreuses fois.

»Le Pentagone a confirmé que l’incident en mer Noire avait bien eu lieu et [a ajouté] que le déploiement de l’USS Ross dans la région avait été annoncé publiquement. La porte-parole du Pentagone Eileen Lainez a dit que l’USS Ross se trouvait “à tout moment tout à fait dans les eaux internationales, effectuant des opérations de routine.” Parlant samedi au forum ‘Shangri-La Dialogue’ sur la sécurité à Singapour, le secrétaire russe à la Défense Anatoli Antonov a averti que le déploiement de navires lance-missiles américains à proximité des frontières russes “constituent un danger pour la stabilité stratégique” entre les deux pays.»

... Mais ce qui est remarquable surtout, dans cet incident dont le caractère de gravité politico-militaire est un peu exagéré par rapport à la “routine” à cet égard, c’est la précision de la “source militaire russe” faite à RIA Novosti selon laquelle «les Américains n’ont pas oublié l’incident d’avril 2014, lorsqu’un Su-24 a pratiquement ‘mis hors d’usage’ toute l’électronique du destroyer américain le plus récent, le Donald Cook...» En effet, cette déclaration qui a une allure semi-officielle, sur un réseau d’État russe, constitue une sorte de confirmation, ou si l’on veut une prise en compte semi-officielle, – “je confirme tout en ne disant rien officiellement”, – de ce qui n’était que des appréciations complètement non-officielles jusqu’ici. Il s’agissait de cet aspect-là de l’incident d’avril 2014, entre des Su-24 et le USS Donald Cook, rapporté dans notre texte du 23 avril 2014 dans ces termes :

«... Puis est apparue une information selon laquelle le Su-24 a en fait effectué une véritable démonstration technologique “opérationnelle” d’un système de guerre électronique de brouillage qui aurait complètement aveuglé le système AEGIS du ‘Donald Cook’, le puissant système électronique de défense aérienne, à capacités anti-avions et antimissiles, qui forme l’essentiel de la défense anti-aérienne de la flotte des USA. (Le système AEGIS est encore plus important que cela. Il forme aussi une part très importante du grand réseau de missiles antimissiles que les USA développent depuis plusieurs années, officiellement contre l’Iran, mais opérationnellement avec des capacités évidentes contre la Russie. Cela situe l’importance non seulement militaire mais politique d’AEGIS.) Le système russe employé est désigné comme le ‘Khibiny’. Après l’incident, le USS ‘Donald Cook’ a relâché dans un port roumain semble-t-il pour des réparations, et la nouvelle affirme que 27 membres de l’équipage ont démissionné. La nouvelle a été diffusée le 21 avril 2014 par une radio russe à destination de l’Inde, sur son site “Indian.ruvr.ru”. Elle donne notamment la parole à Pavel Zolotarev, Directeur adjoint de l’Institut des USA et du Canada de Moscou (institut russe important, travaillant avec la direction russe).»

Du côté US, c’est-à-dire de l’US Navy, pour en revenir aux affaires du 30 mai-1er juin, c’est la volonté d’être calme, sinon flegmatique, du type “tout se passe comme prévu, sans aucun incident, rien que de très normal”, avec le commentaire shakespearien du Much Ado About Nothing“From our perspective it’s much ado about nothing,” Navy spokesman Lt. Tim Hawkins told USNI News on Monday morning»). Il n’empêche que l’US Navy s’est fendue de plusieurs documents, notamment deux DVD du moment du passage d’un Su-24, les 29 mai (temps partiellement nuageux) et le 30 mai (superbe beau temps sur la Mer Noire), – bref, qu’elle a beaucoup communiqué pour quelques circonstances sans importance. (Voir le texte du 2 juin 2015 de USNI News, un site officiel du service de l’information de l’US Navy. On y voit les deux vidéos et le texte donne beaucoup d’informations sur la position officielle de la Navy, y compris le rappel de l’“incident” d’avril 2014, avec des affirmations faites alors sur l’action des Su-24, et la précision que selon des “sources indépendantes” ces affirmations sont infondées  : «Several aviation and radar experts told USNI News the likelihood of a Russian fighter sized aircraft fielding a jammer capable of rendering a SPY-1D completely inoperable — as some Russian publications have claimed — was extremely remote»... Pour plus de sûreté, USNI devrait simplement demander à l’US Navy.)

Il faut aussitôt ajouter, pour corser le récit, que le USS Ross a quitté la Mer Noire le 3 juin 2015 après une croisière de 11 jours dans la Mer Noire alors que la Convention de Montreux autorise une croisière de 21 jours au maximum pour les navires de guerre des pays qui ne sont pas baignés par la Mer Noire. Cela n’est pas très habile du point de vue de la communication après les trois “incidents” des 30 mai-1er juin parce que la chose va encore alimenter les thèses des comploteurs et autres anti-américains rabiques affirmant que le USS Donald Cool a peut-être subi quelques dégâts pour rentrer aussi rapidement alors qu’il lui restait dix jours pour narguer les Su-24 et montrer par là son parfait état de marche. Un bon conseiller ès-com’ aurait effectivement conseillé (c’est son mêtier) à l’US Navy, puisqu'elle était déjà passée en mode justificatif avec DVD pour vacances en Mer Noire, de forcer la sauce et de prolonger la croisière du USS Ross en Mer Noire d’une bonne grosse semaine, pour montrer que tout va bien à bord, – évidemment, si c’est le cas, et là est le nœud du problème pour les observateurs extérieurs qui ont l’imagination féconde et l’hypothèse facile.

Bref, cette nouvelle rencontre rappelle étrangement (inévitable adverbe de l'esprit composite...) celle d’avril 2014, surtout avec cette occurrence de la même frégate US qui fait partie du réseau AEGIS constitutif d’une partie essentielle du réseau BMDE de missiles antimissiles que les Russes dénoncent comme déstabilisateur et mis en place pour contrer leur force nucléaire stratégique. Les circonstances permettraient éventuellement d’animer à nouveau l’hypothèse qui fit polémique pendant quelques semaines en avril-mai 2014 sur les capacités éventuelles de brouillage des Russes. L’hypothèse avancée par la “source militaire russe” citée par RIA-Novosti de la Navy venant à nouveau tester cette capacité supposée doit également nourrir les réflexions. Dans tous les cas, on doit observer la capacité de communication des Russes qui, sans paraître y prendre garde, presque naturellement, ont accrédité semi-officiellement sans nécessité de preuves d’aucune sorte l’existence et l’efficacité du système Khibiny. La partie américaniste, elle et toujours du point de vue de la communication, s’est trouvée contrainte à la défensive en mettant en ligne des DVD qui ne montrent rien sinon le temps qu’il fait sur la Mer Noire, en répétant dans ses comptes-rendus de l’“incident” que tout s’est passé normalement, que les affirmations russes sont contredites par des tonnes d’“experts”, – ce qui suppose d’une façon encore plus appuyée que tout se passe comme si les Russes avaient affirmé la chose, – sans pour autant l’avoir effectivement et catégoriquement affirmé. Même sur un sujet aussi aride que Much Ado About Nothing, Shakespeare a fait une grande pièce de théâtre...

 

Mis en ligne le 5 juin 2015 à 13H57